avril 2006
Thierry Wendling, ethnologue, université de Neuchâtel
En anthropologie, le terme de dépendance renvoie habituellement moins à l’addiction pour une substance ou une activité, qu’à l’asservissement social dont la forme la plus manifeste est l’esclavage ou, autre exemple, à la tutelle économique qu’impliquent les besoins alimentaires de certains pays du Sud. Elargissant le débat et proposant une vue synthétique sur les échanges à l’oeuvre dans les relations humaines, un ethnologue contemporain (Testard 1997) relève que, dans une acception que je qualifierai de sociale, la dépendance est un phénomène universel qui connaît deux modalités: la dépendance de fait (comme celle, dans notre société, de devoir compter sur les magasins pour s’alimenter), et la dépendance de droit (avec typiquement les formes historiques du servage ou de l’esclavage). Si la première de ces dépendances sociales s’avère relative et fait l’objet de contestation par les acteurs sociaux (qui choisissent par exemple le lieu de leurs achats), la seconde s’affirme par contre absolue car indiscutable (la «corvée» du service militaire obligatoire en fournit un exemple moderne). En contraste, l’obsession pour le jeu paraît combiner des dépendances de fait et de droit puisqu’elle se caractérise par un besoin interne au joueur et par une difficulté à s’arrêter qui confère au jeu un pouvoir aliénant perçu comme extérieur au joueur.
Les produits psychotropes se trouvent par contre bien documentés pour les différentes sociétés exotiques mais les descriptions ethnographiques relèvent surtout que leur consommation contribue à la structuration de la société et des individus en se déroulant à l’occasion de rituels initiatiques ou de cérémonies thérapeutiques. De même, la valeur intégrative des jeux y est fréquemment soulignée.
A la différence de la notion de dépendance – dans son sens psychologisant -, le rite se révèle être un concept central pour l’anthropologie. Partout en effet, des sociétés les plus simples aux plus complexes, des cérémonies rituelles liées à la naissance, à la mort, à la chasse, aux élections, au culte divin, ponctuent la vie humaine. Longtemps réservé aux pratiques religieuses ou spectaculaires, le concept se voit, dans la réflexion contemporaine, appliqué à de multiples situations de la vie quotidienne, comme les salutations ou les repas. Séquences codifiées d’actes et de paroles, les rites ont comme caractéristique première d’effectuer des transformations. Ainsi, le plus connu des rites de passage, le mariage, métamorphose-t-il deux célibataires en un couple de conjoints. Enfin, bien que les rituels constituent un des fondements de la vie sociale, il n’y a parfois qu’un pas du rite à la dépendance, ainsi qu’en témoignent toutes les formes de ritualisme exacerbé.
Comme les jeux sont souvent considérés comme futiles, toute dimension rituelle leur a longtemps été refusée, du moins pour les sociétés occidentales dans lesquelles on les ravalait d’un statut archaïque, où ils auraient eu rang de sacré, à un statut moderne où ils ne seraient plus que divertissement puéril. L’évolution des théories sur la ritualisation permet maintenant de reconnaître à juste titre des éléments rituels dans les pratiques ludiques contemporaines et surtout de s’interroger sur la construction sociale et cognitive à l’oeuvre dans les jeux et les rites. En substance, ceux-ci partagent une même structure formelle et aboutissent à ce même résultat qu’est la transformation des acteurs sociaux (qui, pour les jeux, passent du statut de joueurs indifférenciés à celui de gagnant ou de perdant); la valeur sociale accordée à cette transformation varie par contre significativement puisque certaines Eglises prétendent que le mariage est un sacrement divin inaltérable, tandis que la plupart des parents consolent leurs enfants, affligés d’avoir perdu une partie, en affirmant: ce n’est qu’un jeu!
Cette dernière remarque suggère avec force que, dans une perspective anthropologique, l’étude de l’addiction aux jeux vidéo ne peut se contenter de la simple observation des pratiques ludiques elles-mêmes car celles-ci se révèlent en corrélation avec les représentations et les stratégies que les différents acteurs sociaux (et non seulement les joueurs) développent. Autrement dit, la dépendance aux jeux vidéo est, dans cette perspective, à envisager moins comme la relation problématique du joueur à son comportement ludique, que comme un système complexe constitué par l’ensemble des personnes concernées (et notamment en sus des joueurs, les éducateurs, les médecins, les pouvoirs publics, les développeurs de jeux), leurs pratiques et leurs discours (considérés dans leurs pouvoirs opératoire, performatif ou réflexif1). Sur cette base épistémologique, il devient dès lors possible de comparer sous l’angle du rite la logique interne aux jeux vidéo et la logique externe (celle pour simplifier du monde ordinaire2) qui décèle sous ces pratiques ludiques une dimension addictive. Je privilégierai ici la perspective des joueurs, mais une étude plus équilibrée devrait mettre en regard celle des prescripteurs du discours sur l’addiction, à savoir le corps médical et les institutions qui se donnent comme objectifs d’aider les joueurs dépendants.
Les jeux vidéo constituent des mondes dotés de logiques internes tant sociales que cognitives qui les rendent relativement étanches par rapport aux autres systèmes culturels.
Etre un «gamer», un pratiquant de jeux vidéo, suppose tout d’abord la maîtrise d’un large vocabulaire d’expressions incompréhensibles pour le profane. Celles-ci relèvent d’une «langue spéciale» commune à tous les jeux et d’une multiplicité de «dialectes», chacun propre à un jeu ou une famille de jeux spécifiques. On trouve dans ce lexique une classification des jeux (les «MMORPG» sont des «RPG» -des jeux de rôles- en ligne massivement multijoueurs, littéralement des massive multiplayer online role-playing game; les «FPS», first person shooter; etc.), une désignation des joueurs (du «newbie», le débutant, au «gosu», expression coréenne signifiant très bon), une catégorisation des différentes entités («l’avatar», image du joueur dans le jeu; les «bots» entités animées par l’ordinateur; etc.), ou encore des formules stéréotypées concernant les interactions entre joueurs humains (comme «lol» pour signifier «mort de rire»).
Cette «langue spéciale», commune à tous les jeux, et ces «dialectes», chacun propre à un jeu spécifique, remplissent une double fonction. D’une part, entre gamers, ils témoignent du fait que tout système culturel développe sur les sujets qui l’intéressent une connaissance approfondie se manifestant par une capacité à s’exprimer sur ces sujets et à y distinguer des différences jugées signifiantes. D’autre part, ils établissent une frontière linguistique entre les insiders et les outsiders et créent ainsi une séparation sociale qui, du point de vue extérieur, participe à l’incompréhension et donc au rejet.
Du point de vue formel, tout jeu vidéo se présente comme une longue séquence d’actes élémentaires (mais dont la bonne réalisation réclame le plus souvent une longue pratique tant pour les jeux de réflexe que pour ceux plus stratégiques). Par une combinaison de touches sur le clavier, un clic sur la souris ou un effet sur le joystick, le joueur fait réaliser aux entités 3 qu’il manoeuvre des actions comme tirer, sauter, acheter, produire, au sein d’un espace doté d’une temporalité spécifique.
Ces actes s’inscrivent dans des mondes qui rappellent par leur structure la spatialité rituelle car ils constituent des espaces clos délimités non seulement par l’écran mais surtout par les dimensions intérieures du jeu. Que ce soit une piste de course, un scénario fermé de FPS ou un univers galactique composé de milliers de systèmes solaires, le jeu crée par sa nature même un espace refermé sur lui-même, comparable au cercle sacré à l’intérieur duquel se déroule le rituel. Cet effet de seuil participe lui aussi à la coupure entre joueurs et non-joueurs en donnant l’impression d’isoler le joueur dans un autre univers.
A l’intérieur de cet espace, le rythme des actions s’inscrit dans une structure temporelle originale, perçue comme différente du temps ordinaire, et parfois mise en évidence par une horloge ou un calendrier interne qui égrène par exemple les années ludiques au rythme des secondes ordinaires. Dans la plupart des jeux, les événements se succèdent selon un rythme qui vise à limiter les temps morts. C’est ici que le ressort ludique de l’aléatoire vient s’ajouter à la structure de l’espace-temps rituel car les événements se multiplient, à la fois répétitifs dans leur essence et inattendus dans leurs manifestations. La gestion des événements peut dès lors prendre la forme d’un accaparement passionnel, bien évidemment renforcé lorsqu’il y a «persistance du monde», en d’autres termes lorsque la situation du jeu et des entités continue à évoluer même en l’absence du joueur qui risque dès lors, en s’arrêtant de jouer, la perte d’avantages chèrement acquis. A l’aune d’une autre temporalité, celle privilégiant par exemple la participation commune au repas familial ou la prise de repos nocturne, l’inscription dans cet espace-temps ludique pourra provoquer des réactions d’opposition qui participent aux processus de négociation et d’ajustement de la vie commune. Au sein d’un couple où c’est le plus souvent l’homme qui s’adonne aux jeux vidéo, sa compagne aura ainsi beau jeu d’utiliser l’argument de l’addiction pour rejeter cette occupation trop gourmande en temps.
Sur le plan de la sociabilité, les jeux reposent sur une logique d’affrontement entre pairs. Ceci reste vrai même dans le cas des jeux solitaires qui restent toujours des pratiques socialisées. Le joueur y respecte en effet des «règles», construction sociale par excellence, et y combat des entités adverses (que ce soient d’affreux «orks» à l’intelligence artificielle gérée par l’ordinateur, ou des abstractions comme le destin ou le hasard) face auxquelles il fait par définition jeu égal, au sens où il a toujours la possibilité ne serait-ce que d’améliorer son score précédent et de remporter ainsi une victoire par rapport au passé.
Cette sociabilité entre pairs contribue aussi à la fermeture de la pensée ludique sur elle-même et il suffit pour en mesurer la force d’observer comment des enfants ou des adultes se disputent l’accès aux manettes d’un jeu dès lors que le nombre de joueurs potentiels est inférieur au nombre de participants. Mais pour ceux qui n’entrent pas dans cette connivence ludique, celle-ci peut là encore être interprétée comme une preuve de dépendance comparable, toute proportion gardée, à celle que certains dénoncent dans les mouvements sectaires.
Remporter une course de voitures, conquérir le monde, remplir une mission secrète, survivre le plus longtemps possible dans un environnement hostile, mettre l’ordinateur échec et mat, mener à bien une enquête policière, gérer au mieux une ville, constituent quelques-uns des buts à l’oeuvre dans les jeux vidéo. Nous avons déjà vu que les rites de passage ont comme raison d’être la transformation d’un ou de plusieurs acteurs sociaux et qu’ils se rapprochent en cela des jeux où chacun vise, pour simplifier, à être le gagnant. Cette analogie structurelle se retrouve à un niveau micro. Les séquences d’actions, caractéristiques des déroulements rituels ou ludiques, sont en effet composés de micro-transformations qui attestent chacune de la réalité de la macro-transformation poursuivie dans le rite ou dans le jeu. De même que l’enjambement d’un seuil physique au début du rituel anticipe le passage d’une initiation ésotérique, la destruction d’une petite unité adverse annonce la possibilité d’une annihilation de l’ennemi. Cependant, dans le cas de beaucoup de jeux, on peut se demander si la micro-transformation ne devient pas souvent prééminente par rapport au but final (exactement comme pour un pèlerinage où le point d’arrivée est moins important que le cheminement lui-même). Que ce soient le but final ou les objectifs intermédiaires, il reste que ceux-ci ne prennent sens que par rapport à eux-mêmes et qu’ils sont donc frappés, pour le non-joueur, d’une inconsistance qui reste forte tant que des valeurs communes ne viennent pas jeter des ponts sur ces choix existentiels. (Inversement, l’argumentation du parent intimant d’arrêter une partie de Warcraft pour apprendre une leçon d’allemand pourra rester incomprise).
De fait, plusieurs évolutions récentes relatives aux jeux vidéo montrent comment ceux-ci trouvent une certaine légitimité en dehors de leur sphère. On évoque ainsi de plus en plus la sportivisation du jeu vidéo, notamment en Corée où l’engouement pour les jeux vidéo offre l’occasion à quelques gamers de vivre de leur passion en devenant joueurs professionnels. Autre élément également en rapport avec l’économique, certains espaces virtuels se prêtent maintenant à une marchandisation lorsque des avatars sont revendus à de nouveaux joueurs. La pratique des jeux vidéo peut enfin participer dans certains milieux, je pense notamment à celui des informaticiens, à l’acquisition d’un capital culturel.
Ces quelques remarques brossent un tableau qui permet de resituer la thématique de l’addiction aux jeux vidéo dans le contexte plus large de la différence socio-culturelle. Par de nombreux aspects, les jeux vidéo peuvent être perçus par le grand public comme favorisant la dépendance alors que ce jugement exprime simplement un regard extérieur. A cette première ébauche de réflexion, il conviendrait d’associer la perspective des joueurs qui se plaignent d’une pratique qu’ils jugent eux-mêmes abusive, ainsi que celle des éducateurs et des thérapeutes qui dénoncent cette addiction et cherchent à aider ceux qui en souffrent. A cet égard, la position des gamers en souffrance peut être interprétée comme un conflit intérieur entre deux logiques perçues comme inconciliables. Vu l’énorme succès de ces jeux et la relativement faible proportion de joueurs développant des problèmes majeurs, il est probable que la majorité les aborde dans une sorte de conscience ou d’intuition de la diversité des mondes et de la nécessité de savoir passer avec le plus d’aisance possible d’un monde à un autre. J’en trouve une forme humoristique dans la définition du joueur passionné qui reprend le leitmotiv de l’addiction pour le tourner à son avantage: selon un de ces innombrables lexiques destinés aux joueurs, le terme «hardcore gamer» désigne ce qu’on pourrait appeler un psychopathe des jeux vidéo qui dépense des sommes faramineuses pour s’acquérir les nouveaux trucs… Bref un gars bien4.