septembre 2002
Pascal Gache et Edith Mériaux (HUG)
Les données actuelles disponibles rapportent 5% d’alcoolo-dépendants autour desquels on peut supposer que vivent 4 ou 5 personnes, ce qui augmente à 20% les personnes directement concernées par le problème d’alcool. Mais c’est beaucoup plus si on comptabilise les collègues de travail, les soignants, les travailleurs sociaux, etc.
L’impact en termes de santé communautaire est donc considérable. Un rapport commandé par le Département de la Santé de Genève et effectué par l’Université de Neuchâtel indique que les coûts de l’alcoolisme dans le canton de Genève s’élèvent annuellement à plus de 150 millions de francs 1. Le problème de l’alcoolisme est presque aussi ancien que l’humanité et les préoccupations politiques et sociales concernant sa régulation apparaissent dans le code d’Hammourabi de Babylone (1800 avant JC) ou encore dans les lois de Rome 2.
Si on élargit la définition de la codépendance en ne la cantonnant pas à la seule dysfonction relationnelle individuelle en termes de préoccupation excessive voire sans limites du proche à l’égard de l’alcool, mais en incluant les réactions inadéquates voire franchement paradoxales d’une communauté ou d’une société à l’égard des problèmes d’alcoolisme qu’elles peuvent rencontrer, on aura redéfini la codépendance de telle façon qu’on pourra envisager une réponse de type communautaire aux difficultés nées de cette codépendance à l’échelle sociale et communautaire 3. Par réponse, nous voulons dire une série d’actions construites et concertées permettant à chaque membre de la communauté de comprendre ce que sont les problèmes d’alcool, de les identifier au sein de sa communauté et de faire appel pour son entourage, proche ou non, aux personnes susceptibles d’être le plus à même de provoquer une réponse adaptée. Par réponse nous voulons dire aussi tous les moyens politiques et économiques disponibles utilisés pour permettre à la communauté en question de savoir que les décideurs ont compris la problématique dans un champ large et qu’ils sont prêts à tenir des décisions cohérentes et durables.
Les sociétés occidentales ont du mal à ne pas être codépendantes à l’égard de l’alcool, des buveurs d’alcool en général et des alcooliques en particulier. Sur l’image d’à côté extraite du supplément hebdomadaire d’un quotidien français, cette codépendance s’observe immédiatement. D’une part, un titre choc pour alerter la population sur les risques liés à la conduite automobile, et on sait que l’alcool pourvoit 40% des accidents mortels, et dans le dernier tiers de page, une publicité vantant un spiritueux. Cette capacité à séparer les deux messages et à les afficher sur la même page, s’avère une illustration claire de la codépendance vécue de façon sociétale ou communautaire. La codépendance ici se traduit par cette capacité de la société à ignorer et à banaliser ces doubles messages, ce double langage. Tout se passe comme si ces deux idées en se télescopant s’anéantissaient et s’éliminaient. Dans la relation duelle de la codépendance, c’est exactement la même chose qui survient à savoir d’un côté un proche qui enrage et fulmine devant son impuissance et de l’autre un proche qui protège, excuse et se culpabilise, émettant là aussi un double langage fait de colère et de culpabilité. Ce paradoxe communautaire ou individuel concourt alors à la pérennisation de l’attitude de codépendance dans la mesure où chaque message de responsabilité est invalidé par un autre message de permissivité rendant la compréhension globale pour le moins opaque. L’autre bon exemple se situe dans la taxation de l’alcool lorsqu’un Etat a besoin d’argent. Le message envoyé porte en lui le germe de la codépendance puisque pour engranger les fruits de cette taxation, l’Etat attend de ses administrés qu’ils consomment de l’alcool alors que ce même Etat investit de l’argent dans la prévention et encourage à la modération. Avec ces deux exemples, nous voulons montrer combien tous les messages qu’une société véhicule autour de l’alcool et des phénomènes d’alcoolisation contribuent à accroître ou à réduire les phénomènes de codépendance de cette société. En France, la loi Evin, censée s’inscrire dans le champ de cette cohérence puisqu’elle visait à interdire la publicité pour l’alcool est devenue rapidement une coquille vide sous la pression des alcooliers relayés par les parlementaires. Ceux-ci pour des raisons économiques ou électorales ont accepté de dire que l’excès d’alcool est dangereux mais que la publicité devait continuer de pouvoir s’exposer 4 !
Les récentes affaires impliquant l’industrie du tabac accusé d’avoir fait pression sur des scientifiques pour contester les résultats des études épidémiologiques sur le tabagisme passif, nous amènent à penser qu’un des moyens de combattre la codépendance au niveau communautaire est de poursuivre les efforts dans le sens d’une augmentation du niveau de connaissance du public à l’égard de l’usage, de l’abus et de la dépendance et de rester vigilants à l’égard des lobbies qui souhaitent modifier les données scientifiques à leur avantage 5. Nous voulons à cet égard saluer les qualités de la brochure publiée par un organisme d’Etat en France sous le titre «drogues, savoir plus, risquer moins» 6. Dans cette brochure colligeant les connaissances principales concernant toutes les drogues licites et illicites, le lecteur pourra connaître, comprendre et prendre ses responsabilités s’il utilise l’une ou l’autre de ces substances. En quoi ceci apparaît comme une réponse communautaire à la codépendance? Par la clarté du message envoyé par un organisme officiel, le message ne souffre pas l’ambiguïté et le lecteur (futur consommateur?) sait ce qui se passera s’il devient utilisateur de l’une de ces drogues et, par conséquent, il pourra confronter ses propres représentations aux connaissances scientifiques «dures». L’accès à ces connaissances de façon directe et sans intermédiaire permet à la communauté de faire savoir quelle est sa position à l’égard de l’usage approprié ou non des drogues licites ou illicites et par là même d’éviter l’écueil du double langage.
Il n’est pas des moindres paradoxes de considérer la codépendance des soignants comme la réponse inadaptée d’un corps professionnel aux phénomènes de dépendance tels qu’ils peuvent les rencontrer dans leur exercice professionnel. Les infirmières ont sans doute été parmi les premières à analyser ce comportement parmi leurs pairs 7 8. Dans l’enquête canadienne publiée par Kines 7, environ un quart des infirmières qui ont répondu au questionnaire avait des comportements de codépendance avérés. Sans doute la proximité des malades les rend plus vulnérables à développer ces comportements de codépendance. Dans ce cas, la codépendance peut être comprise soit comme une attitude facilitante du soignant à l’égard des comportements de dépendance des patients soit, à l’inverse dans une volonté effrénée et sans limite, de «guérir» ceux-ci en se dévouant corps et âme pour eux. Cette attitude codépendante est particulièrement visible lorsque c’est une collègue infirmière par exemple qui souffre de dépendance à l’alcool ou à une autre substance. Pendant longtemps, l’ensemble de l’équipe soignante essaie de masquer ou de minimiser les conséquences du comportement de leur collègue dépendante, retardant d’autant plus la prise de conscience de celui-ci ou de celle-ci de son alcoolisme. Les médecins n’échappent pas non plus à ce genre de fonctionnement. A cet égard, la réponse institutionnelle apportée par le programme d’aide aux collaborateurs dépendants au sein des Hôpitaux Universitaires de Genève s’inscrit directement dans le cadre d’une réponse communautaire (Programme GRAAL). En effet, les HUG ont mis en place un programme de formation de leurs cadres visant à leur donner la procédure à suivre lorsqu’ils découvrent qu’un de leurs collègues souffre très probablement d’alcoolisme. Cette réponse institutionnelle poursuit clairement le but d’aider le collaborateur en souffrance en protégeant sa place de travail et en évitant aux autres collègues, hiérarchie comprise, de se comporter en codépendants, c’est-à-dire de couvrir ou subir les comportements inadaptés du collaborateur alcoolodépendant. L’organisation de la réponse, la formation des cadres et la diffusion de messages institutionnels clairs illustrent cette approche communautaire de la codépendance.
Le dernier aspect de la réponse communautaire aux phénomènes de codépendance s’adresse directement aux proches de malades alcooliques. L’implication des proches dans les soins aux patients alcoolodépendants se concrétise alors par la capacité plus ou moins juste de doser son souci envers le malade et sa maladie.
La tâche des alcoologues serait double, à savoir, aider le patient à accepter sa maladie, et, d’autre part, aider le ou les proches à se détacher suffisamment pour être ni trop près ni trop loin. Tâche d’autant plus rude que si le terme codépendance est utilisé très facilement par les soignants, il n’est pas toujours aisé à transmettre aux proches en question. Difficile d’imaginer le soignant annonçant l’air grave à une épouse :
«Madame, j’ai le regret de vous annoncer que vous êtes codépendante!»
Le dialogue pourrait se poursuivre par:
«Ah, mais c’est incroyable, moi malade? comment j’ai attrapé ça, vous allez me soigner n’est-ce pas?».
Cet humour un peu provocateur vient justement poser la question du comment faire et comment être avec les proches, afin que le sentiment qu’on leur enlève toute compétence ne vienne compliquer la situation du patient, qui lui a besoin et du thérapeute et de ses proches.
La codépendance est-elle une stratégie d’adaptation face à la situation de maladie ou certaines personnes naissent-elles avec le «gène» de la codépendance? Quoi de plus naturel de se sentir impliqué dans la maladie alcoolique de son proche, et d’éprouver tout un panel de sentiments contradictoires face aux conséquences quotidiennes qu’engendre cette maladie 9? Parmi les définitions de la codépendance, nous retiendrons celle donnée par Subby 10. «Une personne codépendante est celle qui s’est laissé atteindre par le comportement d’une autre personne et qui est obsédée par le désir de contrôler ce comportement». Cette définition renvoie à une réflexion interrogative: qui est susceptible ou non de se laisser envahir par le comportement d’un autre, ou comment la maladie alcoolique vient-elle toucher la sensibilité du proche au point de ne plus distinguer ce qui est de lui ou ce qui est de l’autre? La situation de crise qu’engendre la maladie alcoolique vient rompre un équilibre, ici la cellule familiale. Pour que le groupe survive, il va falloir œuvrer pour trouver un nouvel équilibre en intégrant la maladie comme donnée supplémentaire dans l’histoire de cette famille. L’intérêt de cette reconstruction précaire est lié aux bénéfices que chacun peut en espérer. Ces bénéfices, inconscients la plupart du temps, viennent renforcer le bien-fondé de cette reconstruction. Les bénéfices peuvent être de tous ordres, mais visent essentiellement un même but: renforcer l’estime de soi. L’envie de réparer l’autre et de contrôler ses agissements suppose une sorte de prédisposition liée à des blessures identitaires de l’enfance, concrétisées par une estime de soi souvent inexistante. Non-dicibles, peu ou mal identifiées, ces blessures auront besoin d’un onguent qui, s’il ne soigne pas le mal, va permettre d’adoucir la blessure et de se composer un idéal du moi. Cet idéal du moi va permettre de se dépasser et d’obtenir certaines satisfactions, mais qui seront toujours de courte durée, tant l’angoisse de n’être pas à la hauteur est grande. L’exemple d’enfants «parentifiés» par leurs propres parents, avec la culpabilité de ne pouvoir jamais les réparer entièrement, est un terrain fertile pour que se développe une codépendance à l’âge adulte. Peu habitué à reconnaître ses propres besoins, cet adulte va investir et tout miser sur les besoins de l’autre, afin de trouver un soulagement à sa souffrance de ne se sentir pas grand-chose. Cet investissement ne peut vivre qu’à court terme, car il n’y a jamais d’équilibre entre ce qui est donné à l’autre et la compensation personnelle de ses manques affectifs. Ainsi, autour du malade, chaque membre du groupe va s’organiser pour prendre une place, un rôle, avec comme résultante «un dysfonctionnement harmonieux». Pour soulager sa culpabilité de n’être pas parfaite, au point de ne pas pouvoir sauver son mari malgré lui, l’épouse va s’épuiser à ne rien laisser au hasard et organiser toute la vie familiale, sociale et parfois la vie professionnelle de son mari dont elle va justifier les absences ou les retards. C’est le mythe des tonneaux des Danaïdes car, d’une part, cette stratégie ne peut que renforcer la culpabilité et, d’autre part, si cela fonctionnait, que ferait cette épouse si elle n’avait plus cette fonction réparatrice? La raison voudrait qu’elle s’occupe enfin de sa propre personne d’abord et des autres ensuite. Or, c’est oublier que cette femme n’a jamais appris comment faire. On comprend mieux pourquoi un conseil, même évident et plein de bon sens, peut engendrer une fin de non-recevoir par celui à qui il est destiné, en l’occurrence ici l’épouse. La préoccupation des soignants doit prendre en compte cette dynamique afin de dissocier la part qui revient à chaque membre de cette famille. Il est nécessaire de ne pas perdre de vue ces notions d’équilibre et de bénéfice si l’on souhaite aider les proches à se repositionner et aider le patient à prendre en charge sa maladie, d’autant que la mise en scène va changer et les rôles être redistribués.
En réponse, les thérapies systémiques évoquent la notion de «patient désigné» autour duquel les proches vont «tricoter» un comportement adaptatif à la situation (voir article de Daniel Alhadeff). Nous avons tous en tête ces situations familiales compliquées où l’épouse protège les enfants d’un mari alcoolique, anticipant les faits et gestes de chacun pour éviter un conflit qu’elle pressent comme imminent. L’énergie déployée dans ces situations s’accompagne d’un registre émotionnel varié et épuisant pour cette épouse qui est sincèrement convaincue de bien faire, et de contrôler la situation. On pourrait être tenté de conseiller à cette femme de «lâcher prise», de s’occuper plus d’elle et de ses enfants, de mettre des limites pour que son mari fasse lui-même une démarche pour se soigner, et qu’il y parviendra si elle ne pallie pas toutes les carences de son mari. Du point de vue de l’épouse, il est vraisemblable que ce conseil soit vécu comme une remise en cause de ses intentions et de ses compétences. Non seulement son mari est alcoolique, mais elle est une mauvaise femme et une mauvaise mère. Pendant ce temps-là, son mari continue de s’alcooliser comme étranger à ce qui se dit autour de lui et de sa maladie. Pourquoi le conseil ainsi délivré a-t-il peu de chances de fonctionner? Essentiellement parce qu’il implique une remise en cause plus ou moins profonde des comportements pratiqués jusque-là sans donner forcément des alternatives crédibles aux proches. Il nous paraît fondamental de proposer aux proches non pas seulement des conseils autour des comportements «à ne plus faire», mais plutôt des attitudes susceptibles de provoquer chez le malade alcoolique un désir de se soigner et chez le proche un sentiment de confiance en soi et d’estime de soi retrouvé. Aussi, l’idée trop longtemps développée par les alcoologues eux-mêmes prétendant que les proches devaient attendre que le patient soit motivé pour se soigner est aujourd’hui fort heureusement battue en brèche. Une récente étude par Miller et collègues démontre le bien-fondé d’une attitude proactive des proches à l’égard du dépendant qui n’a pas encore fait de démarche de soins 11. Cette méthode d’intervention à l’usage des proches, dénommée CRAFT (Community Reinforcement and Family Training), s’appuie sur des techniques cognitivo-comportementales. Cette approche postule originellement que le proche peut motiver l’alcoolo-dépendant indécis au changement en rompant avec ses attitudes de codépendance, en pratiquant une communication ouverte et non juge-mentale et en utilisant chaque fois qu’il peut le renforcement positif. Cette approche peut se mettre en place dans le cadre individuel ou en groupe. Quoi qu’il en soit, la proposition de soins se doit d’être systématique et organisée.
La codépendance appréhendée sous l’angle de la communauté et de la Médecine Communautaire apparaît comme un concept large pour lequel les réponses adaptées sont également diversifiées. La maladie alcoolique, mais plus généralement les phénomènes d’alcoolisation et de dépendance, génèrent assez facilement ces attitudes de codépendance car ils ne laissent que peu de monde indifférent. Que ce soit à l’échelle d’une communauté entière ou à celle plus réduite de la cellule familiale, la médecine communautaire se doit de proposer des réponses qui englobent le problème, passant au-delà, quand elle le peut, de la simple problématique individuelle. Elle doit développer des stratégies susceptibles d’être mises en œuvre par tous les acteurs de terrain. Du point de vue des soignants, la codépendance nous guette si nous ne prenons garde à différencier nos propres affects de ceux du patient ou du conjoint. Cependant, à l’instar d’une recette de cuisine, une petite dose de codépendance viendrait relever les saveurs qui font d’une relation thérapeutique un lien particulier.
Trop de codépendance annulerait ces saveurs. Notre savoir, dans ce cas, viendrait davantage justifier nos convictions, plutôt que d’être utilisé à l’écoute de l’autre.