octobre 2005
Odile Mollard, infirmière au Centre d'action sociale et de santé, CASS de Meyrin, Genève
Depuis fort longtemps, la population genevoise porte un intérêt à l’aide et l’accompagnement à domicile de personnes en difficulté sociale ou sanitaire. L’Hospice Général (HG) et la Fondation des services d’aide et de soins à domicile (FSASD) collaborent depuis 2001 au sein de 22 Centres d’action sociale et de santé (CASS) répartis géographiquement dans tout le canton. Chaque CASS, placé sous la responsabilité d’un administrateur, est composé d’une unité d’aide et de soins (une ou plusieurs équipes), d’une unité d’action sociale individuelle et d’une unité d’accueil.
L’aide à domicile s’adresse à des personnes dont l’état de santé physique ou mentale nécessite des soins, du soutien ou de l’aide temporairement ou durablement. Le but de cette aide est de favoriser le maintien à domicile des clients dans des conditions qui correspondent à leurs besoins.
Les prestations proposées se situent dans plusieurs domaines: soins infirmiers, soins d’hygiène corporelle, tâches ménagères, ergothérapie, livraisons de repas, mise en place d’appareils de sécurité, ainsi que logement dans des appartements avec encadrement social de proximité. Ces prestations sont offertes à tout type de clientèle, de tout âge. Les 73% de la clientèle ont atteint l’âge de la retraite.
Nous observons, au niveau infirmier, qu’une partie non négligeable de notre clientèle du troisième âge souffre de dépendance à l’alcool. Pour un certain nombre de ces clients, les diagnostics infirmier et médical sont clairement posés. Pour d’autres, par contre, aucun diagnostic n’est posé, même si les professionnels de la santé (aides à domicile, aides familiales, livreurs de repas, gérantes sociales) observent qu’ils consomment abusivement de l’alcool.
Les soins à domicile donnent aux professionnels de la santé le privilège d’être en lien direct avec le client et son environnement. Les observations de son milieu de vie, de ses habitudes, ainsi que le recueil de données concernant son histoire de vie, sont des éléments importants d’informations.
Si un problème lié à la consommation d’alcool peut exister avant l’âge de la retraite et se poursuivre, on peut également observer qu’il peut se développer après. De nombreux facteurs de risques liés à cette période de la vie peuvent favoriser l’accentuation d’un tel problème. A titre exemplaire seront mentionnés la perte du conjoint ou l’arrêt d’une activité professionnelle, qui peuvent entraîner une diminution des liens sociaux pouvant aller jusqu’à l’isolement; pour combler cette solitude, le petit verre d’apéritif de weekend devient quotidien, habituel, et la dépendance peut s’installer à l’insu du consommateur.
En tant que professionnel se rendant à domicile, il est fréquent de constater des signes de dépendance à l’alcool chez les clients. Mais c’est seulement après plusieurs visites, et une fois une relation de confiance installée entre le client et le soignant, que le problème de la consommation d’alcool pourra être abordé. Ceci se fera dans le respect et avec délicatesse, par des paroles exemptes de jugement ou d’accusation.
La demande de soins émanant de clients ayant une dépendance à l’alcool n’est pour le plus souvent pas en lien direct avec la problématique de l’alcool, cette clientèle présentant des souffrances nombreuses et variées. Le diagnostic médical ainsi que nos premières interventions sont basés d’abord sur ces autres problèmes (troubles de la mémoire, chute, douleurs, etc.), car il n’est pas aisé pour la personne en souffrance de reconnaître sa dépendance à l’alcool.
Exemple:
Monsieur Pierre est âgé de 75 ans. D’origine italienne, il vit en Suisse depuis cinquante ans. Sa consommation d’alcool, principalement de vin rouge, remonte à plusieurs années. C’est seulement après lui avoir prodigué des soins pendant plusieurs mois que j’ai pu parler de son problème lié à sa consommation d’alcool, en faisant le lien entre certaines de ses douleurs et son abus d’alcool. Il a banalisé et a estimé que le vin qu’il buvait n’était pas un problème (malgré une consommation de trois bouteilles par jour).
Monsieur Pierre est hospitalisé deux à trois fois par an pour chute à domicile ou sur la voie publique. A chaque sortie de l’hôpital, il promet de diminuer sa consommation d’alcool. Depuis cinq ans, nous sommes toujours dans le même scénario. Une prise en charge de ce problème n’a jamais vraiment été entreprise.
Dans certaines situations, même si l’isolement social est une cause reconnue de l’alcoolisme, l’augmentation de la fréquence des passages des soignants et/ou de bénévoles ne change rien. Au contraire, ces clients peuvent se sentir envahis, leur angoisse redouble et ils l’apaisent avec la consommation d’alcool. L’alcool est devenu la compagnie avec laquelle ils se sentent bien mais qui les a rendus également dépendants.
Si nous ne pouvons pas avoir d’action sur la consommation d’alcool de nos clients, nous essayons au moins d’être attentifs à ce qu’ils consomment «en sécurité».
Exemple:
Madame Charlotte, d’origine suisse, est âgée de 63 ans. Elle a occupé un poste important dans un banque. Elle vit seule et son état de santé ne lui permet plus de sortir de son appartement. Auparavant, elle ne sortait que pour faire ses courses et achetait principalement de l’alcool. Maintenant, elle se fait livrer par une société privée des cartons de bouteilles de bière et de vin rouge. Elle ne cache plus ses bouteilles d’alcool et nous demande de les lui mettre près de son lit. Son médecin traitant connaît bien la dépendance à l’alcool de sa patiente, qui est capable de discernement et refuse de se faire soigner. Lorsque nous essayons de la rendre attentive à sa consommation abusive d’alcool, elle répond qu’elle est chez elle, et qu’elle est libre de faire ce qu’elle veut.
Cette situation est difficile car nous assistons démunis à son alcoolisme. Nous ne pouvons malheureusement qu’essayer de limiter ses chutes en lui mettant ses «cannettes» à sa portée.
Dans les situations où la personne âgée se met régulièrement en danger à cause de sa dépendance à l’alcool, il serait important de pouvoir faire appel à une structure de soins spécialisés dans ce domaine et d’intervenir ensemble au domicile du client. La tâche des soignants serait alors d’obtenir du client le consentement à une telle intervention.
L’intervention brève
A domicile, nous pouvons avoir une action préventive sur les clients en nous efforçant de les sensibiliser à leur consommation journalière ou périodique d’alcool. Nous essayons, avec le client, d’identifier les raisons et les circonstances qui le poussent à augmenter sa consommation d’alcool. Nous le rendons vigilant à la facilité de dérapage lors d’une consommation abusive. Nous l’encourageons à diminuer les boissons alcoolisées.
Le lien thérapeutique
L’intervention du soignant est essentiellement basée sur le renforcement du lien thérapeutique avec le client. Le professionnel est attentif à avoir un échange sans jugement ni paroles culpabilisantes; l’écoute et le soutien sont primordiaux face à cet être en souffrance. Il est nécessaire de réfléchir à une intervention régulière, basée sur des objectifs précis à moyen et long termes; dans ces situations, que je qualifierais de dramatiques, il est en effet illusoire de penser à court terme. Il ne suffit pas de dire «il n’a qu’à arrêter de boire et ça ira mieux » car le mal est plus profond et ne dépend pas d’une question de volonté. La dépendance à l’alcool est une vraie maladie, et l’adéquation de la prise en charge entre l’équipe de soins et le médecin ne peut se faire qu’avec le consentement du client.
Information
Parallèlement, notre rôle en tant que soignants à domicile est aussi de donner des informations sur tout ce qui est possible de mettre en place pour aider ces clients en désarroi.
Formation
Tout le personnel de la FSASD en contact avec la clientèle doit suivre une formation obligatoire en santé mentale. Ces formations permettent au personnel de mieux comprendre certains comportements des clients, d’avoir une attitude plus professionnelle et de moins s’épuiser. Dans le domaine des addictions, la préférence de formation sera en lien avec l’alcool. Depuis deux ans, une infirmière clinicienne en santé mentale est présente dans chaque CASS, dans le but de soutenir et d’aider les membres de l’équipe confrontés à des situations complexes. Par une analyse de situation d’un client avec la clinicienne, des pistes ou des solutions peuvent être trouvées, la tension des intervenants diminue et le client en bénéficie indirectement.
Le réseau primaire
La famille et l’entourage de la personne alcoolique sont des collaborateurs à part entière dans l’aide apportée. Il est nécessaire qu’ils puissent prendre du recul afin de ne pas se sentir coupables ou responsables de l’alcoolisation de leur proche, de ne pas se sentir isolés ou d’être pris dans un système de dépendance. Ils peuvent faire appel à des associations d’entraide tel que Al-Anon.
Exemple:
Madame Louise est âgée de 80 ans, elle vit seule depuis le décès de son mari il y a dix ans. Elle souffre de solitude, et a utilisé le vin blanc comme soutien. Une amie lui fait ses courses, et a réussi à diminuer très progressivement la quantité de bouteilles de vin blanc qu’elle lui apporte. La cliente a eu des comportements agressifs vis-à-vis de cette amie, mais nous avons pu, en tant que soignants, soutenir et encourager autant la cliente que son amie dans cette démarche de diminution de consommation d’alcool. Madame Louise est maintenant sevrée depuis deux ans, elle ne boit plus d’alcool et «cela ne me manque pas » dit-elle.
Conclusion
Les problèmes liés à la consommation d’alcool sont fréquents aussi auprès des personnes âgées demandant de l’aide et des soins à domicile. Les soignants à domicile ont un rôle privilégié pour dépister les problèmes d’alcool. Si plusieurs moyens d’action sont à leur disposition, et notamment par le biais d’une formation en adéquation avec les problèmes rencontrés, ils se retrouvent cependant parfois limités dans l’aide qu’ils peuvent apporter, notamment face à un refus de se soigner. Des relais avec d’autres intervenants spécialisés dans le domaine des soins de la dépendance sont à envisager pour favoriser des leviers de changement chez les personnes concernées.
Merci au Dr Beat Stoll pour sa relecture.