avril 2009
Markus Jann (OFSP, Berne)
Une communication de l’Administration fédérale des douanes en février donne à réfléchir: les saisies de drogues illégales sont en recul, tandis que pour les médicaments illégaux, notamment stimulants, la tendance est à la hausse. Faut-il y voir une simple coïncidence, ou plutôt le signe que la signification sociale de la consommation de drogue a encore changé? L’histoire fluctuante du rapport de l’homme aux psychotropes dans le temps nous montre en effet que cette consommation est multifactorielle et en constante mutation. Si toutes les drogues disponibles ont toujours été consommées, l’analyse révèle cependant que chaque époque a eu «la sienne», la plus en adéquation avec le style de vie du moment.
Le mouvement Dada des années 20 nous apporta la première vague de cocaïne des temps modernes. Dans les années 1960 et 1970, la consommation d’héroïne marqua le refus de la société compétitive, puis, dans les années 80, l’héroïne fut de plus en plus concurrencée, en raison de son effet sédatif, par des drogues stimulantes telles que la cocaïne. En effet, la drogue ne servait plus à se démarquer de la société compétitive mais à tenir le coup, dans une course à la performance toujours plus effrénée. Dans le monde hyper-réactif de la finance en particulier, la cocaïne était le produit miracle qui permettait de réaliser des prouesses tout en s’amusant. Entre-temps, la génération des yuppies a vieilli et constaté à ses dépens combien ce style de vie est usant à la longue. Or, les exigences en matière de performance n’ont pas diminué pour autant. Quelle pouvait être l’alternative? Une bonne hygiène de vie serait sans doute la meilleure attitude, mais l’autodiscipline et le renoncement qu’elle implique ne correspondent pas vraiment à l’image que l’on se fait des loisirs comme dérivatif à un travail très astreignant.
Les années 90 ont apporté un nouvel expédient avec les neurosciences qui ouvrent de nouvelles perspectives, sous la forme d’une nouvelle génération de médicaments. Grâce aux progrès de l’imagerie, nous pouvons non seulement mieux comprendre les processus cérébraux mais aussi les influencer de manière très ciblée, à l’aide de substances chimiques. Par rapport aux amphétamines, qui peuvent certes aussi être utilisées à cette fin, un médicament comme le Modafinil a un effet beaucoup moins assommant. L’image du «consommateur de drogue» est appelée à évoluer en conséquence. Au consommateur d’héroïne en rupture de ban et au cocaïnomane carriériste, succèderont donc à l’avenir, des «Monsieur Tout-le-Monde» tout à la fois fêtards invétérés et bourreaux du travail. Dès lors que ces substances chimiques permettent de se sentir mieux et d’être plus productif sans être pour autant stigmatisé comme «drogué», elles deviennent en effet attrayantes pour le grand public.
L’amélioration des performances par des moyens chimiques, autrement dit le dopage, est un phénomène qui n’a été abordé jusqu’à ce jour quasiment que dans le cadre du sport de haut niveau. Fait révélateur d’une société compétitive: l’indignation que suscite le dopage provient moins de son effet néfaste pour la santé que de la distorsion de compétition qu’il provoque. La consommation de ces substances a donc été interdite, entraînant une escalade aux produits toujours plus sophistiqués davantage garante de scandales à répétition que d’équité dans le sport. Les «dopés» une fois démasqués se retrouvent interdits de compétition et, ainsi mis au ban aussi bien de l’économie que de la société, ils sont promis au même sort que les traditionnels drogués.
Chacun de ces deux groupes à problème retient l’attention de l’opinion publique. Or ces populations «visibles» ne seront pas les premières à constituer une charge pour la collectivité. Bien plus inquiétant est le groupe, nettement plus important, de ceux qui recourent aux psychotropes non pas pour s’enivrer ou pour se dépasser mais simplement pour survivre au quotidien, au risque parfois de perdre la mesure. Parmi les drogues en question, on trouve aussi bien la simple tisane et les gouttes de valériane que l’héroïne, la cocaïne, les psychotropes ou justement les neurostimulateurs, en passant par l’alcool, les calmants, les somnifères et autres analgésiques.
Quant à la motivation de ces gens, elle n’est pas répréhensible en soi, puisqu’ils cherchent seulement des moyens de satisfaire aux normes de performance imposées par la société. De plus, ils se comportent en bons produits de la société de consommation dont ils sont issus en succombant à la publicité omniprésente pour un verre de champagne, un cachet contre le mal de tête ou une préparation vitaminée dynamisante. Autant de remèdes qui les préparent insidieusement aux médicaments psychoactifs, même s’il s’agira naturellement seulement, pour commencer, de tranquillisants très légers prescrits par le médecin.
Les effets immédiats de ce comportement largement accepté par la société sont malheureusement positifs, en général. «Malheureusement», parce que l’expérience directe d’un mieux-être apporté par ces substances favorise l’idée qu’elles peuvent procurer du bien-être à tout moment, quelles que soient les circonstances. De plus, nombre d’entre elles ont un fort potentiel addictif. Les consommateurs se sentent certes mieux au début, le commerce de détail prospère et l’industrie pharmaceutique se développe. Cette dernière gagne aussi à long terme, et même doublement: une première fois en vendant des médicaments psychoactifs, et une deuxième fois en vendant des médicaments pour traiter les conséquences de l’abus de ces substances. Les grands perdants seront les usagers, mais aussi la collectivité, qui devra supporter les coûts en termes de santé publique.
Cette évolution est stimulée par les interactions entre exigences de performance et capacités de performance. Si ces dernières peuvent être augmentées par l’utilisation de médicaments en tous genres, le monde du travail et des affaires, polarisé sur la concurrence, réagira immédiatement en relevant encore la barre de ses exigences. Ainsi, ceux qui refusent sciemment de mettre le doigt dans l’engrenage se retrouveront-ils toujours plus défavorisés. Ils peuvent bien être les gagnants à long terme, surtout sur le plan de la santé, à court et à moyen terme ils seront bel et bien perdants sur le plan économique. Dans cette perspective, la tentation du «dopage au quotidien» pourrait bien se faire de plus en plus forte.
À trop jouer avec le feu, le risque est grand de finir par se brûler. Là où l’on attendrait un signe clair de la société et de la politique, on ne voit tout d’abord qu’impuissance et contradictions. Tandis qu’un mouvement pour l’interdiction formelle des drogues illégales se développe à nouveau, quiconque se risque à proposer ne serait-ce que l’ombre d’un garde-fou pour un usage d’alcool ou de tabac problématique ou tout au moins inadaptée aux circonstances, se voit immédiatement qualifié d’«ayatollah de la santé». Lorsqu’une «nouvelle» drogue telle que le GBL, mieux connue sous le nom de «gouttes KO», pose problème, les uns exigent de la Confédération qu’elle les interdise au nom de la protection de la jeunesse, tandis que les autres dénoncent un esprit sécuritaire non seulement hostile aux plaisirs et aux divertissements mais de surcroît néfaste pour une économie déjà souffrante. Les interdictions d’accord, mais seulement pour autant qu’elles ne touchent pas les intérêts particuliers de tout un chacun.
Nul ne semble réellement convaincu de l’efficacité des interdictions, alors qu’elles sont un excellent moyen de donner un signal clair sans en assumer la responsabilité ou plus exactement en s’en défaussant élégamment sur le législateur et les organes exécutifs. Dans le cas des médicaments stimulants, l’interdiction sera d’ailleurs encore moins efficace que pour les drogues illégales, puisqu’il est impossible, au vu de la frontière souvent floue entre comportement légal et illégal, d’en limiter durablement la consommation. Comme pour le problème des drogues classiques, une approche pluridimensionnelle est là aussi requise. D’ailleurs, même le meilleur programme de prévention ne pourra que limiter le problème du dopage au quotidien mais non résoudre un problème de base de la société – le diktat de la performance – d’autant que celui-ci n’est pas un avatar des temps modernes mais un principe probablement ancré dans l’humanité depuis ses débuts, et même nécessaire à sa survie à de nombreux égards. L’homme doit en effet agir pour sa survie et plus il se montre actif, plus ses perspectives de réussite augmentent. Ce concept était extrêmement efficace dans un contexte préhistorique, qui posait des limites naturelles à ce besoin de se dépasser. Dans une société mondialisée hautement technicisée qui dispose de moyens permettant de dépasser les limites inhérentes à l’être humain, cette course à la performance peut toutefois se retourner contre lui. Une politique de lutte contre le dopage focalisée sur la consommation et ses effets serait par conséquent une «politique du pansement» préjudiciable. De plus, une telle politique serait préjudiciable à tous ceux qui ne disposent pas des ressources nécessaires pour compenser les déficits de performance par des moyens plus sains que les médicaments.
Une politique de lutte contre le dopage efficace doit tenir compte du caractère multifactoriel de la problématique complexe du «dopage au quotidien». Concrètement, cela signifie que les stratégies et les mesures ne doivent pas être conçues uniquement en fonction de leurs conséquences sur l’économie mais qu’à l’inverse, il convient aussi d’étudier les conséquences, sur la santé publique, des décisions touchant à l’économie, à la politique des transports ou au système de formation.
Les succès de la politique des quatre piliers de la Confédération en matière de drogue sont tout à fait tangibles: net recul des décès, des infections par VIH et de la criminalité, pour un meilleur sentiment existentiel, tant sur le plan social que sur le plan de la santé. Ils ne s’expliquent toutefois qu’en partie par cette politique. D’autres pays qui pratiquent une politique différente ont connu un développement analogue sur la même période. Le principal effet de la politique des quatre piliers est donc moins de réduire le nombre de consommateurs de drogue que de réduire les effets négatifs de la drogue pour l’individu et la collectivité. La crise économique et financière actuelle et les transformations de la politique et de l’économie qu’elle entraîne modifieront plus durablement les habitudes de consommation de la drogue que ne le feront les mesures de politique en matière de dépendances. Cela vaut probablement aussi pour le dopage au quotidien. Puisque le nombre de ceux qui recourent à des produits chimiques pour affronter la vie est plus fortement influencé par les transformations culturelles, les aléas économiques ou le système de formation que par une politique de lutte contre le dopage, il nous faut élaborer un catalogue nuancé et bien coordonné de mesures préventives, thérapeutiques et de régulation du marché pour parvenir au moins à limiter les effets négatifs liés à cette pratique.
Si nous voulons plus, nous devons mettre en œuvre un processus de transformation sociale. À cet égard, il nous faudra remettre en question les maximes sur lesquelles est fondée notre société : le principe du rendement, le primat de l’économie, la consommation. Sur ces maximes repose en définitive la tendance de l’homme, qui s’est avérée fatale, à vouloir être meilleur que les autres et, ce faisant, à perdre constamment le sens de la mesure. La mise en œuvre d’un tel processus est un important chantier et d’ici là, nous serions bien avisés de veiller à garder le juste milieu.