avril 2006
Yaël Liebkind, Coordinatrice de l'association Rien ne va plus, Genève
De nombreux auteurs s’intéressent à l’influence des nouvelles technologies de l’information et de la communication (TIC) tels qu’Internet ou le jeu vidéo sur l’individu et son environnement. Ceux-ci regroupent les activités ludiques (jeux), les activités de contact (courriels, forums, chats, les sites de rencontres, les blogs), les activités d’information et les pratiques sexuelles par les sites pornographiques. La réglementation de ces activités est quasi inexistante, hormis dans le domaine de la pornographie et la pédophilie 1. L’utilisation de l’outil informatique, de l’écran électronique, y compris la téléphonie portable, est valorisée, même pour les activités de divertissement; celles-ci sont aujourd’hui si répandues qu’elles en deviennent banales.
Les jeux de rôles en ligne (RPG), répertoriés sous l’appellation «massive multi online role play games» (MMORPG), tels que «EverQuest», «Dark Age of Camelot», «World of Warcraft» sont des jeux en réseau. Ils se jouent en connexion, principalement sur ordinateur, et peuvent accueillir des milliers de joueurs en même temps. C’est le cas du «World of Warcraft» qui comptabilise aujourd’hui 5 millions de copies vendues dans le monde. Le coût moyen d’un jeu DVD est de 80.- et l’abonnement coûte entre 10.- et 20.- par mois: pour un million de joueurs abonnés et par année, un DVD rapporte 80 millions de francs d’achat et jusqu’à 120 millions de francs d’abonnement. On mesure ainsi les enjeux commerciaux qui y sont associés.
Au-delà des discours visant à réfuter ou à démontrer les liens de cause à effet entre certains problèmes psychologiques et l’utilisation excessive de l’outil informatique et des jeux sur écran, les intervenants ont à s’interroger sur le phénomène, la généralisation de l’utilisation des technologies de l’information et de la communication et de l’impact qu’ils ont sur les rapports sociaux.
Le centre de prévention du jeu excessif «Rien ne va plus» a été créé en 2000. Depuis cinq ans, les demandes de conseils et d’orientation concernant les problématiques associées aux jeux de hasard et d’argent (JHA) affluent, augmentent et se diversifient chaque année. L’offre de jeu s’accroît et expose la population aux jeux de toutes sortes; de ce fait, un nombre toujours plus important de personnes rencontrent des difficultés avec les jeux. L’information sur la problématique du jeu, et de son impact sur les familles et sur la société, diffusée par le biais de différents milieux professionnels, permet de sensibiliser la population, de mettre en évidence les risques et de comprendre les conséquences afin de les prévenir en amont. Dans la majorité des cas, la promotion de comportements réfléchis et modérés permet de limiter les dommages.
Le centre de prévention du jeu excessif tente de mettre en évidence l’incidence de l’augmentation de l’offre sur les parcours individuels et sur l’environnement collectif. La prévention se doit de susciter la réflexion et la mobilisation vers le développement de réponses concertées et largement accessibles au public. La consultation révèle une très grande variété de profils chez les joueurs excessifs. Certains connaissent les jeux de hasard et d’argent depuis toujours; ils ont été initiés dans leur enfance par un de leurs parents jouant aux cartes, au PMU, aux billets à gratter au kiosque, au bingo.
D’autres ont été des sportifs de haut niveau et trouvent, dans les JHA, une excitation, l’adrénaline que procurait la compétition. D’autres encore ne connaissaient rien des jeux avant que ceux-ci n’apparaissent dans leur quartier, au bistrot du coin. Fréquemment, l’activité de jeu augmente et devient problématique à la suite d’un événement ou d’un changement, comme un deuil, un déménagement, la perte d’un emploi, une rupture affective et, parfois même, suite au mariage ou à la naissance d’un enfant. Quelques joueurs n’investissent qu’un seul type de jeu, d’autres naviguent entre toutes sortes d’activités de mises et de paris. Nombre d’entre eux jouent devant leur écran, à la maison, parfois jusque très tard dans la nuit. Il y a, pour beaucoup de ces joueurs, une nette corrélation entre les jeux vidéo et les JHA, malgré les différences. L’investissement excessif des jeux vidéo peut conduire à l’addiction: il se développe alors simultanément une utilisation massive et des conséquences sociales, psychologiques et physiologiques vécues comme difficiles, sans que la diminution ou l’arrêt de l’activité ne soit possible.
La multiplication de l’usage des écrans dans la vie quotidienne d’une majorité de la population offre un terrain fertile aux utilisations excessives des jeux vidéo. Il est nécessaire d’établir l’incidence et la prévalence des problèmes associés à l’utilisation excessive des jeux vidéo de même que de conceptualiser les parallèles entre les jeux vidéo et les JHA, notamment les jeux sur machines à sous, dont les graphismes ressemblent toujours plus aux jeux vidéo 2.
Le «hard gamer» joue beaucoup, mais il ne parie pas et ne mise pas. Le jeu vidéo occupe une place prépondérante dans sa vie, le conduisant à une perte de maîtrise de l’activité qui devient centrale et omniprésente dans son esprit, au détriment d’autres investissements et activités affectives et relationnelles 3. Le risque de confusion entre le réel et l’imaginaire serait, avec le risque d’un retrait social et affectif excessif, un des dangers principaux du jeu vidéo 4. La probabilité d’une utilisation excessive est importante si l’on tient compte des composantes attractives des jeux tels qu’ils sont conçus: la qualité de l’image, conjuguée avec la découverte d’univers extraordinaires et des défis excitants entraînent une forme d’ «engloutissement passionnel dans un univers parallèle» 5.
Dans sa mission de prévenir les conséquences dommageables liées aux jeux engageant de l’argent, l’association «Rien ne va plus» se trouve de plus en plus fréquemment interpellée par le phénomène de surinvestissement des jeux sur écran et notamment les jeux vidéo. Les questions soumises au centre de prévention du jeu excessif concernent principalement l’utilisation problématique de jeux sur écran par les jeunes en âge scolaire et proviennent majoritairement d’adultes encadrant ces jeunes. Les enseignants, les infirmières en santé publique, les éducateurs à la santé et éducateurs spécialisés s’inquiètent de l’état de fatigue d’un nombre croissant d’adolescents. Ils relèvent les problèmes d’hygiène alimentaire et de surpoids, en nette augmentation dans notre pays. Ils s’interrogent sur le lien entre les problèmes de nutrition, le désinvestissement scolaire, la rupture scolaire et sociale et l’utilisation parfois massive des jeux sur écran.
De même, les parents, en prise avec des comportements parfois ingérables au sein de la cellule familiale, appellent à l’aide. Ils se confrontent au déni de leur adolescent quant à un visible désinvestissement de plusieurs sphères d’activités au profit d’un surinvestissement du monde des jeux vidéo et se trouvent démunis.
La première prise de contact permet de dresser un bilan de la situation dont fait état la personne qui s’adresse au centre. De ces données découlent l’orientation et les suggestions pour la mise sur pied d’une intervention adéquate. Fréquemment, ce sont les proches qui expriment leur détresse face au joueur excessif, alors que lui-même nie ou banalise le problème. Les proches perçoivent le dysfonctionnement, mais n’ont souvent pas d’autre moyen que de réagir par la colère, le contrôle, les interdictions et les menaces. Ces stratégies mènent à l’escalade des conflits, sans apporter l’apaisement recherché. Ils ont besoin d’une information objective et d’outils pour retrouver la maîtrise d’une situation qui leur échappe. Le centre de prévention propose d’ouvrir le dialogue sur le jeu excessif et son impact sur les relations.
L’émergence de l’utilisation excessive des jeux sur écran, mise en exergue par la réactivité des enfants et des adolescents aux loisirs électroniques omniprésents et par la rapide progression de leur commerce, doit mobiliser la vigilance des intervenants psychosociaux. Entre la banalisation et la diabolisation d’une technologie devenue incontournable, le centre de prévention «Rien ne va plus», en réponse aux demandes du public, s’est attelé à la mise sur pied d’une plateforme de réflexion et de concertation interprofessionnelle. Celle-ci rassemble aujourd’hui une dizaine de services et d’institutions et vise, dans un premier temps, la publication d’une brochure d’information destinée aux adultes. Elle rassemble et met à disposition les liens et la documentation utiles.
Les joueurs adultes sont eux-mêmes peu conscients et peu renseignés sur les risques de dépendance aux jeux vidéo. Ils les considèrent comme un pur divertissement, tout en reconnaissant néanmoins leur difficulté à parfois freiner leur investissement. Surtout lorsqu’ils découvrent un nouveau jeu. Partenaires de la prévention dans ce domaine, «Swiss gamers network» cherche à établir des contacts avec des intervenants spécialisés afin d’élargir leur réflexion et de s’associer aux actions préventives en la matière. «Une association des usagers de jeux vidéo n’est pas seulement un lieu de rencontre possible pour les joueurs heureux, elle peut aussi constituer un interlocuteur utile pour tous ceux que ces jeux angoissent, soit parce qu’ils en ignorent tout, soit parce qu’ils s’en perçoivent comme dépendants» 6.
Des parents s’adressent aux centres de consultation. Souvent peu familiarisés avec les supports de jeu de leurs enfants et adolescents, ils ont longtemps cru à une utilisation fonctionnelle, requise par l’école ou nécessaire au maintien de certains contacts. Ils ont valorisé cette activité la préférant à des sorties tardives et leur donnant une illusion de contrôle sur la vie de leur enfant.
Fascinés par l’aisance des jeunes dans la navigation et leur facilité à saisir le fonctionnement complexe de leur ordinateur ou de leur console de jeu, les parents ont offert le tremplin d’une activité qui finit par leur poser problème. Ils ont d’abord accepté et supporté que certains repas soient sacrifiés au bénéfice de l’ordinateur. Puis les nuits s’écourtent, les heures passées devant l’écran s’allongent et rendent le réveil difficile et conflictuel. Des conflits et des tensions naissent des réactions de refus, puis des abandons plus fréquents des activités diurnes. Lorsque l’utilisation devient massive, la relation familiale en pâtit. Ainsi, les récits de parents désespérés font état de leur inquiétude face au désinvestissement scolaire en premier lieu viennent ensuite les difficultés à maintenir une organisation familiale autour des repas, du coucher, du réveil. Les disputes de plus en plus fréquentes se heurtent aux attitudes de résistance typiques à l’adolescence. L’enjeu devient l’écran, la connexion, le support de jeu. Les adultes joueurs excessifs présentent des signes identiques à ceux décrits ci-dessus. Ils ressemblent à des symptômes de stress et peuvent de ce fait masquer un surinvestissement des jeux.
L’évaluation de l’excès dans ce domaine s’avérant périlleux et incertain, il convient d’observer les signes de perturbations de divers ordres : les troubles du sommeil, une fatigue permanente, un désintérêt général, un désinvestissement relationnel, des troubles de l’alimentation, des douleurs dorsales, l’assèchement des glandes lacrymales, des troubles de la vue, des sautes d’humeur. Se manifestent également des pensées obsessionnelles, même hors des périodes de jeu, des symptômes dépressifs, de l’anxiété et une difficulté à contrôler les impulsions, accompagnés de déni, une résistance à reconnaître le problème. Comme pour d’autres dépendances, c’est au croisement d’un faisceau d’indices que la dépendance aux jeux vidéo peut être identifiée. C’est pourquoi il est si difficile de déterminer la limite entre une utilisation ordinaire et un investissement excessif. Les tests d’autoévaluation sont un moyen d’inviter le joueur à la réflexion et au dialogue. De nombreux sites proposent ce type de tests.
La prévention vise à donner à la population les éléments de compréhension lui permettant de faire des choix quant aux produits de consommation mis à leur disposition en matière de jeux. Cette information est actuellement insuffisante et ne permet pas d’appréhender les dérives que vivent certaines personnes face aux jeux. Le surinvestissement des jeux vidéo se vit souvent dans un profond isolement et sans manifestation spécifique. Les études de prévalence bien documentées manquent encore pour donner une estimation objective de l’ampleur de ces comportements excessifs dans la population globale. Néanmoins, des parallèles entre les différentes dépendances sont possibles et nécessaires, si l’on considère la tendance générale au déploiement des comportements excessifs au sein de la population. Ces comportements répondent à des besoins non satisfaits, à des manques et posent une question de fond à notre société d’aujourd’hui: comment promouvoir une santé individuelle et collective intégrant les nouvelles technologies et les formes de loisirs, tout en limitant les dommages causés par les comportements excessifs?
La prévention se veut globale et vise à encourager le partenariat des professionnels autour de ces problématiques, dans une vision holistique du développement de ressources sociales et sanitaires. Souligner les similarités des conséquences sociales et relationnelles entre les comportements excessifs de natures différentes permet de dégager des stratégies dynamiques et positivement efficientes, loin des débats séparatistes, et répondant à l’individu autant qu’à la collectivité. Si la prévention permet d’orienter les réflexions vers une véritable intégration de l’outil dans l’environnement, en remplacement de la tendance générale d’une adaptation de l’environnement à l’outil, elle aura atteint un de ses buts. Le jeu vidéo se veut un divertissement, et donc une activité choisie, consentie. Il se doit de rester un choix.
Dans l’intervention sociale, il faut à la fois veiller à ne pas diaboliser le jeu vidéo et le jeu en réseau, tout en prenant en compte le potentiel de risque contenu dans les pratiques de jeu sur écran. Face aux jeunes, le jeu vidéo peut constituer un prétexte au dialogue et inviter à une responsabilisation de l’individu face au loisir qui le passionne. Face à une utilisation massive et durable, avec l’incapacité de diminuer ou de cesser le jeu malgré les conséquences négatives, le jeu vidéo doit être considéré et traité au même titre que des problématiques de comportements compulsifs pouvant induire des conséquences dommageables, tels que les JHA, les dépendances affectives et sexuelles, les achats compulsifs. Dans un souci de pertinence et d’efficacité, nous devons être en mesure d’apporter des réponses semblables à des problèmes comparables, malgré les différences apparentes.
Le dialogue et la réflexion sur les comportements et leur incidence sur le mode de vie sont efficients s’ils s’accompagnent d’une information objective et étayée. C’est le rôle de la prévention qui, dans ce domaine, en est à ses balbutiements.