juin 2021
Niels Weber (Consultation Psychothérapeutique de Montriond)
Le croque-mitaine (personnage maléfique destiné à faire peur aux enfants pour les rendre plus sages) de l’addiction aux jeux vidéo fait à nouveau parler de lui. En 2018, l’Organisation Mondiale de la Santé décidait d’intégrer un diagnostic d’addiction aux jeux vidéo dans la prochaine Classification Internationale des Maladies (CIM-11), prenant ainsi une direction allant à contre-courant du consensus qui semblait se dessiner en Suisse ces dernières années. Le groupe d’experts « cyberaddiction » mandaté par l’Office fédéral de la santé publique (OFSP) rend en effet un rapport biannuel faisant le point sur la situation en Suisse 1. Ces dernières années, il mettait en avant qu’il était compliqué d’identifier ce que pouvait réellement être une « cyberaddiction » et qu’il était donc préférable de s’orienter vers d’autres termes (comme « hyperconnectivité ») et de privilégier l’approche du symptôme : une utilisation excessive des écrans, et pas uniquement des jeux vidéo, qui doit être appréciée comme n’importe quel autre signe d’un mal-être. C’est sur cette dernière conceptualisation que le GREA développait un modèle de prise en charge à destination du personnel de santé 2. D’ici à la publication de la CIM-11 en 2022, le déploiement du diagnostic d’addiction aux jeux vidéo fait encore largement débat au sein des communautés sanitaires et scientifiques. Il lui est notamment reproché une forme de surpathologisation.
En parallèle, le chapitre des « loot boxes » a fait considérablement parler de lui à l’international. Ces fameuses « pochettes-surprises » intégrées au sein de jeux vidéo 3 ont été dénoncées par plusieurs pays européens comme s’approchant de trop près des jeux de hasard. L’Allemagne vient, tout récemment, de rejoindre les rangs des pays les interdisant et les Pays-Bas infligent désormais des amendes aux studios de jeux refusant de modifier leur modèle économique. De plus en plus de joueurs se plaignent également de ces modèles qui influencent leurs pratiques du jeu. Sans que cela ne soit affiché officiellement, des jeux multi-joueurs sont ainsi catégorisés comme « pay to win » (payer pour gagner) puisque seuls les joueurs et joueuses qui auront (fortement) délié leur bourse auront accès aux éléments permettant de gagner en ligne. Les studios de développement qui en abusent se défendent que les « loot boxes » soient apparentées à une forme de jeu d’argent. C’est pourtant ce qui inquiète dans tous les pays. C’est également ce point que les acteurs de la prévention en Suisse ont souligné lors du processus de révision de la Loi fédérale sur la protection des mineurs dans les secteurs du film et du jeu vidéo (LPMFJ). En effet, si le texte de loi original précisait être en accord avec la stratégie nationale addiction, il y avait bien confusion entre une protection face au contenu en fonction de l’âge et une protection face à des pratiques non adaptées. Autrement dit, un jeu de football sera estampillé « 3 ans », car il ne contient aucun contenu violent ou choquant, mais il est tout à fait possible pour un adulte d’y jouer de manière excessive. C’est pour cette raison qu’a été amenée, au travers du processus de consultation, la question d’une évaluation de la régulation des « loot boxes ». Cette recommandation a été prise en compte dans les débats qui occupent encore à l’heure actuelle le Conseil national. L’objectif est d’apporter un certain cadre sur ces pratiques pouvant conduire à des dépenses excessives et une mise en danger par endettement. Si ces débats devaient déboucher sur une loi, cela représenterait un premier pas dans un champ de l’industrie jusqu’ici encore très peu soumis à des contrôles.
Il y a cependant un domaine qui mériterait un encadrement bien plus important, permettant à la fois de lui offrir une reconnaissance, mais aussi de protéger les joueurs les plus fragiles, qu’ils soient jeunes ou non. Il s’agit de l’e-sport, ou pratique du jeu vidéo à un niveau compétitif. En 2019, l’Office fédéral du sport (OFSPO) a décrété que l’e-sport n’avait pas à être reconnu comme un sport et par là même, que ses acteurs ne pouvaient prétendre à des subventions étatiques. Cette décision est malheureuse, car l’inverse aurait permis d’apporter soutien et structure à un domaine en pleine effervescence, notamment auprès des jeunes. Actuellement, l’absence de cadre renvoie la responsabilité aux « clubs » amateurs, qui bien souvent manquent encore de formation sur la manière d’accompagner adéquatement les jeunes ; aux parents, qui se sentent bien vite dépassés ; ainsi qu’à l’industrie du jeu vidéo, qui pour le moment bénéficie de profits colossaux.
On peut partager l’idée que l’e-sport est une discipline sportive ou non, mais là n’est pas la question importante. Si l’on prend un peu de recul, il apparaît assez vite que les joueurs visant un statut « d’athlète » sont à la recherche d’une forme de reconnaissance, liée au fait qu’ils maîtrisent effectivement le jeu de manière bien plus aboutie que la moyenne des joueurs. Cette démarche se trouve être la même que chez les joueurs que l’on accompagne en situation de jeu excessif. Un surinvestissement est souvent une manière d’exprimer une mauvaise estime de soi ou une recherche de valorisation. Ainsi, même s’il était incohérent et faux de dire que tous les e-sportifs seraient des joueurs excessifs, il est assez clair qu’il s’agit de profils similaires. Le joueur ou la joueuse obtenant un statut d’athlète accède également à une reconnaissance de ses pairs, voire même de l’extérieur. C’est une forme de quittance des efforts fournis pour atteindre ce niveau. Dans la plupart des cas, les joueuses et joueurs excessifs sont à la recherche d’une forme de reconnaissance, qu’ils n’arrivent pas à obtenir dans d’autres domaines. Offrir un encadrement adéquat à la pratique de l’e-sport en Suisse serait à la fois un moyen d’éviter que certain·e·s joueurs et joueuses ne subissent les affres du stress en leur offrant l’accès à des conditions d’entrainement optimales (accompagnement dans la performance, mais aussi émotionnel et social), mais serait aussi un excellent moyen d’influencer de manière efficace le développement de situations de jeu excessif.
Il est encore assez rare d’avoir accès au vécu et ressenti des joueurs ou joueuses ayant réussi à professionnaliser leur passion. D’une part, car les cas sont plutôt exceptionnels, mais également du fait que c’est un domaine encore peu documenté. On peut cependant trouver quelques témoignages 4 qui doivent venir enrichir notre réflexion. En effet, on y découvre que le plaisir du jeu laisse assez vite place à des pressions de résultats et que les joueurs sont souvent soumis à de difficultés d’ordre psychologiques, notamment lorsqu’ils se retrouvent éloignés de leurs proches après avoir tenté l’aventure à l’étranger. Le manque de visibilité de ces pratiques et le peu de crédit qui leur sont accordé ont tendance à favoriser des démarches isolées, dont les effets sous-jacents peuvent être dévastateurs, particulièrement sur le mental des joueuses, joueurs et de leur entourage.
Aujourd’hui, il existe des liens et des ponts évidents entre tous les aspects de ce que l’on appelle couramment le « gaming ». Pour le monde de la prévention, de la santé, de la psychologie et du travail social, il est important que nous puissions emprunter ces ponts pour les étudier, mais pas de s’en servir pour opérer des rapprochements trop réducteurs. Ainsi, il ne faut pas mettre tous les jeux dans le même panier.
Afin d’illustrer l’existence de ces ponts, nous avons mené une étude auprès de joueuses et joueurs lors de l’un des plus grands rassemblements de Suisse 5. Nous y avons notamment investigué les liens émotionnels entre le ressenti des joueuses et joueurs et des comportements pouvant devenir excessifs (relancer une partie alors que ce n’était pas ce qui était prévu au départ). Mais également la tendance que pourraient avoir les joueurs de jeux « free-to-play » (gratuits) à se diriger ensuite vers des jeux d’argent. De notre échantillon, il ne ressort aucun lien entre l’argent que les joueurs dépensent dans le jeu vidéo et l’argent qu’ils dépensent dans des jeux d’argent (casino, à gratter, poker en ligne, etc.). Les jeux proposant des micro-transactions ne semblent donc pas être une porte d’entrée vers les jeux d’argent classiques.
En revanche, les aspects émotionnels paraissent être des éléments clés dans la compréhension d’un comportement excessif. Ainsi, nos résultats indiquent que « […] un joueur investissant le jeu pour des raisons sociales (partager un moment avec les amis) risquerait moins de tomber dans l’excès que celui qui recherche la compétition, l’excitation, ou une palliation à l’ennui » 5. Mais également que « […] les joueurs qui déclarent réagir fortement à leurs émotions positives ou négatives (qu’on appelle “urgence”) semblent également être des joueurs plus à risque » 5. Ces résultats devraient alors nous encourager à être particulièrement attentifs aux aspects émotionnels des joueurs, mais également à investiguer de manière pointue le fonctionnement des jeux. Ceci afin de pouvoir identifier ce à quoi chaque joueur en situation d’excès peut être sensible. C’est une raison suffisante pour ne pas intégrer tous les jeux dans le même ensemble, mais de se focaliser plutôt sur le profil des joueurs au cas par cas. Cette approche est singulièrement d’actualité en cette période de pandémie où beaucoup s’inquiètent de l’augmentation du nombre d’heures que nous passons face aux écrans. Tandis que les alertes de professionnels se multiplient pour que la santé mentale des jeunes – et celle de la population dans son ensemble – demeure au centre de nos préoccupations, l’utilisation des jeux vidéo et plus largement des écrans doit pouvoir être identifiée comme symptôme, tout comme le sont la qualité du sommeil, de l’appétit, de l’activité physique ou de l’humeur. En effet, le jeu vidéo est souvent utilisé comme moyen de rester en relation avec les autres, de se canaliser ou de s’apaiser, mais il faut comprendre en quoi ils représentent des ressources pour pouvoir identifier les mal-être auxquels ils peuvent être associés.
Lorsque nous parlons de jeux vidéo, il est nécessaire de voir des ponts entre les domaines, même s’il convient de se méfier des généralisations trop faciles et ne pas tout mélanger. Les termes « cyberaddiction » et « cyberdépendance » semblent être entrés dans le langage commun, tout comme l’utilisation du masculin pour parler de la COVID, par exemple. Cette terminologie est ainsi utilisée sans distinction dans les débats publics, professionnels et politiques. Le problème des « loot boxes », n’est pas le même que celui de l’usage excessif. Les problèmes d’encadrement des e-sportifs ne sont pas liés directement à la question des contenus violents, par exemple. Il se dégage sinon une impression de patchwork dans lequel les éléments sont rapiécés pour donner un ensemble caricatural, tel le « monstre » de Frankenstein. Il est alors grand temps pour le monde de la santé et du social de poser les torches et les fourches, et d’éclairer de ses lumières les raisons d’être de cette créature.