juin 2021
Samuel Bendahan par Jean-Félix Savary (GREA)
Jean-Félix Savary : Comment peut-on qualifier le fonctionnement d’internet aujourd’hui ?
Samuel Bendahan : Pour reprendre une image connue, je serais tenté de dire qu’internet reste une jungle : on ne sait pas nécessairement ce qu’on va y trouver. Un certain nombre de dangers peuvent vous surprendre. La complexité d’internet est telle qu’elle interdit de le comprendre. Cela peut aussi nous empêcher de profiter des éléments les plus extraordinaires. La difficulté consiste à bénéficier de cet outil, tout en arrivant à y instaurer une forme de contrôle. Il faut comprendre ses fonctionnements afin de pouvoir y naviguer sans trop en subir les conséquences.
Jean-Félix Savary : Cela fait environ trente ans qu’internet existe. Arrive-t-on à une forme de stabilité aujourd’hui ?
Samuel Bendahan : Le problème est qu’internet n’est pas une invention unique, mais une continuité d’inventions qui se succèdent. Chaque jour, de nouveaux business modèles tentent d’exister sur internet. L’internet d’il y a 10 ans n’a rien à voir avec celui d’aujourd’hui. En fait, il évolue plus vite qu’on ne peut le comprendre. Il n’existe plus personne qui sache tout d’internet : même ceux qui s’y connaissent très bien ne le comprennent pas entièrement.
La recherche scientifique sur les conséquences qu’internet peut avoir sur nos comportements est très récente. Nous n’avons pas de recul suffisant. En plus, on découvre avec la pandémie de COVID-19 que l’on ne savait pas utiliser des outils qui existaient déjà et que ces derniers doivent être perfectionnés, comme le télétravail ou la collaboration à distance. Nous sommes encore dans les balbutiements de ce que nous apportera cette technologie.
Jean-Félix Savary : Que vous inspire le débat concernant l’addiction à internet ?
Samuel Bendahan : Il n’est pas aisé de s’empêcher de lire un autre fil d’actualité ou de faire du « scrolling » dont l’objectif est souvent commercial. Ceci d’autant plus qu’il y a une véritable source d’addiction qui existe déjà depuis la nuit des temps : la relation sociale. Car l’humain est un être social par essence. Ce besoin d’exister socialement est repris par internet en créant les liens et en possédant le contrôle sur comment ceux-ci sont réalisés, et ceci peut être très addictif. Beaucoup de formes d’addictions sur internet sont, de fait, une addiction à la reconnaissance sociale, réelle ou virtuelle.
Je pense qu’internet n’est pas une addiction en soi. Il ouvre de nouveaux potentiels, certains sont addictifs et d’autres pas. Il existe des jeux qui sont construits dans une démarche d’addiction et internet peut « aider » à les rendre addictifs. Il y a aussi les jeux d’argent et on peut également penser à la pornographie. Pour la plupart des choses qui sont sur internet, l’addiction résulte en une consommation malsaine d’éléments qui, en soi, ne sont pas forcément mauvais, comme la culture, les jeux vidéo, les séries ou encore la musique. La consommation excessive peut poser des problèmes et je pense que de ce point de vue, internet n’est pas différent des autres addictions.
Jean-Félix Savary : Est-ce que vous voyez aussi d’autres développements qui pourraient être plus problématiques par rapport à l’addiction ?
Samuel Bendahan : Il faut savoir que beaucoup de choses sont tout à fait saines. Wikipedia par exemple, est, selon moi, une des plus grandes réussites d’internet : avoir réussi à construire une base de connaissances pareille sur l’humanité ! Mais internet est aussi un espace où beaucoup d’argent peut être fait. Aujourd’hui, les plus grosses fortunes se font à travers son utilisation. Cette mondialisation donne la capacité à certains acteurs de créer des monopoles et de facto une situation totalement nouvelle. Ceci concerne surtout les entreprises très puissantes telles que les GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon). Le pouvoir de ces acteurs est quelque chose de nouveau, et de très dangereux du point de vue des addictions. Cet immense pouvoir monopolistique peut permettre à certains de prendre le contrôle d’une grande part de votre temps et de vos comportements. Aujourd’hui, il y a des acteurs qui ont une puissance massive qui atteint tout le monde puisqu’elle vient jusque dans vos écrans en décidant quelles publicités ou informations politiques vous sont montrées. Ces acteurs ont, à la fois, le pouvoir et la volonté de contrôler les gens et ce cumul crée un danger pour la population. L’immense pouvoir de ces acteurs n’a pas encore été complètement déployé et ils ont déjà acquis une connaissance considérable sur nous et nos comportements. Ce fonctionnement a dépassé la capacité d’agir même des plus grands gouvernements.
Jean-Félix Savary : S’agit-il de dangers théoriques ou peut-on déjà les observer ?
Samuel Bendahan : Ce n’est pas un fantasme, mais une réalité qui n’est pas du tout un secret. Les GAFA vantent leur capacité à cibler exactement qui va être concerné par telle publicité, sans oublier le développement de l’intelligence artificielle qui peut connaître les gens parfois mieux qu’eux-mêmes. Ce n’est pas une surprise, car il n’existe pas de contrôle démocratique. Cet aspect est très important : en général, un tel pouvoir est contrebalancé par des décisions et un encadrement. Malheureusement, l’encadrement d’internet est relativement faible tout en étant compliqué à mettre en place. Car même si vous voulez encadrer, la question suivante est inévitable : est-ce de la censure ?
Jean-Félix Savary : En faisant l’analogie avec les drogues, est-ce que le potentiel d’internet permet aujourd’hui de créer des produits de plus en plus addictifs ?
Samuel Bendahan : À mon avis, le psychologique est quand même plus compliqué que le biologique. Comprendre le fonctionnement du cerveau humain est probablement une des choses les plus complexes : cela demande des ressources intellectuelles et donc aussi informatiques plus compliquées. Mais une fois que c’est fait, effectivement on est exactement là-dedans. Je ne suis pas un spécialiste des drogues, mais il me semble que les substances peuvent être bien plus puissantes pour générer de l’addiction, mais elles sont moins faciles à diffuser. Sur internet, les activités et informations sont accessibles à tout un chacun et influencent, avec facilité, les comportements. L’effet est moins puissant, mais touche beaucoup plus de monde et, dans certains cas, il reste redoutable. Une manière de rendre plus pénétrante une information est d’analyser le comportement d’une personne et ensuite de transmettre un message qui lui est destiné personnellement, mais dans un objectif commercial. Je pense que l’on pourrait imaginer la même chose avec des drogues qui seraient données à des gens en fonction de comment ils y répondent, mais c’est plus compliqué. Toutes ces informations que l’on donne même involontairement montrent nos vulnérabilités qui peuvent être exploitées insidieusement. Sur internet, on y entre avec une forme de consentement, un peu sans savoir ce qui s’y passe. Du coup, on relâche notre attention et il devient nettement plus facile de subir une influence.
Jean-Félix Savary : Voit-on aussi cette évolution sur le marché des jeux vidéo et notamment son nouveau système de financement (micro-transactions) ?
Samuel Bendahan : Je suis quelqu’un de très enthousiaste, j’adore internet et les jeux vidéo. Mais comme on l’a mentionné avant, c’est un endroit qui abrite des aspects magnifiques, mais aussi des dangers. Le risque du jeu vidéo est qu’il devienne une activité très présente et cela peut créer une addiction en soi. Des personnes peuvent devenir dépendantes à des séries sur Netflix et d’autres à des jeux vidéo parce que c’est simplement amusant ou agréable… des fois on n’a pas envie de lâcher sa manette ou sa souris.
Ce phénomène s’est renforcé quand les jeux sont devenus sociaux. Le problème vient du fait que vous interagissez dans un univers contrôlé par certains acteurs. C’est ce qui explique qu’aujourd’hui vous pouvez acheter avec de l’argent réel des biens virtuels qui ne coûtent rien à produire, dans l’unique but d’avoir vos personnages ou avatars améliorés esthétiquement afin que les autres les remarquent ou les admirent. C’est vraiment le besoin de reconnaissance sociale, basé sur du vent et contrôlé par les entreprises qui gagnent de l’argent là-dessus.
Après le plaisir de jouer et celui d’exister vis-à-vis des autres, il existe une 3ème catégorie qui se traduit par des jeux conçus pour dépenser de l’argent : c’est le « pay to win ». C’est une logique où le jeu n’est pas conçu pour vous divertir, mais comme une source de revenu. Il devient alors central de vous faire dépenser le plus d’argent en le moins de temps possible. C’est en train de devenir le modèle de conception des jeux. La logique passe de « comment faire plaisir au joueur » à « qu’est-ce que je peux faire pour qu’il dépense le plus d’argent ». Il s’agit donc d’étudier les gens pour savoir quelles frustrations peuvent générer quels types de dépenses.
Jean-Félix Savary : À vous entendre, tout le monde semble perdant, sauf les actionnaires des entreprises de jeux vidéo ?
Samuel Bendahan : On est plutôt à la croisée des mondes parce qu’il y a une coexistence de différents éléments : des passionnés qui développent des jeux destinés au simple plaisir de jouer, des entreprises qui sont sans scrupules ainsi qu’une scène indépendante absolument incroyable, qui n’est en général pas trop axée sur le « pay to win ».
Jean-Félix Savary : Les chiffres sont tout de même assez clairs. N’aurait-on pas déjà basculé au modèle « Free to play » (jeux gratuits) qui représente 80 % du marché ?
Samuel Bendahan : Il y a deux questions à se poser : où sont les développeurs et où est l’argent ? Sur les plateformes, on peut observer quels sont les jeux les plus populaires. En règle générale, il y en a plein qui sont des jeux vraiment bien et il y a un nombre important de joueurs hostiles à ces nouveaux modèles. Néanmoins, ces joueurs sont peu nombreux par rapport aux gens qui dépensent et qui jouent sur un nombre de jeux addictifs plutôt restreint. On connaît en tout cas ceux qui se prennent la part du lion. On arrive à une forme de basculement où le capitalisme favorise les jeux addictifs au détriment des jeux amusants et artistiques. Dans ce système, l’argent est puissant et il y a un véritable risque de basculer. Du point de vue financier, ce basculement a déjà eu lieu.
Jean-Félix Savary : Le « Free to play » et le « Pay to Win » pourraient-ils être concurrencés avec un modèle d’abonnement ?
Samuel Bendahan : Je pense que le modèle d’abonnement pourrait plutôt concurrencer le modèle d’achat, c’est-à-dire qu’il va être intéressant pour le jeu classique. Actuellement, il est déjà en développement, mais n’a pas encore trouvé son marché. Il n’est pas intéressant pour les grands développeurs de mettre des jeux sur abonnement plutôt que de les vendre à la pièce simplement parce que les gens sont prêts à dépenser beaucoup plus pour des achats ponctuels que pour un abonnement.
Le modèle d’avenir par excellence semble être la licence globale, c’est-à-dire que les gens qui développent des jeux sont payés par les fonds publics. On pourrait aussi financer une plateforme qui rétribue des créateurs et avoir accès à tous les jeux, un peu sur le modèle Netflix avec idéalement 5 ou 6 plateformes qui coexistent. Le « Free to play » reste gratuit et n’est pas du tout dans la même logique dans ce qu’elle offre aux gens. La gratuité est un mécanisme efficace pour entrer dans un jeu. C’est un peu comme la première dose donnée gratuitement et ensuite on paye les suivantes. Le modèle « Free to play » est un modèle vraiment basé, par définition, sur l’addiction. Malheureusement du point de vue financier, c’est ce modèle qui est plutôt dominant aujourd’hui.
Jean-Félix Savary : L’addiction deviendrait alors le modèle économique pour monétiser ces jeux nouveaux. Faut-il s’en inquiéter ?
Samuel Bendahan : Oui, parce qu’il n’existe pas de régulation ! Très peu de pays en ont mis en place parce que l’on considère que ça fait partie de la liberté contractuelle. On n’a pas encore accepté l’idée de réguler. Nous sommes dans le mythe de la liberté individuelle, qui n’en est pas une, parce qu’elle est contrainte par des mécanismes qui sont aujourd’hui peu connus et peu acceptés par les gens. Il va falloir réguler ceci et déterminer quelles sont les règles du jeu afin d’exister dans ce système et que ces règles soient contrôlées démocratiquement et permettent la transparence. Les règles doivent être définies de façon démocratique et contrôlable pour éviter une dictature tout en étant orientées pour le bien commun.
Jean-Félix Savary : Que penser des initiatives de certains pays d’Europe du Nord ?
Samuel Bendahan : Malheureusement, même les initiatives les plus progressistes ne vont pas très loin dans la régulation. Il y a des pays qui ont mis en place des régulations, mais avec peu d’impact pour l’instant. Il y a également le droit sur la protection des données que plusieurs pays mettent en avant, mais à ce stade il n’y a pas beaucoup d’avancées. Il n’existe donc pas vraiment de modèles de législation efficace. Tout reste à faire. La plupart des politiciens sont malheureusement peu compétents dans ces domaines et ne s’y intéressent pas, d’autant plus qu’il y a aussi une majorité très claire qui est, par principe, contre les régulations. Il faut alors combattre sur deux fronts : le manque de connaissances sur le sujet et l’idéologie anti-règles. C’est très compliqué et c’est pour cela qu’il n’existe pas encore de législation progressiste.
Jean-Félix Savary : Est-ce que les législations sur les psychotropes pourraient être utiles ? C’est-à-dire intervenir sur le marché par l’accessibilité et les prix, tout en mettant en place des mesures d’accompagnement pour ceux qui ont des difficultés ?
Samuel Bendahan : Pour le contrôle des produits, on peut clairement faire un parallèle. Contrôler des produits, interdire certains, réguler d’autres, créer des bonnes pratiques, des labels, tout ceci marche. Une autre source d’inspiration, dans le domaine des drogues illégales, pourrait être l’existence de locaux d’injection. Ceux-ci créent des environnements plus contrôlés où les gens peuvent être accompagnés dans leur consommation des produits. Cela pourrait être aussi les plateformes de distribution permettant l’accès au public. Nous aurions intérêt à développer ces idées, d’offrir des lieux de rencontre et d’accompagnement sur internet.
S’il y avait des jeux libres gratuits conçus pour faire plaisir et non pour gagner de l’argent, et qu’ils soient en concurrence, cela aurait une influence sur le marché. La meilleure réponse semble être le modèle de financement de bien commun, permettant de créer des produits évitant les stratégies addictives.
Jean-Félix Savary : Quel lien faites-vous entre le développement du capitalisme contemporain et internet ? Est-ce qu’on rentre dans une phase de capitalisme addictif ?
Samuel Bendahan : À mon avis, un des gros problèmes d’internet est qu’il a offert des capacités de concentration, de pouvoir et de richesse qui sont nouvelles. L’addiction, surtout psychologique, vient aussi de ce pouvoir. Le capitalisme incite à faire des choses qui sont mauvaises pour soi. Internet est en fait un capitalisme dur, car il y a moins de limites et le pouvoir est concentré entre les mains de quelques personnes qui n’ont pas de légitimité politique et peuvent aller très loin dans le contrôle. Internet comprend une hiérarchie entre quelques personnes contrôlant massivement les réseaux et l’information. Le pouvoir est là où se trouve l’argent et celui-ci est très concentré dans le monde d’internet.
Jean-Félix Savary : Merci infiniment.