novembre 2003
Jean-Marc Bellagamba (Compagnie industrielle de Monthey)
La pratique de médecin traitant, puis celle de médecin du travail sont deux expériences professionnelles riches et intéressantes qui ouvrent deux approches différenciées des dépendances et des toxicomanies. L’importance du rôle éducatif et préventif n’est pas comparable sous ces deux fonctions. A mon avis, l’intervention du médecin traitant se situe essentiellement au niveau tertiaire et en partie au niveau secondaire de la prévention, alors que le rôle du médecin du travail se veut résolument placé au niveau de la prévention primaire et en partie moindre au niveau de la prévention secondaire. Ce niveau différencié d’intervention peut s’expliquer en partie pour différentes raisons: d’une part, la souscription spontanée, volontaire et motivée dans le temps à un plan de prévention fait de limites, de contraintes, voire d’interdits n’est pas évidente à intégrer dans des règles de vie ; d’autre part, le médecin traitant rend des décisions d’inaptitude au travail alors que le médecin du travail doit évaluer l’aptitude à réaliser certaines tâches de travail ; par ailleurs, il tombe sous l’évidence qu’il est plus facile d’aborder un problème d’abus de substances ou de dépendance dans un service de médecine du travail que dans un cabinet privé, le seul éclairage du travail le justifiant. Comme cela vient d’être dit, si l’approche initiale est plus aisée ou confortable, il n’en pas de même pour provoquer le passage au stade cognitif et vers une démarche thérapeutique; le plus souvent, ce n’est qu’après une sanction administrative pour faute professionnelle grave et afin d’éviter de perdre son emploi qu’un collaborateur décide d’entreprendre une démarche thérapeutique.
Le site chimique de Monthey est plus que centenaire : son identité a changé à plusieurs reprises, celle qui reste encore aujourd’hui la plus ancrée dans les esprits est «La Ciba».
C’est sous cette direction qu’en 1976 a été développé et mis en place un programme de prévention des dépendances en milieu professionnel, programme pour l’époque novateur et ambitieux. Depuis, la donne a changé dans le monde économique et industriel : comme partout, la grande «Ciba» a été l’objet de fusions, de restructurations ; cet enchaînement de modifications d’organisations et du paysage industriel de Monthey s’est accompagné de son lot de questions, d’incertitudes et de priorités à gérer.
Dans ce climat particulier, les ressources sont davantage consacrées aux activités purement opérationnelles visant la vie ou la survie des entreprises, plutôt qu’au problème des dépendances où la prévention primaire fait place à la gestion des situations de crises. C’est pourtant bien dans ces périodes plus difficiles que l’investissement de temps et de moyens ainsi que l’engagement des entreprises devraient être les plus marqués, car ces moments sont souvent emprunts de souffrances morales et accompagnés de leur cortège de maladies et de déviations comportementales.
Qu’elles le revendiquent ou le réfutent, les entreprises ont un rôle et un devoir social à jouer envers l’individu et, au-delà, envers le pays : elles représentent un lieu et un espace temps privilégié d’échanges, d’accompagnement, de formation et de sensibilisation; c’est un endroit idéal pour implanter des programmes de dépistages de maladies ainsi que des campagnes d’information. Les directions du site chimique de Monthey ont cette conscience: le programme de prévention développé en 1976 va prochainement reprendre sa juste place.
La mondialisation très présente entraîne un accroissement des attentes en matière de performance et de productivité : l’optimisation des procédés de fabrication, les changements d’organisation ne suffisent pas à garantir un bon niveau de compétitivité des entreprises ; ce qui est malheureusement parfois oublié, c’est que le résultat passe obligatoirement par les travailleurs, leur investissement personnel, leur degré de motivation et de compétences, mais aussi leur santé et leur «présentéisme»; cet engagement quotidien devient lui-même un important facteur de stress contre lequel le travailleur va devoir développer des stratégies de lutte. Au regard des chiffres avancés en terme de dépendances, quelle entreprise ayant des vues et une stratégie dépassant le court terme a les moyens d’ignorer ce fléau social?
Pour prendre un exemple de situation possible à Monthey, sur quel critère un médecin va-t-il décider qu’un travailleur, opérateur en chimie, est apte ou inapte à piloter une installation, dont on sait qu’elle présente des dangers particuliers? En cas de suspicion d’imprégnation alcoolique, faudra-t-il prendre position en fonction de la réactivité pupillaire, de la qualité de l’haleine, des résultats obtenus à une épreuve d’équilibre, du niveau de réussite à un test praxique (exécution volontaire de mouvements plus ou moins complexes), mental… sachant qu’aucun de ces examens n’a de valeur précise quant au niveau d’imprégnation alcoolique. Faut-il alors décider d’une inaptitude dans le doute, avec en conséquence potentielle des sanctions administratives secondaires qu’encourt le travailleur? Ou vaut-il mieux décider d’une aptitude, au risque de compromettre le niveau de sécurité du travailleur lui-même, de ses collègues, des installations? Faut-il prendre en considération le niveau d’entraînement à la consommation de boissons alcoolisées dans l’interprétation subjective qu’il faut rendre en toute responsabilité? Faut-il se donner des moyens objectifs d’évaluation?
Les employeurs ont donc envers leurs employés des devoirs en matière sociale, mais ils ne peuvent les remplir en l’absence de moyens et de droits. Dans le domaine des abus de substances, les lois changent d’un pays à un autre; le cadre légal peut parfois paraître flou ou imprécis. Certaines entreprises réalisent des tests de dépistage (mesure du taux d’alcool par analyse de l’haleine ou recherche de drogues illégales dans les urines). Ces procédures sont extrêmement controversées, y compris entre les spécialistes eux-mêmes, qu’il s’agisse de juristes, de médecins, de responsables de ressources humaines, d’employeurs. Il n’est pas question d’ouvrir le débat dans cet article, mais de susciter une réflexion qui peut se décliner au niveau du dépistage systématique, ciblé ou aléatoire. Dans les obligations faites aux travailleurs, l’article 11 de l’Ordonnance sur la prévention des accidents stipule : «Le travailleur ne doit pas se mettre dans un état tel qu’il expose sa personne ou celle d’autres travailleurs à un danger.
Cela vaut en particulier pour la consommation d’alcool ou d’autres produits enivrants». Dans l’article 2 de la même Ordonnance, «L’employeur est tenu de prendre pour assurer la sécurité au travail, toutes les dispositions et mesures de protection qui répondent aux prescriptions de la présente ordonnance…»; le fait d’être sous l’emprise d’alcool ou de drogues peut être un motif d’inaptitude temporaire, mais la toxicodépendance doit être reconnue comme une maladie curable.
Pour un employeur, entre passivité coupable et complice, et chasse ouverte aux abus de substances, il est tout à fait possible de s’engager dans une position intermédiaire, responsable et respectueuse: pour y parvenir, il est indispensable de s’en donner les moyens, par la publication d’une politique et d’un règlement d’entreprise univoques, en s’assurant la collaboration de spécialistes et en s’entourant d’un réseau social suffisant capable d’assistance ou d’accompagnement. Une attitude répressive ne peut être acceptée qu’en dernier recours après échec des autres démarches.
La pression du temps, le besoin de consommer, juste retour de l’investissement sur travail, l’énergie dépensée à résoudre nos propres préoccupations, nous éloignent les uns des autres. Cet individualisme croissant, s’il n’est pas nécessairement source de conduites dépendantes, est par contre certainement un frein à l’identification des problèmes ainsi qu’à la volonté d’une prise en charge précoce. Notre devoir moral d’accompagner ou d’aider nos proches et nos amis est également le devoir de tout cadre ayant une responsabilité de conduite de personnel : il ne s’agit certainement pas de vouloir s’immiscer dans la vie privée de ses collaborateurs ou de se substituer à l’assistante sociale ou au médecin, mais simplement d’exécuter chacun à son niveau de responsabilité la mission et les devoirs de l’entreprise. Cette partie du cahier des charges d’un cadre demande du courage, de l’énergie, de la compassion ou de l’empathie, parfois de la fermeté, mais c’est bien sous la conduite de tels cadres que le nombre d’interventions est le plus réduit : l’esprit de solidarité et les résultats y sont souvent de haut niveau.
Prendre et assurer son rôle dans le domaine de la prévention, de la protection et de la promotion de la santé, présenter ainsi une image d’entreprise socialement responsable ne peut être que propice au développement d’un climat social favorable et au sentiment de sécurité et de bien-être. Présenter une politique d’entreprise transparente et sans paradoxe, c’est renforcer sa crédibilité : comment peut-on honnêtement fixer des objectifs de sécurité à zéro accident sans se préoccuper des abus de substances alors que les statistiques font état d’un accident du travail sur cinq lié à la consommation d’alcool, sans parler des accidents liés à la consommation d’autres psychotropes? Est-il acceptable de demander à ses collaborateurs de redoubler d’efforts pour compenser la défection d’autres travailleurs dont l’absence découle d’une consommation déviante de substances, voire d’une dépendance, sans même leur(se) donner les moyens de se(les) soigner?
Qu’il s’agisse d’un problème de dépendance, de conduite de personnel, de sécurité ou d’hygiène au travail, seule une identification et une intervention précoce restent les principales sources de réussite d’une résolution efficace. A contrario, le vieillissement sauvage de situations comportementales déviantes finit par être interprété par leurs acteurs comme une caution implicite et donc un droit et va tendre vers l’émergence de maladies psychiques, physiques et sociales, entraînant secondairement des absences répétées de plus ou moins longues durées et à terme les risques de rupture avec le monde professionnel, celui d’éclatement de la cellule familiale et au-delà celui de désinsertion sociale complète.
Malgré l’absence de statistiques fiables et le manque de recul par rapport à mon expérience professionnelle, les résultats de démarches thérapeutiques dans le domaine des dépendances me paraissent sensiblement meilleurs quand leurs initiations sont réalisées à partir du milieu du travail. Il existe probablement des chiffres à ce sujet ; si tel n’était pas le cas, il semblerait très intéressant d’en faire l’étude.
Pour ceux qui l’ont vécu, d’Homme à Homme, il est très difficile de dépasser le non-dit, le tabou du problème des dépendances. Cette situation paraît identique au niveau des entreprises qui ne peuvent que difficilement reconnaître que 10% de leurs employés sont des toxicomaniaques, de peur de voir se dégrader leur image en terme de crédibilité ou de fiabilité, ou au risque de se présenter comme employeur irresponsable ou tellement exigent qu’il est l’origine des conduites déviantes de ses propres employés. Stoppons le langage du silence et devenons enfin tous responsables et pourquoi pas, des acteurs de santé. Qu’avons-nous à perdre…ou à gagner?