juin 2021
Eugénie Khatcherian et Sophia Achab (Hôpitaux Universitaires de Genève)
Avec le développement des nouvelles technologies, Internet est omniprésent dans nos vies. Cela inclut le domaine de la sexualité puisque Internet est devenu le moyen le plus utilisé par les consommateurs de matériel sexuel et que l’industrie de la pornographie est l’activité la plus lucrative sur la toile 1.
Le cybersexe fait référence à toute activité en ligne concernant la sexualité. Ces activités peuvent être très variées : jouer à des jeux de rôle virtuel 3D, visionner du matériel pornographique ou érotique, prendre part à des chats, participer ou regarder des pratiques sexuelles via web-cam, chercher des partenaires pour de la sexualité hors ligne, rechercher des informations ou des conseils sur la sexualité. Elles peuvent être déclinées en trois catégories : les activités à but d’excitation sexuelle en solitaire, avec partenaire et les activités sans objectif d’excitation sexuelle 2, 3, 4.
Succès
Des facteurs propres à l’internet ainsi qu’au développement et à la démocratisation des technologies (tel que les smartphones) rendent le cybersexe extrêmement attractif. On peut le résumer par le modèle du « Triple A » : accessibilité (grande diversité de contenu, accessible 24h sur 24, n’importe où), abordable (gratuit ou prix accessibles), anonyme (sentiment d’anonymat par l’usage d’un écran) 2.
Utilisation non problématique et problématique
L’utilisation modérée de cybersexe peut contribuer à augmenter les connaissances sexuelles et à favoriser et stimuler la communication et les interactions sexuelles avec un partenaire. Un petit nombre d’utilisateurs présentent toutefois une utilisation addictive. Le pourcentage de la population touché est très variable car le monde scientifique n’a pas trouvé de consensus concernant le concept et les critères diagnostiques de ce qui est régulièrement décrit comme l’addiction au cybersexe ou l’addiction cybersexuelle 2, 4, 5.
L’addiction cybersexuelle est souvent conceptualisée comme faisant partie des addictions comportementales et présente des caractéristiques similaires :
Différents facteurs de risque y sont associés.
Sexe
Les études révèlent une utilisation plus fréquente du cybersexe et une prévalence plus élevée d’addiction cybersexuelle chez les hommes (particulièrement chez ceux qui ne sont pas en couple). Des différences d’utilisation sont aussi relevées entre les sexes : les hommes recherchent plutôt du contenu sexuel visuel pour une excitation sexuelle solitaire, alors que les femmes vont préférer des activités sexuelles interactives 2, 3, 4.
Type d’attachement
La théorie de l’attachement conceptualise le fait que les interactions précoces auxquelles l’individu est exposé vont modeler les croyances et comportements dans ses relations aux autres. Un profil d’attachement peu sûr de soi est le plus souvent retrouvé chez les individus souffrant d’addiction cybersexuelle, et plus particulièrement le profil d’attachement évitant. Il est caractérisé par un inconfort dans les relations proches et intimes, ainsi qu’un évitement des engagements affectifs 2, 4. On retrouve également régulièrement un vécu traumatique associé (négligence, abus ou abandon) 2.
Stratégie de coping dysfonctionnelle
Nous constatons que chez les personnes présentant une addiction cybersexuelle, la première motivation à l’utilisation problématique du cybersexe est une stratégie de fuite des pensées, émotions et sensations négatives. L’acte sexuel élimine ainsi temporairement l’état dysphorique auquel l’individu est confronté 2, 3, 6.
Une étude révèle que chez les individus souffrant d’addiction cybersexuelle, la dimension de l’urgence négative est plus élevée. Celle-ci est l’une des composantes de l’impulsivité, qui consiste en des comportements impulsifs survenant en réaction à des émotions négatives. Les auteurs soulignent que l’urgence négative va induire des actions précipitées par un contexte émotionnel négatif, actions qui vont induire des conséquences négatives, qui vont-elles-mêmes être source d’émotions négatives et conduire à de nouvelles actions précipitées. Ainsi le patient peut se trouver pris dans un cercle vicieux de répétition des comportements addictifs 4, 7.
Les patients rapportent d’importants sentiments de honte, de culpabilité et de dévalorisation après la pratique des activités cybersexuelles. Ces sentiments entretiennent un état émotionnel dysphorique, qui va favoriser la poursuite des comportements cybersexuels à des fins d’apaisement.
Facteurs de risque sexologiques
L’étude de Wéry A. montre que les dysfonctions érectiles, l’insatisfaction sexuelle, des difficultés avec l’intimité sexuelle, des inquiétudes concernant les performances sexuelles et l’image corporelle sont associées à un plus grand risque de développement d’addiction cyber-sexuelle. L’hypothèse est que les personnes rencontrant des difficultés sexuelles ont une moins bonne satisfaction sexuelle dans les rapports avec leur partenaire et ont plus de risque de se tourner vers des activités cybersexuelles afin de satisfaire leurs besoins 3.
Concernant le désir sexuel, l’étude de Ben Brahim F. montre que, s’agissant de la poursuite de l’addiction cybersexuelle, la recherche de désir sexuel ne constitue qu’un très faible élément motivant chez les hommes et n’est pas un élément motivant chez les femmes. Le modèle conceptuel est que l’addiction est maintenue par un passage de la recherche de plaisir et de récompense sexuelle à une recherche d’évitement et de soulagement des affects négatifs 6.
Comorbidités
Les comorbidités les plus régulièrement associées à l’addiction cybersexuelle sont la dépression, les troubles anxieux, une faible estime de soi, l’addiction sexuelle en général, des comportements compulsifs, des abus de substances et le trouble de déficit d’’attention avec hype-ractivité 3, 4.
L’utilisation excessive de la cybersexualité peut avoir plusieurs conséquences négatives. Elle est souvent associée à une baisse de l’estime de soi, accompagnée d’un sentiment de honte, de culpabilité et de solitude 2.
Les personnes souffrant d’addiction cybersexuelle sont exposées à du contenu irréaliste en termes d’image du corps, de standards de performance sexuelle, de pratiques ainsi que d’interactions sexuelles. Elles décrivent également un phénomène de tolérance, avec une consommation de contenu de plus en plus extrême. Ces éléments entraînent une diminution de la satisfaction sexuelle, une augmentation des critiques à l’égard de son propre corps et de celui du partenaire, une perte d’intérêt pour les relations sexuelles hors-ligne, une augmentation des pratiques masturbatoires, et un appauvrissement de la fantasmatique sexuelle à un scénario et à un schéma relationnel 2, 8.
Sur le plan sexuel, les addictions cybersexuelles vont fréquemment s’accompagner de troubles de la libido (pouvant être décrit par les patients comme des troubles de l’érection), une éjaculation retardée, voir une anéjaculation (absence d’éjaculation) nécessitant une activité masturbatoire.
L’addiction cybersexuelle a aussi un impact au niveau du couple, avec une diminution des relations sexuelles et de la confiance. Dans certains cas, elle peut également avoir des répercussions professionnelles et financières 2, 1.
La prise en charge consiste en une approche intégrative combinant des méthodes cognitivo-comportementales, psychodynamiques, systémiques, psychosociales, sexologiques et pharmacologiques 2, 9.
Prise en charge psychothérapeutique
Les interventions ciblent particulièrement les facteurs de risque évoqués plus haut et sont individualisées en fonction de la situation du patient, ainsi que de la nature multifactorielle des mécanismes qui sous-tendent les comportements addictifs.
Ainsi la prise en charge consiste à intervenir sur :
Si l’individu est en couple, une thérapie de couple peut être envisagée. Elle permet d’identifier si des éléments de difficultés conjugales peuvent favoriser le comportement addictif, et de mobiliser les conjoints. Cela leur permet de s’exprimer et d’améliorer la communication et la compréhension de la problématique au sein du couple 2.
Traitements pharmacologiques
Il y a une insuffisance de preuves dans la littérature concernant l’efficacité d’un traitement pharmacologique. Les études disponibles montrent toutefois une réduction de la pratique sexuelle addictive sous SSRI (citalopram, fluoxetine), naltrexone, ou topiramate 2, 9.
La pandémie a engendré une augmentation importante de l’utilisation des sites proposant du contenu pornographique. Pornhub a par exemple noté une augmentation de la consommation de pornographie sur leur plateforme de 11,6 % le 17 mars 2020 par rapport à la moyenne quotidienne 8.
La pandémie a aussi induit une situation anxiogène, mar-quée par la solitude, l’ennui, une limitation des possibilités d’activité, de rencontres et de relations sexuelles occasionnelles. Cette limitation des stratégies de coping disponibles, associée à une augmentation des facteurs de stress, ainsi qu’à une diminution des interactions sociales et des possibilités de rencontres, est certainement propice à l’utilisation du cybersexe comme moyen de régulation émotionnelle, de satisfaction sexuelle et de contacts sociaux.
Nous constatons dans notre pratique que les individus avec un trouble de l’attachement souffrent plus de solitude, puisqu’ils sont plus dépendants des relations sociales superficielles, ne nécessitant pas d’investissement et qui sont extrêmement réduites, voire inexistantes dans un contexte de confinement. Nous constatons également que les personnes avec une mauvaise régulation émotionnelle souffrent davantage d’affects dépressifs et d’anxiété, dans ce contexte d’exposition à des facteurs de stress plus nombreux. Tous ces éléments nous laissent entrevoir un risque accru de développement d’addictions cybersexuelles chez les individus présentant des facteurs de vulnérabilité.
Nous devrons ainsi probablement faire face à une augmentation de la prévalence des addictions cybersexuelles à la suite de la pandémie.