novembre 2003
Patrice Meyer, éducateur spécialisé et intervenant systémique, responsable du secteur Postsevrage au Torry
Le Torry, Centre de traitement des dépendances, spécialisé en alcoologie, accueille en séjour résidentiel des hommes et des femmes, aussi bien de langue française qu’allemande. Le Torry propose deux programmes de traitement: Le Post-sevrage accueillant des clients pour un séjour de cinq semaines ; La Réinsertion succédant au Postsevrage dans la mesure où le client en fait la demande et que cela s’avère indiqué.
Les personnes accueillies ont des profils socioprofessionnels très variés. Cela va d’une situation où l’aide sociale est impliquée de longue date, à celle d’une personne ayant encore un travail et une vie sociale importante. Des disparités apparaissent également en ce qui concerne les cursus de formation. L’état de santé connaît aussi des différences significatives, qu’elles soient directement liées à la consommation d’alcool ou non.
Les séjours au Torry étant limités dans le temps et la limite supérieure rarement atteinte, il s’agit donc le plus souvent de séjours d’une durée entre cinq semaines et quelques mois. La longueur d’un séjour n’est pas le seul critère favorisant la réussite d’une démarche. Cela d’autant plus quand le traitement d’une dépendance est conçu comme s’inscrivant dans un processus. L’état d’esprit qui prime au Centre peut se résumer de la manière suivante: aussi longtemps que nécessaire, mais pas plus. Cette perspective invite d’emblée à ne pas complètement couper les clients avec la réalité quotidienne qui prévaut en dehors des murs du Centre.
D’ailleurs l’attention est, dès le premier contact, tournée vers l’après-séjour et le retour à la vie quotidienne. L’implication du réseau relève de ce souci et fait l’objet d’une réflexion débouchant sur des entretiens de couple ou de famille, des entretiens avec l’employeur, une participation lors des bilans, une invitation des proches à une séance d’information Al-Anon, etc. En ce qui concerne les intervenants extérieurs impliqués dans l’accompagnement, le maintien du contact avec leurs clients ou patients est vivement encouragé.
Le premier contact a le plus souvent lieu par téléphone. Les personnes en difficulté appellent elles-mêmes ou c’est une tierce personne qui s’en charge (proches, médecin, assistant social, etc.). Ce contact porte sur une demande de renseignement concernant les prestations offertes par le Torry et peut déboucher, ou non, sur un rendez-vous (entretien de présentation libre de tout engagement). Il ne s’agit pas là d’une simple formalité, mais bien d’un premier lien comportant différents enjeux: accueil et écoute, renforcement de la motivation, transmission d’une information de qualité. En ce sens, ce premier contact prend tout à fait place dans le processus thérapeutique lui-même et donne un aperçu des valeurs dont Le Torry est porteur. Il est d’ailleurs important de se souvenir, en toute modestie, que le processus thérapeutique est souvent déjà amorcé bien avant que les intervenants du Torry ne soient contactés.
Lors de l’entretien de présentation, la présence de membres du réseau de la personne en difficulté avec l’alcool est vivement souhaitée. Cependant, si cela n’est pas envisageable, il est malgré tout possible de leur faire une place en évoquant leurs réactions à cet entretien et au projet de traitement.
Plutôt que d’essayer d’imposer un modèle de pensée et d’action, il s’agit de créer un contexte permettant aux clients de faire le point quant à leur vie. C’est une invitation active à s’engager dans un processus de réflexion dont le résultat ne peut être fixé à l’avance. Leurs projets de vie et la demande d’aide (forme et contenu) sont ainsi au centre du travail d’accompagnement.
Les clients et les intervenants participent à une entreprise commune de construction débouchant progressivement sur la définition du projet propre à chaque personne accueillie. Selon le niveau de maturation, ce projet entre dans une phase de concrétisation lors de l’élaboration des objectifs personnels et de leur mise en œuvre.
Qui dit modèle de référence dit aussi un rapport au savoir. Notre époque est encore marquée par un certain positivisme et sa prétention à fonder la connaissance sur les seuls faits. Cela semble à prime abord intéressant, mais comporte également des pièges. L’intervenant y est perçu comme absolument extérieur au phénomène qu’il observe ou traite. C’est ce que l’on peut voir dans le modèle issu de la première cybernétique.
«La première cybernétique ou cybernétique du premier ordre étudie les moyens par lesquels les systèmes maintiennent et changent leur organisation. L’observateur est extérieur et objectif, il n’a aucune influence sur ce qu’il observe, il n’est pas modifié par l’objet observé. Dans le cas des systèmes humains, le thérapeute-observateur peut ainsi juger la dysfonction, la pathologie, le fonctionnement ou les normes du système. En se basant sur les données démontrant l’influence de l’observateur dans l’observation scientifique, von Foerster affirme que l’observateur fait partie de ce qui est observé, car il prend part à sa construction. L’observateur et l’observé forment ainsi un système auto-observant. C’est ce qu’on appelle la cybernétique du deuxième ordre ou cybernétique de la cybernétique. La récursivité entre l’observateur (le thérapeute) et l’observé (la famille), leur influence réciproque, est ce qui distingue la première cybernétique de la seconde.
La cybernétique de second ordre vient ainsi enrichir la théorie systémique en y ajoutant la composante émotionnelle et l’intersubjectivité présentes dans la circularité des relations humaines. » 1
Ce concept de système auto-observant, dans la prise en compte du rapport de l’observateur à l’observé et vice versa, ne se limite bien évidemment pas à l’accompagnement des familles. Cette nouvelle perspective, en introduisant l’intervenant dans « l’arène», va avoir un impact sur l’intervention elle-même et la manière de se la représenter. Il n’est plus possible d’en parler tout à fait de la même façon. Ceci n’est d’ailleurs pas sans incidence sur le rapport à la connaissance ou au fait même de savoir.
«Si nous sommes d’accord avec les auteurs postmodernes pour dire que la réalité que nous «connaissons» est une interprétation limitée par nos techniques, nos a priori et par la constitution même de notre système nerveux, nous constatons pourtant avec Korzybski qu’il existe bien une réalité en dehors des cartes que nous utilisons pour nous orienter. «La carte n’est pas le territoire», mais il est utile que notre carte soit aussi conforme que possible à la réalité dans laquelle nous nous mouvons. » 2
Ce n’est donc pas tant le constat de l’impossibilité de tenir un discours sur la réalité ou un phénomène que l’implication concrète de celui qui l’énonce et de ses limites qui est à retenir.
A la suite de ce qui vient d’être énoncé ci-dessus, ce ne sera pas seulement une personne ou une famille qu’il faut représenter sur un schéma du contexte de traitement, mais bien le système auto-observant dans sa complexité systémique. Ci-dessous sont représentés les différents contextes impliqués dans une relation d’aide.
«Chacun de nous, en combinant ces différents facteurs, peut facilement comprendre combien de systèmes relationnels ou de croyances individuelles et sociales sont impliqués dans la plus simple consultation.
Il est important de les avoir à l’esprit dans chaque rencontre et de savoir à quel niveau de la complexité se placer dans chaque rencontre. » 3
Dans la relation entre le client et l’intervenant, il convient donc de considérer les différents systèmes et niveaux en présence.
Il est bien évidemment pas possible d’avoir en permanence tous ces aspects à l’esprit, mais essentiel d’être capable de s’orienter parmi les différents niveaux. Cette vision prenant en considération le client et l’intervenant donne un nouveau relief à la relation 4.
Les mots et les concepts n’ont pas un sens arrêté une fois pour toutes. Une langue évolue avec ceux qui l’utilisent et leur contexte. Selon De Shazer, la signification se dégage d’une négociation entre personnes utilisatrices du langage dans un contexte donné. Il précise sa pensée à partir de certains termes comme: «dépression», «problème conjugal» et «problème individuel».
«Ce que signifient ces termes est à la fois arbitraire et instable, c’est-à-dire que leur sens varie en fonction de ceux qui les utilisent et de ceux à qui ils sont adressés au sein d’un contexte donné.» 5
Cette perspective s’inscrit pleinement dans la seconde cybernétique. Le sens ne peut être transmis de façon sûre et de manière unilatérale. Ceci est valable aussi bien pour une simple discussion que pour un entretien entre client et intervenant.
«Le contexte social, qui inclut le thérapeute et le client (ainsi que le cadre dans lequel ils se rencontrent et, en plus, ce qu’ils se disent en réaction l’un par rapport à l’autre) les aident tous les deux à construire ensemble un sens à partir du dialogue. Selon Bakthine, «aucun énoncé en général ne peut être attribué au seul locuteur : il est le produit de l’interaction des interlocuteurs et, plus largement, le produit de toute cette situation sociale complexe dans laquelle il a surgi. » 6
De Shazer adopte le terme de jeu de langage pour qualifier un système complet de la communication humaine. C’est dans les jeux de langage que les mots, les gestes, etc., prennent leur sens.
«Les jeux de langage sont des activités partagées et structurées culturellement qui sont centrées sur la façon dont les gens utilisent le langage pour décrire, expliquer et justifier. Les jeux de langage sont des activités par lesquelles sont construites et maintenues les réalités et les relations sociales. Les signes (ou les actions) durant le jeu consistent en phrases (ou signes), qui elles-mêmes sont constituées de mots, de gestes, d’expressions faciales, de postures, de pensées, etc. Etant donné qu’il s’agit ici d’un système complet en lui-même, tout signe particulier ne peut être compris que dans le contexte du modèle des activités qu’il englobe. Ainsi donc, le sens de chaque mot particulier dépend entièrement de la façon dont les participants au jeu de langage emploient ce mot. Si le contexte différait sensiblement, ce jeu-là ne serait pas joué; il s’agirait d’un jeu totalement différent. » 7
L’entretien mettant en présence un client et un intervenant est donc constitué de jeux de langage. C’est à partir de ceux-ci que des glissements de sens sont possibles. Les certitudes peuvent ainsi à nouveau être interrogées et déboucher sur des modifications, y compris au niveau du comportement.
«En premier lieu, parce qu’une signification suppose toujours une interprétation, les significations peuvent changer. En deuxième lieu, les thérapeutes centrés sur les solutions considèrent que tous les jeux de langage contiennent des hypothèses tenues comme allant de soi par les « joueurs» eux-mêmes. Une stratégie pour changer nos interprétations et celles des autres est, dès lors, de rendre explicite ces hypothèses allant de soi. Cette stratégie transforme les hypothèses en choix. Il y a maintenant des sujets dont nous pouvons parler, que nous pouvons laisser tomber, modifier ou maintenir. » 8
Le reproche est parfois adressé aux intervenants de prêter plus d’attention aux problèmes rencontrés par les clients qu’à leurs ressources et compétences. Si cela s’avère être le cas, ce n’est pas sans risque.
«En tant que thérapeutes, nous influençons fortement, au cours de l’entretien, la perception et l’idée que se font les clients de leur situation. Ce à quoi nous choisissons de nous intéresser, ce que nous choisissons d’ignorer, la façon de formuler nos questions, le fait d’interrompre le client ou de rester silencieux, tout cela participe à l’image que le client se construit de sa situation.» 9
En reprenant la notion de jeu de langage s’inscrivant dans une relation en cours, il est évident que de mettre l’accent prioritairement sur le problème ou sur la solution entraîne un effet différent. Il est vrai que dans les formations suivies par les différents intervenants une place importante est faite à la définition du problème. Cette manière de procéder induit que le client a le problème et l’intervenant la solution sous forme d’une action réparatrice. Les tenants de l’approche centrée sur la solution pensent qu’il est préjudiciable de trop attacher d’importance aux problèmes, de par le fait même qu’ils monopolisent ainsi l’attention. Si, au contraire, l’intérêt se porte sur les solutions, les problèmes perdent de leur impact. De plus, l’énergie est alors disponible pour être investie dans la recherche de ce qui peut mener à une solution. Cela ne veut toutefois pas dire que le choix de se centrer sur les solutions amène à exclure ou encore à nier les problèmes.
La définition du problème conserve une certaine utilité. En effet, la vision du problème que chacun a à l’esprit va fortement influencer ce qui sera entrepris de part et d’autre. L’exploration du problème permet, en plus d’alimenter la réflexion de l’intervenant, de créer le contact avec le client à partir de ce qui motive sa démarche. Cela représente l’immense avantage de construire une relation empathique et de fournir peut-être déjà des exemples où le problème ne s’est pas manifesté, ou que partiellement. L’exploration du problème peut alors servir de tremplin à une démarche vers des solutions, c’est là que réside son intérêt.
La principale utilité que comporte le fait de repérer un niveau dans la relation, entre le client et l’intervenant, est de permettre d’y adapter l’intervention.
«Nous avons trouvé qu’identifier le type de relation qui existe entre le client et le thérapeute aide à déterminer l’intervention thérapeutique qui a le plus de chance d’aboutir à une coopération et une participation croissantes du client dans le processus thérapeutique et, par voie de conséquence, à une diminution de la longueur du traitement.» 10
Il ne s’agit pas d’un gadget thérapeutique, mais bien de créer les prémices d’un travail en commun. Prendre en compte le client et l’intervenant dans le cadre de la relation qu’ils établissent est en accord avec le modèle de référence retenu ici. Un autre aspect intéressant de cette perspective est de permettre de suivre l’évolution de la relation en continuant à y adapter l’intervention.
Il convient de préciser qu’il ne s’agit pas de porter un jugement sur les personnes en présence, mais bien d’évaluer une relation. Mieux savoir où l’on se situe limite également le risque de frustration de part et d’autre.
La présentation des niveaux de la relation sous la forme d’un schéma qui est retenue ici est celle élaborée par Cabié M.-C. et Isebaert L. (1997). Elle présente l’immense avantage de permettre d’établir un lien dynamique entre niveau de la relation, la demande/besoin/ressources du client et les réponses possibles de la part de l’intervenant.
Quand une difficulté se présente et qu’une solution est envisageable, il s’agit alors d’un problème à résoudre. A l’inverse, si aucune solution n’est possible, la difficulté peut-être considérée comme une limitation avec laquelle il faut vivre («faire avec»). La recherche de solutions est donc réservée aux problèmes. Dans les faits, la plupart des difficultés sont composées d’une part de limitations et d’une autre faite de problèmes.
«Ne pas confondre limitation et problème permet de centrer son attention et son énergie sur la résolution des conséquences de la limitation, conséquences qui constituent des problèmes.» 11
La relation entre le client et l’intervenant va être grandement influencée par la réponse apportée à cette question. Sans demande d’aide, aucun mandat n’est confié à l’intervenant, ni remise en question envisagée. A vouloir brûler les étapes et agir comme si la demande existait, il y a risque de bloquer la situation et même de la voir se cristalliser. Il est nécessaire de d’abord poser les premiers jalons d’une relation et seulement ensuite prospecter afin de repérer une éventuelle demande d’aide latente. Qu’elle que soit la façon de procéder, il s’agit toujours d’amener le client à effectuer un glissement de perspective et à envisager un élargissement des possibilités.
Une demande d’aide n’est «travaillable» que si elle peut être convertie en objectifs opérationnels. Si ce n’est pas le cas, la demande d’aide demeure vague et mal définie (impossibilité d’obtenir des précisions, accumulation de difficultés, etc.), auto-annulatrice (abandon de sa part de responsabilité et ressources attribuées à autrui, accent mis sur le caractère inéluctable et incontrôlable de ce qui survient) ou porte sur un problème imputé à une autre personne (raisonnement qui consiste aussi à faire dépendre d’autrui la solution). A ce niveau de la relation, il convient de développer une demande d’aide permettant d’aboutir à la définition d’objectifs précis auxquels peuvent adhérer le client et l’intervenant.
A ce niveau de la relation le client a une demande d’aide «travaillable», mais ne sait pas comment s’y prendre. Il a assurément les ressources nécessaires sans pour autant être en mesure de s’en servir. S’il est disposé à suivre et à mettre en œuvre ce que l’intervenant conseille, il s’avère par contre dans l’incapacité d’élaborer sa propre stratégie. A ce niveau de la relation, il s’agit donc de stimuler les capacités d’autothérapie du client.
L’étape suivante et dernière étape du processus relationnel consiste pour l’intervenant à aider le client à appliquer sa propre stratégie. Le principal risque est que l’intervenant accepte mal cette autonomie et qu’il cherche à modifier cette stratégie. Une telle attitude est disqualifiante et donc inadéquate.
C’est à l’intervenant qu’il appartient de créer un climat relationnel lui permettant de s’affilier au client. Pour cela, il doit être capable de se montrer authentique, empathique et avoir le souci du bien-être du client. Le respect des valeurs, des convictions et opinions de son vis-à-vis, même s’il ne les partage pas, s’inscrit dans cette dynamique. L’affiliation ne peut d’ailleurs jamais être considérée comme définitivement acquise, elle doit donc être renouvelée en permanence. Ce climat relationnel constitue la base même de la coopération entre l’intervenant et le client, mais il est encore nécessaire que ce dernier confie à l’intervenant un mandat (demande d’aide). Une fois ce mandat obtenu, il convient d’établir la circularité des mandats afin que le client puisse utiliser ses ressources et développer ses compétences.
«D’une part, le thérapeute doit être accepté comme l’expert, celui qui sait, celui qui peut aider, et dont le patient acceptera l’aide. D’autre part, il use de cette position pour constamment mettre le patient en position d’expert, chercher ses compétences et donner son aval à ses solutions. C’est dans ce va-et-vient, dans cette circularité de mandat que le thérapeute se fait confier pour pouvoir le rendre, que se constitue la spirale vertueuse qui augmente les capacités du patient et du système à résoudre leurs propres difficultés. » 12
Travailler à obtenir un mandat est donc une tâche essentielle revenant à l’intervenant. C’est une condition afin d’être en mesure d’accompagner le client. Si l’intervenant ne se voit pas confier de mandat, faut-il pour autant parler de résistance? Dans cette perspective le terme de résistance est abandonné au profit de celui d’information pertinente devant servir à réorienter l’intervention.
La position adoptée ici est celle qui consiste à concevoir l’objectif de l’intervention comme étant de rendre au client sa liberté de choisir. La dépendance à un produit est marquée par le non-exercice de cette liberté, aussi bien au niveau du sens que le client attribue à sa situation qu’au niveau de sa façon d’agir. Ce non-exercice de la liberté de choisir n’est cependant pas du même ordre que les représentations et comportements attribués au conformisme ou aux habitudes. En effet, de par l’éducation et les apprentissages, ils se sont mis en place et nous évitent ainsi de devoir choisir. Il s’agit d’ailleurs là d’une faculté indispensable à la gestion du quotidien par exemple.
«En quoi ces comportements que nous ne choisissons plus sont-ils différents des comportements symptomatiques? La réponse se situe à un niveau logique au-dessus de celui du simple choix. Ces comportements habituels et automatisés, nous choisissons de ne plus les choisir, de ne plus les soumettre au choix. Quant aux comportements symptomatiques, nous les agissons, non seulement sans avoir l’impression de les choisir, mais aussi en ayant la conviction que nous ne pouvons pas choisir de ne pas les choisir. Vu sous cet angle, l’objectif de la thérapie est alors d’aider nos patients à pouvoir choisir de choisir, à se sentir libres à nouveau d’exercer ou non leur libre arbitre. Telle nous semble être la condition nécessaire et suffisante pour qu’ils parviennent à abandonner leurs symptômes.» 13
«Dès lors, notre objectif en tant que thérapeute n’est pas de changer les patients mais de les mettre dans un contexte où ils pourront choisir de changer. Il ne suffit pas de leur offrir ou de suggérer des alternatives à ce qu’ils vivent. Nous les entraînerions alors dans une relation de dépendance où pour toute décision, tout choix, ils se sentiraient obligés de venir nous consulter. Il s’agit que les patients puissent reprendre la direction de leur vie et la mener dans une direction satisfaisante. » 14
Il s’agit de remettre en marche un processus qui consiste à être placé en situation de choisir de choisir. La responsabilité de l’intervenant est alors celle de créer un contexte où ce processus peut voir le jour. Il appartient ensuite au client de décider d’exercer ou non son libre arbitre. Dans le cas où il décide de le faire, cela va avoir des répercutions aussi bien sur la carte qu’il utilise pour s’orienter dans la réalité que dans les actes qu’il pose.
Il est vain de vouloir faire le bonheur d’autrui contre son gré. Faire sien ce constat implique des conséquences, aussi bien au niveau du regard que l’on porte que de la pratique professionnelle. Dans les professions d’aide, il existe fréquemment la tentation de se substituer à autrui et à avoir ainsi la prétention de savoir ce qui convient à une autre personne. Il est toujours possible d’arguer du fait que nous n’allons pas chercher ceux qui font appel à nos services. Ils viennent de leur bon vouloir, malgré une pression très variable exercée par le contexte. Il ne faut cependant pas en déduire qu’il s’agit pour autant toujours d’une demande d’aide. C’est un raccourci qu’il faut éviter sous peine de méprise quant au niveau de la relation. En effet, cette demande porte parfois uniquement, au départ, sur le souhait de ne plus subir les inconvénients liés à la consommation. Il s’agit alors plus d’une demande d’intervention extérieure réparatrice ayant la faculté d’éliminer quasi magiquement ce qui dérange et fait souffrir. L’assimilation d’une addiction au modèle de la maladie somatique s’avère alors piègeante. Il est donc nécessaire que l’intervenant accepte de reconnaître la diversité des demandes et soit capable d’en tenir compte.
Au Torry, l’intervention va se situer à la croisée entre une perspective orientée vers la stimulation à choisir de choisir et la prise en compte du niveau de la relation. L’intervenant assume ainsi son rôle de créateur de contexte facilitant la démarche du client tout en respectant sa situation. S’il est bien l’expert en relation d’aide, il est indispensable qu’il reconnaisse que le client est assurément celui de sa propre démarche. D’ailleurs, la création d’un contexte permettant au client de choisir de choisir ne peut prendre forme de la même manière à tous les niveaux de la relation. C’est là que s’exerce la compétence de l’intervenant. S’il y réussit, il y a alors progressivement coopération et construction débouchant sur des objectifs et leur mise en œuvre.
Cette perspective repose sur un choix : celui de considérer le client comme une personne ayant des ressources et des compétences, donc comme capable d’être actif dans son propre traitement.