septembre 2002
Daniela Danis, psychologue répondante de l'Unité des maladies de la dépendance, Clinique La Métairie, Nyon
Né aux Etats Unis en 1935, le mouvement des Alcooliques Anonymes (AA) marque un tournant dans l’approche du problème de l’alcoolisme 1. Précédemment, les alcooliques étaient envoyés en prison ou traités dans des asiles psychiatriques avec des malades psychiatriques, tels que des psychotiques et des schizophrènes. Peu à peu, les idées de base des AA ont commencé à se faire entendre. Selon ce mouvement, l’alcoolisme n’était ni un vice ni une tare ni un défaut de volonté, mais une maladie primaire dont le rétablissement était possible grâce à l’abstinence et au suivi d’un programme en 12 étapes. Certaines personnes auraient une tendance à développer cette maladie, à partir d’une vulnérabilité initiale d’un niveau biologique et psychologique. Une certaine prédisposition s’activerait au contact de l’alcool et cette maladie se développerait durant des années jusqu’à ce que la dépendance devienne évidente. Le développement serait très graduel et certains facteurs tels que des stress, des chocs émotionnels pourraient être des accélérateurs du processus. Mais dans la plupart des cas, c’est la consommation régulière et/ou excessive d’alcool qui amènerait un déséquilibre grandissant dans la vie de la personne et, par conséquent, dans celle de son entourage. En réponse à la souffrance que cette maladie provoque aussi à l’entourage, se crée, en 1936, le mouvement Al-Anon à l’intention des proches des alcooliques 2. Inspiré des 12 étapes des AA, un programme de rétablissement similaire est proposé aux personnes codépendantes. Ces personnes, se culpabilisant d’avoir provoqué l’alcoolisme du conjoint-e, assumaient progressivement tout à la place de l’alcoolique, jusqu’à l’épuisement, voire la maladie et même leur mort. Al-Anon, considère l’alcoolisme comme une maladie primaire et non la conséquence d’une mauvaise relation de l’alcoolique avec son entourage. Si bien que la maladie est décrite comme familiale, car elle affecte tout l’entourage du malade, elle serait la source du déséquilibre familial et non pas la conséquence. Ce message, qui était déculpabilisant pour l’entourage, apporta un grand soulagement aux personnes concernées. Il encouragea l’entourage à se prendre en charge, à se responsabiliser de sa propre vie, et non de la vie d’un autre adulte, et le découragea d’essayer de soigner par lui-même la maladie de la dépendance.
Progressivement, le message des Alcooliques Anonymes et des Al-Anon fait son chemin et, dans les années 1940, certains alcooliques devenus abstinents essaient d’en aider d’autres qui ne le sont pas encore. Ils commencent ainsi à intervenir dans des hôpitaux et, en 1948, une première unité hospitalière de traitement d’alcooliques, basée sur les principes AA est créée au Minnesota 3. Un nouveau modèle de traitement voit le jour. Connu sous le nom du Minnesota model, il combine des principes des AA avec une prise en charge médicale et des techniques psychothérapeutiques, telles que les approches cognitivo-comportementales, systémiques, Gestalt, analyse transactionnelle, psychodrame, etc. Le traitement est effectué par des équipes interdisciplinaires, constituées par des médecins, psychologues, assistants sociaux, et d’autres professionnels ainsi que des membres des AA. En 1993, les Etats Unis comptaient environ 7000 centres de traitement qui utilisaient ce modèle. D’autres centres se sont ouverts dans d’autres pays, notamment en Angleterre, au Portugal, en Belgique, en France, au Chili et au Brésil.
A présent, les centres de traitement qui utilisent le Minnesota model intègrent les proches dans le traitement. Ils considèrent que le rôle des proches est fondamental 4 5. En général, pendant les années d’évolution de la maladie de la dépendance, l’entourage réagit avec des comportements de codépendance. Ces comportements, basés sur un réel désir d’aider le malade à s’en sortir, ne font qu’aggraver la situation et enlisent tout le réseau familial dans le dysfonctionnement. Les efforts des codépendants pour cacher la situation, pour assurer l’homéostasie du système familial par des efforts de plus en plus importants, et de plus en plus voués à l’échec, ne font que retarder l’entrée en traitement des malades dépendants. Le manque de limites des proches et leurs sentiments de culpabilité et de honte contribuent à maintenir la situation cachée. Or, quand finalement les proches «touchent le fond» et arrêtent d’éviter la crise, une demande d’aide peut s’exprimer.
Le Minnesota model, intègre les personnes proches dès le départ. Cette participation des proches peut prendre différentes formes. L’unité des maladies de la dépendance de la clinique La Métairie, s’inspire du Minnesota model 6 et c’est ainsi que les proches sont invités à participer dès le premier entretien d’évaluation du malade dépendant. Leur présence et leur témoignage contribuent à diminuer le déni qui caractérise cette maladie 7. Il n’est pas inhabituel de constater que le malade dépendant situe son problème comme étant un problème qui est apparu «dernièrement», c’est-à-dire des fois depuis 6 mois, selon lui (elle). Pour le proche, «dernièrement» peut porter sur les derniers 12 ans ! Même si, face au désaccord du malade dépendant, les deux soutiennent qu’en effet ce n’était pas «tous les jours», et qu’il-elle «n’a pas touché aux alcools forts depuis 2 ans », il -elle finit, néanmoins, par être d’accord sur le fait que la bière et le vin modifient suffisamment son comportement pour mettre en danger sa vie et celle de son entourage, sans compter les conséquences professionnelles et financières qui, en général, s’associent à la situation. La présence des proches durant les entretiens contribue énormément à clarifier la situation. 95% des patients dans l’unité de maladies de la dépendance arrivent suite à une forte pression surtout de la part de leur famille. Parfois, l’entourage médical et professionnel a aussi posé un ultimatum, ce qui accélère finalement le processus de décision du malade dépendant 8. Une fois que la personne décide d’entrer en traitement résidentiel, les proches sont contactés pour un entretien en présence du malade dépendant. Pendant cet entretien, l’alcoolique sevré depuis quelques jours et suivant un traitement psychothérapeutique spécifique à son problème de dépendance est, en général, plus à même d’écouter et accepter le vécu de son entourage. Sa minimisation cède, et sa décision d’opter pour l’abstinence peut se voir renforcée par les faits rapportés concernant ses pertes de maîtrise qui découlent de sa consommation. Pratiquement, toutes les personnes proches avouent des sentiments de culpabilité. «Forcément, on a bien dû faire ou ne pas faire quelque chose pour en arriver là». Ils ressentent l’hospitalisation du malade comme un échec personnel. Ils sont souvent accablés par la honte, ils pensent que c’est de leur faute.
Néanmoins, les proches sont soulagés d’apprendre que l’alcoolisme est une maladie 9 qui a besoin d’un traitement spécifique. Ils découvrent que cette maladie n’a pas été causée par eux, et de ce fait qu’ils ne pouvaient pas la soigner malgré leurs efforts répétés. Néanmoins, des habitudes de longue date ne changent pas si facilement. C’est ainsi qu’un groupe psychothérapeutique leur est offert pour leur permettre, à leur tour, de mieux se situer et de ne pas se sentir mis à l’écart et exclus du programme de rétablissement. Ce groupe se réunit une fois par semaine, pendant un an, et il regroupe des proches de malades qui se soignent dans l’unité. Certains proches sont soulagés d’avoir un endroit où échanger sur leur problème, certains sont sceptiques au départ, et d’autres sont même fâchés. «Après tout ce qu’on a vécu, il faut encore venir ici, et encore s’investir». Peu à peu, ils se rendent compte des bienfaits que leur apporte le programme qui leur est destiné. Ils découvrent que ce n’est pas pour «l’autre», mais pour eux-mêmes qu’ils peuvent le faire. Ils peuvent s’identifier aux autres participants, ne se sentent pas jugés, ce qui les amène à exprimer plus facilement leur souffrance. Ils apprennent progressivement à se défaire des anciens fonctionnements. Ils acceptent de découvrir leurs besoins, ils commencent à oser mettre des limites, sans se sentir coupables, ils s’exercent à dire non quand les demandes ne correspondent pas à leurs besoins ou à leurs capacités. Ils travaillent le lâcher prise, tout en partageant la peur de perdre la relation s’ils changent de comportement. Ils deviennent plus honnêtes, arrêtent de donner des excuses ou des réponses à la place des autres. Ils apprennent à éviter des comportements qui les amènent à un sentiment de se «faire avoir». Certains, après des années de «tenir», craquent, n’en peuvent plus, et se culpabilisent encore: «maintenant qu’il va bien, c’est moi qui…». D’autres, pendant le séjour de leur proche, «soufflent», récupèrent leur sommeil, etc. D’autres encore sont accablés par le sentiment d’avoir abandonné leur proche.
Certains découvrent dans le groupe que leur comportement de codépendance date de leur enfance, et qu’ils sont codépendants dans différents domaines de leur vie, aussi bien dans leur famille qu’au travail, ainsi qu’avec d’autres membres de leur entourage. «Pourquoi ça tombe toujours sur moi?» s’interrogent certains. L’apprentissage du respect de soi, encouragé par les différents membres du groupe, leur donne la force de continuer à améliorer leur qualité de vie. Ils commencent à s’investir dans des activités et des intérêts délaissés, se réjouissent des promenades, se donnent le droit de faire des petites pauses dans la journée, de prendre des cours des langues, de faire des sports, d’aller au cinéma, etc. Ils sont étonnés de voir d’autres personnes, de milieux et personnalités très différents vivre les mêmes problèmes, les mêmes dilemmes, «moi qui croyait être le-la seul-e à vivre ça»… En complément du groupe de proches, le Minnesota model recommande la participation aux groupes Al-Anon pour les personnes proches d’alcooliques et Nar-Anon pour les proches des toxicomanes, ainsi que les groupes Alateen pour les jeunes enfants d’alcooliques. Ces groupes sont autogérés et suivent une démarche préétablie. Ils n’impliquent pas un professionnel dans le déroulement de leurs séances. Les plus anciens sont les modérateurs des réunions sur la base du programme Al-Anon et servent de référence aux nouveaux venus. Ces derniers peuvent avoir accès à une liste de numéros de téléphone des personnes qui sont d’accord de recevoir leurs appels pour partager différentes situations de la vie courante. C’est une aide inestimable, car disponible à tout moment. Toutefois, il n’est pas facile pour les codépendants, habitués à tout gérer, de faire appel à d’autres pour demander de l’aide pour eux-mêmes. Les codépendants luttent avec leur peur de déranger. Ils se justifient en se disant : «j’y arriverai tout-e seul(e)». Souvent, ils minimisent : «c’est une petite chose qui n’intéresse personne, je n’ai pas grand chose à dire» ou ils se découragent: «l’autre ne pourra pas résoudre mon problème». Néanmoins, l’opportunité de participer au programme Al-Anon (gratuit et basé sur l’anonymat) est à leur disposition et elle constitue un complément essentiel de la psychothérapie faite avec un professionnel 10. A la place de rester toujours seul-e («je croyais être le-la seul-e à vivre cet enfer») et d’essayer d’anciennes réponses en espérant de nouveaux résultats, les personnes codépendantes ont la possibilité de partager et de recevoir immédiatement un feed-back et un soutien.
Le Minnesota model établit un grand parallèle entre la maladie de la dépendance et celle de la codépendance; c’est ainsi que certains centres de traitement qui utilisent ce modèle peuvent accueillir en traitement résidentiel des personnes codépendantes. Elles sont intégrées dans les mêmes groupes que les malades dépendants et suivent le même programme. A une différence près: généralement, elles n’ont pas de sevrage à faire. Autrement, l’approche psychothérapeutique est très similaire. Les personnes codépendantes commencent à admettre que leur comportement vis-à-vis de leur proche dépendant les a amenées à perdre le contrôle de leur vie, tout comme les malades dépendants commencent à accepter qu’ils ont perdu la maîtrise de leur vie en consommant différentes substances psychotropes. Pour les uns, il s’agit d’une dépendance relationnelle, pour les autres d’une dépendance à certains produits. L’une ou l’autre dépendance peut avoir des conséquences désastreuses pour les personnes impliquées. Les personnes codépendantes deviennent conscientes que leur urgence d’aider l’autre à «n’importe quel prix» les a amenées à ne pas respecter leurs limites et à mettre leur vie en danger.
Les enfants de malades dépendants sont aussi imprégnés par l’atmosphère qui règne à la maison. Malgré la conviction du malade dépendant qui, dans son déni, croit avoir épargné ses enfants des conséquences de sa maladie et du codépendant qui a «tout fait pour qu’ils ne se rendent pas compte de la situation», les enfants, loin d’être épargnés, sont très affectés. Les professionnels ne se sont interrogés que récemment sur leur condition 11. Les études montrent que les enfants adoptent aussi des comportements de codépendance : ayant très peur d’être la cause du mal-être de leurs parents, ils essaient, à leur tour, de tout cacher, même leur propre souffrance. Ils vivent souvent une double vie, ne dévoilant pas à l’extérieur leur réalité familiale. Accablés par la peur, la honte et la culpabilité, ils vivent en silence leur souffrance. Souvent, il s’agit d’enfants devenus trop mûrs trop tôt et qui adoptent un rôle parental. Ils essaient de protéger l’image de la famille, et font des efforts pour ne pas aggraver la situation. Pour eux, la possibilité de partager leur expérience dans un groupe, où ils s’identifient aux autres enfants qui vivent une expérience similaire, leur apporte un grand réconfort. Le groupe Alateen, géré avec l’aide des Al-Anon et basé sur les mêmes 12 étapes des AA, leur apporte cette opportunité. Souvent, le parent malade dépendant a de la peine à admettre que ses enfants ont été affectés et qu’ils ont besoin d’aide. Néanmoins, avec leur propre expérience dans des groupes et le bénéfice qu’ils en tirent, ils peuvent commencer à accepter que leur entourage, leurs enfants inclus, ait aussi le droit d’essayer cette démarche.
Conclusion
Le Minnesota model propose une vision globale du problème de la maladie de la dépendance. Dans cette globalité, une place importante est réservée à l’entourage. L’entourage est la clef dans:
L’inclusion des personnes codépendantes dans le traitement des malades dépendants est une reconnaissance de leur souffrance et de leur besoin d’aide. Leur prise en charge a un effet thérapeutique sur tout le réseau familial. Grâce à l’existence des groupes Al-Anon, l’offre thérapeutique se voit considérablement élargie et enrichie. C’est ainsi que les malades dépendants et codépendants, ensemble ou séparément, peuvent avoir accès au traitement dès le moment où ils en font la demande. Cette option permet de surmonter le sentiment d’impuissance si fréquent chez l’entourage des malades dépendants.
Le travail en réseau: le malade, son entourage, et l’équipe thérapeutique interdisciplinaire associée aux groupes AA, Al-Anon et Alateen, multiplie les bénéfices de l’effort thérapeutique et va à l’encontre du clivage, source de paralysie et de découragement fréquent dans le vécu et le traitement de la maladie de la dépendance et de la codépendance.