décembre 2011
Fabrice Olivet (Auto Support des Usagers de Drogues (ASUD), France)
L’usage de drogue et la folie forment un couple étrange dont les relations évoluent au fi l du temps, selon des critères qui relèvent plus de la culture et de la morale que de la médecine. Aujourd’hui, le concept d’ «addiction aux drogues» considérée comme une «maladie chronique du cerveau récidivante» renvoie les usagers vers le monde de la psychiatrie, une planète qu’ils avaient cru pouvoir quitter grâce à la politique de réduction des risques. La psychiatrisation accrue des problèmes de drogues est-elle une avancée scientifique ou une arme supplémentaire au service de la répression des comportements «déviants» ?
La «schnouf», la «coco», les morphinomanes, ce vocabulaire aux réminiscences désuètes nous parle d’un monde disparu, celui de la drogue des années trente. Curieusement c‘est un univers spontanément associé à la brutalité carcérale des hôpitaux psychiatriques. La littérature de drogue, du Feu-follet à Antonin Arthaud en passant par William Burroughs véhiculent ce topos: le drogué est un fou (même s’il n’en a pas conscience), sa course absurde vers les paradis artificiels ne peut le mener qu’à la démence et sa conclusion institutionnelle: l’enfermement.
La guerre à la drogue, matérialisée par la loi du 31 décembre 1970, n’a pas amélioré les choses. Le portrait du toxicomane qui se dégage de son dispositif oscille entre le malade mental, dangereux pour lui-même et pour les autres, et le délinquant antisocial.
Face à ce durcissement législatif, la réaction des «intervenants en toxicomanie» fut ambiguë. Ils ont accepté la politique anti-drogue, y compris la prohibition des seringues décrétée en 1972, tout en affichant une forme de résistance. Sur les brisées de l’anti-psychiatrie, Claude Olivenstein, figure tutélaire du secteur, a proposé une lecture à la fois philosophique et sociologique de la condition de «drogué». Il s’intéresse à ses contradictions psychiques, à sa révolte à l’égard du système de valeurs bourgeoises, comme on disait alors. Autant de choses qui ramènent le débat sur le pourquoi, plutôt que sur le comment. L’hôpital Marmottan devient la référence. Peu de médicaments mais des discussions de groupes, une porte ouverte 24 heures sur 24. La psychanalyse, les thérapies douces, voire l’approche communautaire prennent donc le pas sur la psychiatrie.
C’est la grande époque des post cures et autres centres «baba cool» où sont accueillis les toxicos à grand renfort d’ateliers de poterie et de légumes bio. Si l’enfermement psychiatrique continue d’appartenir à l’environnement immédiat des usagers, il est de plus en plus connoté négativement. Un exemple caractéristique de cette modification de sensibilité est le film «Family life» (1971) où la psychiatrisation forcée d’une jeune Américaine est présentée comme une sorte de brimade médiévale mise en scène avec une particulière cruauté.
L’épidémie de sida qui a brutalement modifié la condition des usagers de drogues n’a fait que renforcer ce mouvement de défiance à l’égard des psychiatres. Devenus vecteurs de transmission d’un virus mortel, les «drogués» ont enfin bénéficié des dispositions pragmatiques de la politique de réduction des risques déjà mise en œuvre dans de nombreux pays. En catastrophe, la France a adopté une cascade de lois et de réglementations ayant pour but d’assouplir le régime de relégation auquel étaient soumis les héroïnomanes depuis des lustres. L’abolition du décret d’interdiction de la vente de seringue en pharmacie en 1987, puis la mise à disposition progressive des traitements de substitution de 1993 à 1996, en passant par la mise en place de centre d’accueil dit à «bas seuil d’exigence», forment la base de cette nouvelle approche de la question des drogues. La politique de réduction des risques devient l’horizon indépassable de la prise en charge des usagers. À ce stade, la psychiatrie est, de fait, objectivement disqualifiée.
C’était sans compter sur la virulence de l’idéologie anti-drogue pour laquelle la folie est une composante nécessaire de l’usage, voire sa finalité. Les psychiatres discrédités, une première fois par les travailleurs sociaux des années 70 et une seconde fois par les médecins généralistes et les spécialistes du sida, ont pris leur revanche grâce à un nouvel habit taillé sur mesure: celui d’addictologue.
Le sel de l’histoire réside dans le fait que, tel un coucou habile à se glisser dans le nid des autres, la psychiatrie est revenue s’installer au cœur du champ addictologique en détournant à son profit les succès de la médicalisation. En effet, après des années d’indifférence à l’égard des aspects somatiques de l’usage, la réduction des risques s’est battue pour amener les médecins à s’intéresser aux drogues et à la façon dont elles étaient consommées.
Plus largement, de nombreuses voix se sont élevées pour rapprocher drogues licites et illicites dans des processus neurobiologiques comparables. Ces efforts méritoires ont débouché sur la naissance d’un monstre: l’addictologie hospitalo-universitaire, une entité sortie toute armée des cartons de l’Etat. On passe des notions transgressives (délinquance, contre culture, marginalité) à la mécanique de l’usage et au rôle des substances consommées (pharmacologie). De nouveaux acteurs deviennent les figures incontournables de la réflexion sur les drogues: les laboratoires pharmaceutiques, concepteurs de traitements de substitution, les mandarins de l’université et la recherche fondamentale en sciences dures qui investit le champ des drogues via la neurobiologie et la génétique. La réduction des risques avait fait un bout de chemin avec la lutte contre la prohibition des drogues, l’addictologie ramène les usagers vers les psychiatres avec, en prime, la mise à l’index des abuseurs de produits licites.
Aujourd’hui, les usagers de drogues sont à nouveau confrontés à une psychiatrisation croissante. La plupart des addictologues viennent du champ de l’alcoologie ou de la neurobiologie. La figure du psychiatre a retrouvé une légitimité renforcée par le type de population prise en charge par les centres d’accueil. La stigmatisation accrue des comportements addictifs établit une sélection à la porte: seuls les plus vulnérables acceptent de se montrer au grand jour. De nos jours, le qualificatif de toxicomane équivaut à une sentence à vie de malade chronique récidivant, comme il est précisé dans les textes. Avec une telle signalétique, la plupart des usagers insérés socialement se gardent d’être identifiés par le secteur du soin, laissant la place aux personnes en grande précarité sociale.
La fréquence des comorbidités psychiatriques au sein de la population fréquentant les centres de soin (CSAPA et CAARRUD) confirme l’idée que l’usage de drogues est une maladie du cerveau. Malheureusement, cette préemption de la psychiatrie sur le débat se conjugue avec un renforcement constant de la répression qui condamne, plus que jamais, les usagers de drogues à une double peine: malades chroniques mais aussi délinquants.
Chaque année, le nombre d’usagers – principalement de cannabis – placés en garde à vue augmente. Chaque année, les statistiques publiées sur le volume des consommations de drogues illicites battent des records, notamment en ce qui concerne le cannabis et la cocaïne. Certes, les drogues agissent sur le cerveau, elles peuvent être la cause de graves dysfonctionnements psychiques, mais vouloir absolument régler le problème entre les deux mâchoires de la psychiatrie et de la prison est un leurre criminel.
Il existe d’autres espaces, explorés temporairement au moment de l’épidémie de sida où l’usage fut abordé sous l’angle du remède à l’angoisse, du réflexe culturel, voire du plaisir des sens, autant de choses qui nous semblent aujourd’hui aussi indéfendables que le terrorisme ou le culte de Staline.