juin 2021
Cédric Storz (Fachverband Sucht) et Célestine Perissinotto (GREA)
Tout a commencé avec les très controversés « First Person Shooter (FPS) Games » et la peur que ces jeux vidéo de tir — qui existent depuis longtemps — aient d’éventuels effets négatifs sur le développement des enfants et des jeunes. En 2009, deux postulats ont été déposés au Parlement par le PLR chargeant le Conseil fédéral de soumettre un rapport sur « l’étendue, la portée et le type de problèmes liés à l’utilisation excessive des médias en ligne avec une attention particulière sur les jeux en ligne et le danger spécifique pour les jeunes ». Suite à leurs adoptions, l’OFSP s’est entouré d’un groupe d’experts pour rédiger le premier de quatre rapports sur la cyberaddiction. Depuis 2012, ce sont le Fachverband Sucht et le GREA qui coordonnent les travaux au sein de ce comité de spécialistes. Le dernier rapport de synthèse 1, portant sur la période de 2018 à 2020, a été publié en novembre dernier et il est résumé dans ses grandes lignes ci-dessous.
L’objectif de ces rapports est de documenter et d’évaluer les évolutions du domaine de la cyberaddiction. Malgré l’intérêt croissant pour le sujet, il n’existe pas de terme internationalement reconnu, de définition généralement acceptée ni de critères de diagnostic officiels permettant de circonscrire les troubles entourant l’utilisation problé-matique d’internet et de les résumer en une pathologie spécifique. Par conséquent, les termes d’utilisation pro-blématique d’internet ou de troubles liés à internet (TLI) sont aussi utilisés pour parler de la cyberaddiction (en allemand Onlinesucht) dans le rapport. Celui-ci est basé sur les évaluations des experts, sur la littérature spécia-lisée et sur les données épidémiologiques nouvellement publiées pour la Suisse. Parmi les questions clés définies, on trouve notamment l’évolution de la problématique :
L’un des intérêts du groupe d’experts « Cyberaddiction » est qu’il réunit des spécialistes de différents horizons (pratique clinique, recherche, prévention, éducation et administration) dont le travail quotidien est en lien avec ce thème. Leurs premières observations ont convergé vers le constat que ce sont les applications et non le support lui-même qui déclenchent une éventuelle addiction. En ce sens, une personne atteinte de TLI n’est pas « addict » à internet, mais vit une ou plusieurs addictions com-portementales (par exemple, dépendance aux jeux ou aux réseaux sociaux, dépendance aux jeux d’argent, au shopping ou à la pornographie) sur internet.
On peut tout de même parler d’une utilisation probléma-tique d’internet si certains facteurs tels que les symptômes de sevrage, la perte de contrôle, la saillance (c’est-à-dire la confrontation constante à l’objet) prévalent pendant une période plus longue. En utilisant une échelle courte fon-dée sur l’échelle CIUS (Compulsive Internet Use Scale), l’Enquête suisse sur la santé 2017 a révélé que 3,8 % de la population de plus de 15 ans, soit l’équivalent d’environ 270’000 personnes, étaient touchées par une utilisation problématique d’internet – les hommes (4,3 %) étant légè-rement plus concernés que les femmes (3,3 %). L’utilisa-tion problématique d’internet était aussi plus répandue en Suisse romande (5,8 %) qu’en Suisse alémanique (3,1 %) et en Suisse italienne (2,9 %). Les plus jeunes (15-24 ans) présentaient la prévalence la plus élevée (11,2 %), ce qui est inquiétant.
L’étude « Always on » 2 commandée par la Commission fédérale pour l’enfance et la jeunesse a été l’une des réfé-rences du groupe d’experts. Elle fait ressortir un chan-gement de paradigme. Contrairement aux générations précédentes, les jeunes ne font plus la démarche de se connecter, car ils sont désormais toujours « en ligne » et se déplacent donc simultanément dans les espaces numé-riques et analogiques. En raison de la forte diffusion des smartphones — 99 % des jeunes en possèdent un et l’uti-lisent quotidiennement ou plusieurs fois par semaine — cet objet est devenu indispensable à leur vie quotidienne et perçu comme une extension vitale du moi. La plupart des jeunes continuent cependant à être polyvalents et à s’engager dans une série d’activités à la fois numériques et non numériques. Cela leur permet d’acquérir au fil des ans des compétences et une expérience sur la manière de se comporter et de se protéger en ligne. Ils sont également conscients que des règles et des limites sont nécessaires. Selon l’étude, les jeunes réfléchissent aux conséquences sociales de l’utilisation d’internet et appliquent des stra-tégies de régulation plus souvent que les adultes. Mal-gré tout, un peu moins de la moitié des jeunes ont une perception ambivalente d’internet, c’est-à-dire à la fois positive et négative.
Les filles et les femmes sont aussi concernées par les TLI. Les plus jeunes ressentent davantage les effets négatifs d’internet que leurs pairs masculins. Or, ce sont presque exclusivement des patients masculins qui sont pris en charge dans le système de soins, de soutien et de préven-tion des addictions. Cette question a beaucoup préoccupé le groupe d’experts. L’étude allemande « ibsfemme » 3 a confirmé deux hypothèses concernant ce décalage. Pre-mièrement, l’utilisation problématique d’internet par les femmes peut être mieux intégrée dans leur vie quoti-dienne, ou est moins perçue par la société et l’environ-nement comme étant problématique. Deuxièmement, de nombreuses femmes accompagnées dans le système de soins et souffrant d’un trouble lié à internet sont traitées pour d’autres problèmes psychologiques et les TLI ne sont souvent pas repérés.
Compte tenu du nombre élevé de personnes concer-nées, de la rapidité des évolutions technologiques — par exemple dans les domaines des jeux gratuits, des micro-transactions, des formes hybrides entre jeux d’argent et jeux de hasard, des nouveaux réseaux sociaux et de la numérisation continue de la vie quotidienne (au travail et à l’école) — les défis à relever dans les années à venir sont immenses, y compris pour l’aide et la prévention des dépendances. Outre l’intensification de la recherche sur le sujet, par exemple sur la question de la disponi-bilité constante d’internet dès la petite enfance et de ses conséquences biologiques, psychologiques et sociales à long terme, les experts recommandent également de développer et de mettre à disposition des instruments pour les professionnels, en particulier pour accompagner davantage la question de l’utilisation problématique d’In-ternet au sein des familles (voir ci-dessous le guide APAN à titre d’exemple) et de la société (par exemple par la création d’offres spécifiques aux femmes dans les centres de consultation sur les addictions et dans la prévention). Bien que la peur des « FPS Games » semble injustifiée, il faut rester vigilants vis-à-vis de l’offre des géants du net (GAFAM), qui gagnent leur argent grâce à nos données et à nos comportements numériques.
Contact : storz@fachverbandsucht.ch Traduit de l’allemand par Célestine Perissinotto
Après une année de travail, le GREA et le Fachverband Sucht ont publié en été 2020 un guide sur les écrans pour aider les professionnels au contact de parents qui sont inquiets de l’utilisation des écrans de leurs enfants. Pensé avant l’avènement de la pandémie, ce guide tombe à point nommé à l’heure où l’hyperconnectivité prend l’ascenseur. Il répond aussi à un besoin des professionnels toujours plus confrontés à des parents désorientés vis-à-vis de l’usage des écrans et de ses conséquences (l’enfant se désintéresse par exemple des sorties, échoue à l’école ou exprime de l’agressivité). Leur tâche consiste le plus souvent à rassurer les parents (l’addiction aux écrans est rare) tout en les aidant à déconstruire les représentations sociales qu’ils ont des univers virtuels (ceux-ci sont rare-ment seuls en cause).
Mais comment parler d’un thème qui remodèle notre organisation spatiale et temporelle, qui est à la croisée des loisirs de masse, des outils professionnels et des modalités de communication, sans tomber dans le discours norma-tif ? Cette question constitue l’enjeu du guide. Le groupe de travail issu du groupe d’experts en cyberaddiction a développé un focus sur le concept des hétérotopies ou « espaces autres » que l’on doit au philosophe Michel Fou-cault. Ces espaces au nom compliqué sont des endroits accessibles, réels, simples, et connus de tout le monde. Ils constituent un point de départ extraordinaire, dans tous les sens du terme, pour parler de nos hyper connexions.
Quand l’impalpable permet d’approcher le pragmatique
Qui n’a jamais fait l’expérience d’ondes de bonheur, d’extases inavouées ou de frissons de peur ? Qui n’a jamais ressenti les affres d’un cauchemar, les voluptés d’un souvenir ou l’épouvante d’un film gore ? Les hété-rotopies 4 sont tout cela à la fois : un espace physique où l’irréel permet l’imaginaire. Pour Foucault, elles peuvent être tantôt prison, école ou cimetière. Comme le précise Marc Atallah, ces espaces utopiques et hétérotopiques, « nous autorisent à sortir de nous-mêmes, à vivre une expérience émotionnelle à l’écart du réel, et à revenir à notre quotidien, enrichis par ce détour » 5. Les espaces autres participent à l’éducation et à la formation.
Le guide APAN remplit l’une des recommandations du groupe d’experts « Cyberaddiction » 6 sur le besoin de soutenir les professionnels des additions dans le domaine de la cyberaddiction. Un sondage montre que 61% des services spécialisés sont « absolument » convaincus de l’intérêt d’offrir des possibilités de for-mation supplémentaires sur la cyberaddiction aux professionnels des addictions. Si ces derniers consti-tuent le public cible, les cabinets de pédiatrie, les centres pour la jeunesse et d’autres acteurs apparentés sont aussi concernés par ce guide.
Parce qu’elle propose une porte d’entrée excessivement neutre et agile, l’hétérotopie est le cœur du Guide pour les professionnels. En lieu et place de quantité d’heures d’usage ou de recommandations normées, il parle en termes de dimensions. Il n’y a pas de stigmate sur l’objet qui se décline en séquences : Avant, Pendant (hétéroto-pie), Après, Narration. D’où le nom du guide : APAN. Grâce à son schéma, le guide met en lumière les rôles de chaque membre de la famille et aide à intégrer la problé-matique des écrans au sein du cadre familial. Il n’offre pas de solution toute faite, mais promeut la réflexion, le dialogue et le partage, vécus dans un processus itératif. Les écrans ne sont plus les objets de tous les maux, ils passent au second plan pour laisser la place à la vie fami-liale en général.
L’importante narration entre générations
Si l’hétérotopie est la vedette du guide, elle n’en reste pas moins tributaire d’une séquence importante : la narration. Il s’agit d’une étape souvent sous-estimée, oubliée ou négligée dans les familles, qui devient un outil majeur entre les mains du professionnel et va l’aider à construire un espace de dialogue dans la famille. C’est en effet dans la narration que l’hétérotopie prend du sens. La possi-bilité de mettre des mots sur le vécu, de verbaliser les expériences et les émotions, encourage un langage com-mun indispensable pour poser un cadre d’apprentissage.
Si l’explication peut paraître ici un peu abstraite, la mise en pratique du guide est tout à fait concrète et simple. Sur trois pages, il explique factuellement les temps associés à l’usage des écrans (avant, pendant, après, narration) pour faire émerger une réflexion constructive chez tous les membres de la famille. Les dimensions à investiguer, qui touchent aussi bien les besoins de l’enfant, le cadre familial ou le niveau de connaissances des univers numé-riques, conduisent le professionnel encadrant à se forger une première image de la situation familiale et des rela-tions interpersonnelles. En cas de besoin, cette mise en pratique du guide est facilitée à travers une formation du GREA destinée aux professionnels concernés.