octobre 2005
Olivier Taramarcaz, coordinateur romand de l'action sociale et de la formation continue à Pro Senectute Suisse, Vevey
«Ce que l’esprit ne veut pas savoir (…) nous le savons même si nous ne voulons pas le savoir. Tant qu’aucun mot ne vient (r)établir la vérité, le non-dit se manifeste par des symptômes qui tendent à s’amplifier». Jean Maisondieu (1999,99)
L’alcool peut être utilisé comme un dérivatif, un médicament, une «potion magique» (Gillet, 2003,184), permettant de diluer une sensation de souffrance trop difficile à supporter, de réduire le sentiment de ses propres manques, d’évacuer momentanément le poids d’une histoire chargée de tensions non résolues… Les vertus psychotropes de l’alcool le rendent très attrayant, d’autant plus que ses effets anxiolytiques, désinhibants, euphorisants, anesthésiants sont très rapides, qu’il est facilement accessible, relativement bon marché, socialement valorisé. Cependant, les bénéfices psychologiques d’une consommation d’alcool n’échappent pas au risque d’une dépendance possible, sans que la personne s’en rende compte au moment où cela se produit. Ce qui peut expliquer en partie le déni des personnes concernées, qui n’ont pas appris à s’auto-observer, à prendre conscience de ce qui se passe en soi, à le ressentir, à l’exprimer, à l’analyser.
Pearlin et Scholler (1978; voir Maggiori, 2002) ont exploré la notion de coping en la définissant ainsi: «les choses que l’individu fait pour éviter d’être troublé face à des expériences stressantes». Le stress est considéré comme le deuxième facteur d’influence de la santé des individus pour l’ensemble de la population. Il est considéré comme une «épidémie» par l’OMS. Devant des situations stressantes, menaçant son équilibre, chacun réagit à sa manière pour réduire l’impact négatif du stress sur sa vie quotidienne. Lorsque des conditions de tension durable, ou fréquente, se manifestent dans la vie de tous les jours, la tentation est grande de rechercher à en réduire les effets par une anesthésie du ressenti. Ainsi, les difficultés économiques, les conflits de couple durables, les tensions non résolues avec les enfants adultes, une maladie chronique, un handicap, la dépendance à une autre personne pour les besoins de la vie quotidienne représentent des stress continus qui peuvent entraîner une usure psychologique et entamer la capacité des personnes âgées dans leur sentiment de bien-être.
L’Office fédéral de la statistique (OFS, 2003) indique que la moitié des personnes qui se sont adressées pour la première fois à un centre de consultation en 1997, en 2000, comme en 2001, avaient commencé à consommer de l’alcool vingt ans auparavant. L’abus d’alcool se manifeste comme un véritable problème seulement lorsqu’il atteint un «stade avancé», conséquemment dans la majorité des situations avec «des dommages physiques, sociaux et/ou psychiques irréparables» souligne l’OFS. De surcroît, seulement 17% des personnes souffrant de problèmes liés à l’alcool consultent de leur propre initiative un service d’aide. Parmi les personnes âgées accompagnées à Pro Senectute, le principe des taupes aveugles se confirme, ainsi que l’observe Françoise Ducommun, assistante sociale à la Chaux-de-Fonds: «En dix ans d’activité, toutes les personnes accompagnées concernées par un problème d’alcool étaient déjà dépendantes bien avant l’âge de la retraite, avec de nombreuses aggravations au plan de la vie sociale, de couple, de la santé, avec dans l’entourage ou chez la personne les signes d’un état dépressif persistant, un sentiment de solitude, une situation financière précaire.»
Dans pratiquement toutes les situations évoquées par les professionnels engagés à Pro Senectute, la problématique de la dépendance à l’alcool n’est pourtant pas abordée directement: «La demande porte sur d’autres aspects, comme l’aide financière, un appui à la gestion, la mise en place d’un réseau d’aide à domicile.» C’est ainsi, lorsque d’autres problèmes surgissent, que la nécessité d’entreprendre quelque chose s’impose, souvent avec un entremêlement de difficultés accumulées à plusieurs niveaux, rendant un accompagnement encore plus lourd. Stéphanie Moret, assistante sociale à Pro Senectute Valais, relève la difficulté à mesurer l’impact de l’alcool sur le quotidien des personnes âgées dépendantes, dans la mesure où la consommation d’alcool vient souvent se juxtaposer à des problèmes relationnels: «J’ai accompagné une femme qui a appelé au secours lorsque son quotidien n’était plus gérable. Elle était maltraitée par son ami. Après un lent travail de soutien, cela a conduit à une séparation, celle-ci posant d’autres questions, notamment sur la capacité réduite de cette personne de vivre seule à domicile.» Les situations de maltraitance sont fréquentes dans les situations de consommation d’alcool, aussi chez les personnes âgées. De fait, dans les situations de fragilité psychologique, d’isolement social, de handicap, de dépendance affective, de perte de rôle, la vulnérabilité augmente.
L’histoire de Madame Coralie 1 âgée de 70 ans, mariée durant 36 ans, séparée de son mari depuis 14 ans, raconte la lente dégradation de l’état de santé de son mari, aujourd’hui âgé de 70 ans, dépendant de l’alcool durant toute sa vie active. Tout de suite, elle indique: «Le problème était plus pour mon fils et pour moi que pour mon mari.» Lorsque j’évoque avec elle les circonstances dans lesquelles s’est installée une consommation abusive d’alcool, elle indique: «C’est presque depuis le départ que mon mari buvait. Il avait le permis poids lourd et travaillait chez un marchand de vin. Le soir, il prenait régulièrement des verres au café, et il rentrait de plus en plus tard. On a eu un enfant qui est décédé suite à un accident de voiture. Depuis cet événement dramatique, sa consommation s’est amplifiée. Il se laissait aller comme si la mort de son fils était une excuse supplémentaire pour se saouler. Un autre élément a aussi en partie contribué à une dégradation de la situation. Pour se déplacer à son poste de travail, il devait prendre le train. Le soir, en attendant le train, il passait toujours au café. Parfois, il loupait le dernier train, et ses copains de bistrot le ramenaient… tard. Quelques années après, il a eu un accident sous effet d’alcool. Son permis a été retiré. Il a alors travaillé à la cave. Ce qui n’a guère arrangé les choses… Après la séparation, mon mari a ensuite eu une copine qui buvait aussi. Il a perdu sa place de travail. Il s’est retrouvé au chômage. Puis son amie est décédée. A ce moment-là, il a cherché à reprendre contact avec moi. J’ai accepté de m’occuper des paiements, c’est tout. Son rapport à l’argent a toujours été problématique, dépensant tout ce qu’il avait sans réfléchir. Maintenant, il n’a plus de copains. Il a aussi été renvoyé de son appartement, parce qu’il dérangeait démesurément les voisins. Il a retrouvé un deux pièces… Récemment, il a été opéré d’une tumeur au foie, souffrant d’une cirrhose, la moitié de son foie a été enlevé. Il a pris un peu conscience du risque de mourir qu’il encourt. Je crois qu’il ne boit plus…»
Anne Pittet, assistante sociale à Pro Senectute Fribourg, évoque la situation de femmes qui s’épuisent à domicile à vouloir trouver des solutions pour protéger le conjoint dépendant de l’alcool: «Lorsqu’elles n’en peuvent plus, elles font appel à un service d’aide. Mais elles sont prises dans un conflit de loyauté, un conflit de dépendance. Ces femmes se sentent d’une part prises en otage à l’égard d’un conjoint qui peut menacer de se suicider si elles partent et, d’autre part, ont de la peine à ne pas soutenir leur conjoint devenu âgé, qui a des difficultés liées à la vieillesse en plus des problèmes de dépendance à l’alcool.»
Ainsi, la situation de double dépendance, liée à la vieillesse et liée à l’alcool, crée une difficulté supplémentaire pour la personne proche à refuser de fournir une aide. Une troisième dépendance peut être évoquée, soit la dépendance financière à l’égard du conjoint.
Anne Pittet indique alors un sentiment d’impuissance devant certaines situations tellement lourdes et qui ont duré des années: «J’ai le sentiment de proposer des pistes orientées davantage vers la personne dépendante à l’alcool, qui ne demande rien par ailleurs, qu’en direction de la personne proche, en face de moi, dont je perçois la souffrance et l’épuisement, et qui ne formule pas non plus de demande pour elle.»
Avec l’avance en âge, les personnes ont tendance à réduire leur consommation d’alcool. Cette diminution «spontanée» a notamment été observée chez des personnes avec des fragilités psychiques qui buvaient pour compenser leur mal-être et qui, avec l’âge, ont évolué vers une «normalisation du besoin d’alcool». Mégroz (2000, 38) explicite cette nouvelle attitude de modération par la baisse du seuil de tolérance à l’alcool due au vieillissement: «Avec l’âge, la priorité est mise sur la protection du corps devant les risques accrus de déchéance physique.» Une conscience de soi et des limites de ses capacités adaptatives stimuleraient selon Archambault (1992, 34-35) «un désir de préserver l’énergie restante et de réduire la baisse pulsionnelle».
Les effets négatifs de l’alcool augmentent chez les personnes âgées, d’une part parce que l’organisme supporte moins l’alcool, d’autre part notamment par une altération des facultés visuelles, un plus grand risque de perte d’équilibre, une diminution du contrôle sphinctérien. Ainsi, même en quantité modérée, la consommation d’alcool chez une personne âgée peut avoir des conséquences graves: chute, confusion, état de somnolence. Les accidents vasculaires cérébraux peuvent aussi être une conséquence de l’abus d’alcool. Une altération du système immunitaire favorise l’apparition d’infections rendues plus difficiles à soigner. Par ailleurs, la combinaison alcool et sédatifs, somnifères, calmants, analgésiques, antidépresseurs, hypotenseurs…, largement consommés par ce groupe de population, forme des cocktails implosifs.
Outre l’aggravation potentielle des situations de dépendance à l’alcool dans la vie adulte, qui se prolonge durant la vieillesse, il y a un véritable enjeu de santé publique pour le tiers des personnes âgées qui sont des «débutants tardifs», ayant commencé à boire «abusivement» après 60 ans. Ces personnes ont développé en quelque sorte un «alcoolisme réactionnel», comme moyen de faire face à la nouvelle étape de la retraite et aux enjeux sous-estimés, voire occultés jusque-là… Je soulève ici en particulier la difficulté pour une partie des jeunes retraités à envisager cette phase de transition. Les événements qui ont été enfouis, occultés, reviennent à la surface dans les phases de vie de transition, ou de bilan.
L’alcoolisme chez les personnes âgées tend à être occulté non seulement par les personnes elles-mêmes, mais par l’entourage, ainsi que par les professionnels. La tendance des personnes âgées concernées par une consommation abusive d’alcool est de «s’alcooliser seules, chez elles». De ce fait, elles sont placées dans une situation d’invisibilité sociale, avec comme conséquence que l’environnement social tend aussi à les ignorer. Les attentes à l’égard des personnes âgées de la part de la société sont souvent réduites à des recommandations que Guillemard (1997,23) qualifie de «plates»: «Restez actifs, trouvez un centre d’intérêt, n’en faites pas trop, soignez-vous, nourrissez-vous bien». Ce temps libre peut aussi devenir un temps vide, de désorganisation, d’ennui. L’arrivée de la retraite ne constitue pas une potion miraculeuse. De jeunes retraités y font écho à leur manière: «On attend la surprise du jour, il n’y en a pas».
L’abus d’alcool chez les personnes âgées de plus de 75 ans peut aussi être considérée comme une forme de défense, de résistance aux tensions intrapsychiques liées à la difficulté à appréhender la fin de sa vie: «Les appréhensions face à la mort inévitable, face à la souffrance morale et physique qui peut la précéder ainsi que face à la solitude qui l’accompagne, amènent certaines personnes âgées à s’anesthésier pour s’éviter une trop grande lucidité en rapport à ces appréhensions ou au maintien de contacts stériles avec une vie qui n’est plus la leur.» (Letourneau, Vermette, Barbeau, 1987, 69-71) L’alcoolisation peut représenter un moyen de sauver son image idéale. D’échapper à la contrainte d’affronter sa propre insuffisance.
Pour supporter l’absence de l’attention, l’absence de la sollicitude de l’autre, pour supporter l’indifférence sociale à l’égard de soi, mais aussi sa propre difficulté à affronter son vieillissement, la disparition est une stratégie jugée efficace. Elle est en correspondance à l’absence de regard des autres: comme je n’existe pas aux yeux des autres, je réponds par ma propre disparition, en renonçant à mon propre regard. En étant sous effet d’alcool, je ne vois plus l’autre qui ne me voit pas et je ne vois plus qu’il ne me voit pas. Je suis dès lors en arelation avec cet autre qui n’attend rien de moi, en attendant moi-même rien de moi-même, et en me soustrayant à la propre conscience de mon être au monde, en me soustrayant à ma capacité réflexive. Le livre «La disparition», de Georges Perec, illustre bien ce phénomène. Tout le livre est composé sans usage de la lettre «e». Le fait de ne pas évoquer en préambule le choix de ne pas utiliser la lettre «e», tout en ne l’utilisant à aucun moment, mais en l’indiquant par le titre même, en rouge, crée cette situation où l’absence de la lettre «e» n’est pas perceptible à la lecture de l’ouvrage. Ainsi, nombre de journalistes critiques du texte ne l’ont pas remarquée. Il en est de même pour notre relation à l’autre qui ne nous intéresse pas. Nous l’ignorons de fait, c’est écrit sur notre visage. Cependant, nous ne le disons pas clairement. Le ressenti passe alors par les pores. Et cet autre qui n’existe plus organise sa propre disparition, en conformité au non-dit social de rejet du vieux qui rappelle ce que soi-même nous refusons de reconnaître comme appartenant à notre propre condition humaine (Voir Maisondieu, 1999).
Pour les proches familiaux, ou pour les aidants formels, la dépendance à l’alcool peut être sous-estimée, voire considérée comme «solution palliative» (Menecier et al, 2003, 135). Cette attitude demande à être interrogée de la part des soignants, notamment en lien avec l’hypothèse sous-jacente qu’une personne âgée dispose de moins de capacité à renoncer à une consommation d’alcool problématique pour elle. «Peut-on envisager que, contrairement à l’idée reçue, le sujet âgé puisse aussi souffrir des conséquences de sa consommation d’alcool et tirer bénéfice d’une réduction des prises en cas d’usage nocif ou d’un sevrage en cas d’alcoolodépendance? En d’autres termes, reconnaître, considérer la souffrance du sujet âgé, en lien avec sa consommation d’alcool devenue délétère, est la première étape vers les soins» (Menecier et al., 2003, 136).
Il semble qu’une majorité de personnes âgées confrontées à une dépendance à l’alcool, ainsi que les proches, ne bénéficient pas d’un accompagnement approprié en lien avec le traitement de la dépendance alcoolique. A titre d’illustration, dans le canton de Fribourg, les centres de traitement pour alcooliques n’acceptent pas de personnes en âge AVS. Anne Pittet, assistante sociale à Pro Senectute, soupire: «Ils doivent alors se rendre à l’Hôpital psychiatrique pour un sevrage, mais pour une durée brève et sans un véritable accompagnement psychosocial. Le réseau institutionnel de soutien aux personnes âgées dépendantes de l’alcool est très restreint. Les portes se ferment du fait de l’âge…» Par ailleurs, combien de professionnels sont vraiment en mesure d’accompagner des personnes âgées en prenant en compte la multiplicité des facteurs en jeu, tant les situations apparaissent comme impossibles à démêler? Combien de professionnels spécialisés en gérontologie sont au fait des enjeux de la dépendance à l’alcool? Combien de professionnels spécialisés en alcoologie sont en mesure d’accompagner des personnes âgées dépendantes de l’alcool en prenant en compte les enjeux du vieillissement?
La vieillesse peut représenter une étape de vie difficile durant laquelle le risque de consommer abusivement de l’alcool est réel, bien que sous-estimé, sous-diagnostiqué, et sous-traité. Menecier et al, (2003, 38) interrogent cette réalité en ces termes: «Il semble indispensable de prendre en compte les possibles difficultés des soignants dans cette gestion.» Si cette dimension n’est pas prise en compte, les professionnels du secteur médico-social développeront aussi une relation d’aide marquée par une attitude défensive, par des préjugés, par l’évitement, par le recours à des formules, à des règles formelles, sans être en mesure de véritablement soutenir ces personnes ni de les accompagner vers une possibilité de changer leur regard sur elles-mêmes.
La phase de vie de la retraite constitue une étape importante de recherche de pacification avec soi-même, et avec les autres. Si ce chemin ne peut être emprunté, alors le risque de cristallisation, d’enfermement, peut constituer une option de survie, par le retrait symbolique de son monde intérieur, devenu trop sombre, par le retrait d’une vie relationnelle significative, devenue fragile, par le retrait d’une vie sociale locale, ne parvenant pas à trouver sa place dans son village, son quartier. Comme l’indique Danielle Bastien (2002,194) sur le processus de relecture de vie: « Dans certains cas, ce qui est transmis entre les sujets s’élabore un peu plus à chaque génération. L’effet de la parole énoncée permet alors qu’à chaque génération les enjeux soient recomposés, remétissés, renoués de manière différente, installant ainsi une création symptomatique espérée moins souffrante. Dans d’autres cas, par contre, la transmission est non élaborée, transmise “brute” sans possibilités directes d’appropriation par les différentes générations. Ce qui est alors transmis l’est sous une forme non élaborable par le biais habituel de la recomposition symptomatique. C’est une béance qu’il faudra d’abord cerner, entourer, délimiter avant qu’elle puisse être énoncée. (…) Qu’est-ce qui peut nous permettre de comprendre que, dans certains cas, il s’agisse de transmission positive, c’est-à-dire en élaboration constante et, dans d’autres, qu’elle soit négative, c’est-à-dire encryptée, encapsulée, venant de la sorte faire retour dans la réalité à travers les générations sans pouvoir être décodée par les sujets, c’est-à-dire en étant essentiellement subie dans son poids de réel?»
Madame Coralie, a eu très tôt conscience d’une situation impossible: «Il y a très longtemps que je voulais me séparer de mon mari, qui de toute façon ne rentrait que très peu à la maison. Il était par ailleurs colérique, et parfois violent ». Et de rajouter dans un timbre de voix plus retenu: «Dans le fond, je pense que j’en avais peur et que je n’osais pas partir. J’avais peur des représailles. Il rentrait parfois à 23h00, en «m’engueulant» parce que je ne me levais pas pour lui servir à manger. Cela lui arrivait régulièrement de crier, de taper les portes, voire de lancer à travers l’appartement du pain… Il me provoquait aussi verbalement de manière agressive, méchante: «alors, la vieille elle n’a pas l’air contente de me voir…». Il me traitait durement. Ce à quoi je ne réagissais pas, parce que sinon, cela aurait de toute façon accentué son agressivité. J’ai vécu ainsi dans le silence, sans chercher à parler de ce que je vivais. J’ai vécu des moments très difficiles. J’ai vu mon enfant de quatre ans se faire emporter par une voiture sur trente mètres. Je l’ai vu mourir sous mes yeux. Quatre mois après, mon papa s’est pendu. Ma maman est morte quelques mois plus tard. J’en ai beaucoup souffert. A mon époque, il n’y avait pas de soutien psychologique. Je me suis retrouvée seule, démunie. Puis, nous avons eu un autre enfant. J’ai reçu un réel et précieux soutien de la part de mes sœurs. Nous étions très proches. La première année que j’ai quitté mon mari, je ne pouvais pas en parler. Je culpabilisais. J’avais beaucoup de peine à admettre le fait d’être séparée Je me faisais encore du souci pour lui. J’avais peur qu’il n’arrive plus à s’occuper de lui… C’est mon fils qui m’a aidée à prendre cette décision. C’est lui qui m’a trouvé un appartement. J’avais malgré tout peur de ne pas pouvoir m’en sortir financièrement, car j’avais un petit salaire. Je n’ai jamais touché un centime de mon mari après la séparation.
Aujourd’hui, nous sommes séparés, sans être divorcés. J’ai toujours gardé le même nom. J’ai toujours travaillé pour pouvoir assumer les charges familiales, durant 30 ans. Je n’ai pas eu de 2ème pilier. Je dois faire avec le minimum vital. Mais j’ai appris à vivre simplement. Je ne suis jamais partie en vacances de ma vie. Aujourd’hui, je ne peux même pas envisager prendre un billet de train pour aller par exemple me promener une journée à Genève. Toute ma vie, j’ai dû compter, calculer, pour arriver à la fin du mois. J’ai appris à me contenter de peu. Pour moi, le minimum me suffit. Aujourd’hui je suis heureuse. Ce qui compte pour moi, c’est la paix. Nous nous voyons souvent avec mon fils. J’aime m’occuper de mes petits-enfants, les recevoir, rendre service à mes proches. Cela a beaucoup plus de valeur que ce que je pourrais m’offrir avec de l’argent. Aujourd’hui, je peux sortir avec des amies. Je n’ai pas besoin de rendre compte à quelqu’un à quelle heure je rentre. Je n’ai pas peur de rentrer à la maison. Maintenant, cela fait 14 ans que je suis seule. Je suis heureuse d’avoir pris cette décision. Je me sens enfin bien».
Qu’est-ce qui fonde le sentiment de confiance en soi? De confiance à l’égard de ce qui survient? Finalement, est-ce que l’acceptation a quelque chose à voir avec la capacité d’envisager des adaptations tout au long de sa vie, de négocier avec la question du sens que chacun nourrit en rapport avec sa vie? L’adaptation n’est pas à saisir comme un simple comportement adaptatif, mécanique. Elle est plutôt à considérer comme un va-et-vient entre introspection et expression de soi, entre écoute de sa vie intérieure, de ses sentiments, reconnaissance des faits et événements qui constituent son histoire, évaluation et réorganisation de ses choix de vie. Le récit de Madame Coralie l’exprime avec une authenticité reflétant une démarche d’intégrité.
Ainsi, en acceptant de revenir sur certains aspects de sa vie, nous pouvons construire du sens, établir des liens, intégrer des événements particuliers, mettre en perspective des aspects qui apparaissaient comme hétéroclites, percevoir une cohérence dans notre manière d’être au monde, faire évoluer les représentations de soi, être plus nuancé dans son bilan de vie, être plus compatissant avec soi-même, consolider son identité personnelle et sociale, développer la confiance et l’estime de soi, rechercher la paix intérieure, s’orienter vers la sérénité. Hilmann (1993) invite à rapatrier dans nos vies la dimension dramatique de la vie, qui rejoint l’universel, l’existentiel, l’expérientiel. Il émet des réserves à l’égard d’une psychologie pétrie de science, mais désymbolisée, déracinée de l’historicité de chaque vie. Se mettre à l’écoute de soi est une manière de s’approprier son parcours de vie, en allant à sa propre rencontre, en renouant avec son histoire, pour la recomposer, pour la déployer dans sa musicalité à soi.
L’identité personnelle se forme dans une attitude réflexive. Celle-ci peut être favorisée par une relation signifiante, dans laquelle la sollicitude de l’autre m’aide à affronter ma propre insuffisance. D’abord en prenant conscience de ma manière de penser et d’agir. Puis, dans le fait de le communiquer à quelqu’un d’autre. Par le récit, je peux commencer à élaborer une mise en lien entre les événements, entre les histoires… Comme l’exprime le psychanalyste jungien Hillman (1993): «Parfois, ce ne sont pas les personnes qui ont besoin d’être soignées, mais leur histoire.»
La vocation de Pro Senectute n’est pas de se focaliser uniquement sur les situations à risque, mais d’œuvrer au renforcement du bien-être dans la vieillesse, en touchant le plus grand nombre de personnes. Cependant, sur les questions de la retraite et de la vieillesse, nous devons nous pencher sur la situation des personnes les plus fragilisées, trouver des moyens de leur apporter un soutien concret, prévenir certaines difficultés. C’est le postulat de Françoise Ducommun, assistante sociale: «En permettant aux gens de se rencontrer et d’échanger, cela les aide à relativiser les différentes difficultés auxquelles elles sont confrontées en constatant que ces difficultés ne représentent pas une faiblesse personnelle, uniquement individuelle, soulignant un manque d’adaptation de leur part, mais qu’elles font partie des difficultés propres à la population de leur âge, voire aux types de problèmes qu’elles ont dû affronter.»
Ainsi, en réduisant les facteurs de stress chronique, en accompagnant les personnes dans une démarche réflexive autour des événements critiques de leur histoire de vie, en offrant aux personnes des possibilités de participer à la vie sociale, elles éprouveront peut-être alors moins le besoin de compenser les pertes successives par une consommation abusive d’alcool. A ce titre, un projet me semble significativement orienté vers une démarche de participation sociale: «Quartiers solidaires» est un projet initié à Pro Senectute Vaud, visant à développer avec les habitants des quartiers des actions qu’ils estiment utiles, pour favoriser les liens sociaux, la rencontre, le dialogue entre générations. Cela se traduit par des espaces ouverts à chacun, quel que soit son âge, sa culture, sa situation personnelle, espaces dans lesquels il devient alors possible de trouver une place, de communiquer avec quelqu’un, de se sentir appartenir à une société vivante, de jouer un rôle. Il s’agit moins alors de trouver des réponses efficaces que d’inventer, de créer des espaces favorisant les échanges, la convivialité, l’expression d’une vie humaine, nourrie par la rencontre avec d’autres personnes, dans une reconnaissance mutuelle (Taramarcaz, 2000; 2005a; 2005b; voir le site www.intergeneration.ch).
Nos institutions visent surtout l’efficacité. Mais comment savons-nous que nous sommes efficaces? J’ai envie de vous raconter une histoire: un jour, un homme assis dans le train, entre Martigny et Genève, en face de qui je me trouvais, lançait de temps à autre par la fenêtre de la poudre qu’il sortait d’une boîte qui avait l’air précieuse. Au bout d’un moment, je lui demandai pourquoi il lançait cette poudre par la fenêtre. Il me répondit: «C’est de la poudre anti-éléphant». Je lui rétorquai: «Mais il n’y a pas d’éléphant entre Martigny et Genève». Il me répliqua alors: «C’est parce que ma poudre est efficace». Est-ce que nous sommes efficaces parce que les réponses que nous donnons ne répondent à aucune question? Ou alors est-ce que nous sommes efficaces parce que dans les actions que nous mettons en place se joue quelque chose? Parce que l’on y découvre son humanité en formation? Homo Sapiens contient en lui le parfum puisque sapiens signifie sentir les saveurs et les fragrances (Serres, 1991,120). Ce sont tous les sens qui définissent l’homo sapiens: le goût, l’ouïe, l’odorat, le toucher, la vue… et la parole.