mars 2016
Marko Bandler (service de la cohésion sociale, Ville de Vernier)
La Ville de Vernier (35’000 habitants) fait partie de la couronne suburbaine du canton de Genève. Commune semi-rurale jusqu’au milieu des années 60, elle a vu sa population décupler en l’espace d’un demi-siècle. L’urbanisation massive qui a accompagné l’essor économique des trente glorieuses a fait émerger à Vernier de grands ensembles d’habitations populaires que sont notamment les quartiers du Lignon (7’000 habitants), des Avanchets (6’500 habitants) ou des Libellules (1’500 habitants).
Du fait de son évolution territoriale et sociale, Vernier est touchée de près par les importantes disparités qui existent à Genève en termes d’inégalités. Le dernier rapport du CATI-GE de l’Université de Genève (CATI-GE 2014), a montré sans surprise que parmi les dix quartiers les plus précarisés du canton, six se situent à Vernier. On y trouve le plus haut taux de chômage, le revenu par habitant le moins élevé, et la plus grande proportion des personnes à l’aide sociale.
Pour faire face à ces problématiques et lutter efficacement contre les risques d’exclusion et de désaffiliation qui menacent la cohésion sociale de sa population, Vernier a depuis une dizaine d’années concentré ses efforts en matière de politique sociale sur l’intervention en amont. De manière coordonnée et transversale, elle a progressivement intensifié la mise en œuvre de projets visant à prévenir par des mesures extrêmement concrètes et le plus tôt possible les situations de rupture.
C’est là une posture relativement nouvelle d’envisager l’action publique de proximité, qui se base sur une très forte proactivité assumée, et qui bouscule dès lors parfois les canons établis du travail social. Ce changement paradigmatique, nous l’avons appelé « le pied dans la porte ».
Le principe de libre-adhésion (consubstantiel d’une politique visant à « offrir des prestations »), qui prévaut généralement dans le travail social de proximité, est aujourd’hui mis à mal par la complexification des situations et la multiplicité des domaines d’intervention (Autès 2013, Bouquet 2012). Dans le même ordre d’idées, les politiques publiques basées sur le seul principe de la prévention et de l’information – pour des raisons de coût d’opportunité – ont aussi démontré leurs limites institutionnelles. Forte de ces constats, la Ville de Vernier a progressivement modifié sa politique en travaillant à la mise en place d’actions basées sur des « produits d’appel », permettant de « mettre le pied dans la porte » et d’agir ainsi concrètement sur les situations et les individus les plus isolés ou les plus éloignés des dispositifs d’accompagnement social.
Derrière ces formules imagées, se cache tout simplement la volonté de resserrer les mailles du filet social en travaillant tant sur les infrastructures à disposition de la population (principe de participation), qu’en essayant de combler judicieusement les faiblesses d’un système d’accompagnement qui a vu au fil des ans se développer des « zones grises ». Parmi celles-ci, les questions de la gestion de l’autonomie des individus (frontière entre le social et le médical), de l’accès aux prestations (renoncement aux droits), du ciblage des abonnés absents (personnes particulièrement isolées), ou bien de la désaffiliation croissante des jeunes sont devenues aujourd’hui des enjeux centraux du travail social (Otero et Roy 2013, Campéon 2015). Ces thématiques d’actualité nécessitent aujourd’hui des actions particulièrement volontaristes qui se donnent les moyens d’aller, sur le terrain, à la rencontre des problématiques identifiées, avec des moyens d’agir concrets, simples, et qui portent le souci d’une juste et saine allocution des ressources.
Plus concrètement, pour répondre au principe énoncé plus haut de « pied dans la porte », les projets mis en œuvre s’attachent tous à répondre de manière itérative et extrêmement concrète à des questions que le travail social classique ne permet pas ou plus à régler avec les outils traditionnels de son action.
On trouvera ci-après quelques un de ces projets brièvement présentés et analysés sous l’angle de leur originalité, de leur dimension novatrice et de leurs résultats concrets.
La crise des institutions et de la participation citoyenne et politique est une préoccupation majeure, qui inquiète depuis longtemps les collectivités publiques. Au-delà de la simple question de la légitimité des institutions politiques, la faible participation aux suffrages en Suisse, pose la question de l’éloignement récurrent des citoyens vis-à-vis des institutions censées les représenter. Avec un double effet pervers : d’une part, le recours à des votes de protestation au profit de mouvements populistes et démagogues, qui ont pour effet paradoxal de bloquer encore plus un système politique illisible. Et d’autre part, un isolement progressif qui renforce considérablement les risques de désaffiliation dus au décalage croissant avec les institutions. C’est sur cette dernière problématique qu’un renforcement de la participation citoyenne est à souhaiter. Etant entendu qu’une adhésion plus forte à la communauté, par le renforcement du pouvoir d’agir, favorise et renforce l’autonomie, la confiance en soi et les capabilités des individus (MENDEL 2003, BAQUÉ et al. 2005).
Dans cette optique la Ville de Vernier a mis en place, il y a 10 ans (2005), des « Contrats de Quartier ». Il s’agit de structures de démocratie participative, basées sur le principe de la mise à disposition de pouvoirs aux habitants eux-mêmes, dans la proposition, l’instruction, la mise en œuvre et la gestion de projets d’utilité collective. L’originalité de cette démarche – et qui a fait son succès – repose sur la véritable délégation de pouvoir qui a été consentie par le politique à destination de la population. A cela, il convient d’ajouter une facilitation maximale des démarches et un mode de fonctionnement aisément intelligible pour tout un chacun, ceci afin d’éliminer au maximum les éventuelles barrières administratives ou fonctionnelles et rendre l’accès au dispositif le plus facile possible. Allant bien plus loin que les principes de démocratie participative que sont la concertation, la consultation ou même la co-construction, les Contrats de Quartier permettent véritablement aux habitants non seulement de faire entendre leur voix, mais également de bénéficier de vraies responsabilités et d’une capacité d’agir concrète sur la vie de leurs quartiers.
Avec un budget global de 250’000 CHF par an, et une présence sur l’ensemble des cinq grands ensembles urbains de Vernier, en l’espace d’à peine dix ans, ce sont près de 230 projets divers et variés qui ont vu le jour grâce à l’engagement citoyen au sein des « Contrats de Quartier ». Une capacité et possibilité d’engagement qui, il est important de le souligner, ne repose sur aucun droit politique formel. Etrangers, mineurs ou associations ont tous sans discrimination aucune, la possibilité d’utiliser le dispositif « Contrat de Quartier ». Et le seul critère auquel doivent répondre les projets est celui – au sens large – d’ « utilité publique ». Il en ressort un considérable renforcement de l’adhésion et de l’appartenance à la collectivité.
Nul n’ignore plus aujourd’hui les enjeux sociétaux qui attendent nos collectivités publiques, avec le vieillissement programmé de la population. Du point de vue de l’action sociale, c’est la problématique de l’isolement qui est évidemment au centre des préoccupations. Dans une ville telle que Vernier, composée majoritairement de grands ensembles urbains, ce risque est accentué par les phénomènes d’atomisation individuelle qui souvent ont une probabilité accidentelle plus importantes dans les cités. Les réponses actuelles à ces enjeux sont, de manière générale, bien insatisfaisantes. Si le volet médical existe, le volet de l’action sociale demeure encore largement inexploré, alors même qu’on est justement là en présence d’une population fragilisée pour laquelle la libre-adhésion et la mise à disposition d’infrastructures, ne sont plus des mesures suffisantes (GALLOUJ 2010).
En ceci, Vernier a développé récemment plusieurs actions spécifiques visant à combler cette lacune. Parmi celles-ci, on citera en premier lieu les « Promotions Seniors ». Il s’agit d’inviter toutes les personnes de la commune atteignant l’âge AVS l’année en cours, à une soirée récréative et d’information sur les possibilités de loisirs, les activités culturelles ou sportives, mais aussi de soutien, de prévention de la santé ou d’engagement bénévole. Le passage à la retraite est en effet une étape importante du parcours de vie, génératrice de bouleversements importants, pour laquelle il n’existe pas de rite de passage institué, alors même que c’est une période charnière où les risques de rupture sociale sont avérés. De par la mise en place des « Promotions Seniors », Vernier entend donc agir en amont et profiter de moments conviviaux comme produits d’appel pour renforcer son lien avec la population des seniors et aînés et prévenir ainsi les risque de fragilisation dans cette étape délicate de l’existence qu’est la fin de la vie active 1 (GAULLIER 2003). Chaque année, depuis 2011, entre 40 et 50% des personnes invitées à cette manifestation se rendent aux « Promotions seniors ».
Un deuxième type d’action menée concerne la « zone grise » située entre les problématiques d’ordre social et les prises en charge médicales. Dans cet entre-deux, les possibilités de prise en charge des personnes âgées isolées sont inexistantes et la détection précoce encore fort lacunaire. C’est pourquoi depuis 2013 un dispositif spécifique nommé « Réseau Seniors Vernier » a vu le jour. Grâce à l’appui d’un groupe d’une vingtaine de bénévoles, une travailleuse sociale contacte l’ensemble des personnes de plus de 80 ans, vivant seules, afin de leur proposer une visite et, le cas échéant, une prise en charge sociale, un accompagnement ou des activités de loisirs diverses. De par son caractère systématique (toutes les personnes concernées seront contactées), cette approche permet d’éviter les abonnés absents et permet de couvrir l’ensemble du spectre de la population concernée. En l’espace de 3 ans, ce sont plus de 200 situations de personnes à fort risque d’isolement qui ont été détectées et auxquelles il a été offert des prestations et un suivi individualisé adapté.
C’est une logique similaire aux projets exposés ci-dessus qui a présidé à la mise en place d’un projet visant à lutter contre les risques d’endettement encourus par les jeunes, qui sont une population très touchée par ce phénomène si on en croit les statistiques publiées par les organismes spécialisés. Aussi, depuis 2015, la Ville de Vernier offre systématiquement à l’ensemble des personnes âgées de 19 à 25 ans, un rendez-vous gratuit avec un taxateur professionnel pour l’aider à remplir sa déclaration d’impôts. Les dettes contractées auprès de l’administration fiscale sont en effet l’une des principales causes d’endettement chez les jeunes majeurs, qui sont parfois dépassés par les difficultés liées aux obligations légales du passage à l’âge adulte. Invités par un courrier personnalisé à se rendre à l’une des permanences-impôts organisées par la commune, les jeunes reçoivent en outre une brochure de prévention en matière de consommation. Ce type de mesure, qui va au-delà d’une politique basée sur la prévention et l’information, permet de lutter contre le fléau de l’endettement de manière ludique, non stigmatisante et concrète.
D’autres exemples de projets portés par Vernier s’inspirent de la philosophie de l’ « aller vers », que ce soit en matière de baisse des tensions sociales dans les quartiers (Correspondants de Nuit), d’intervention précoce auprès des jeunes (prévention par les pairs), ou d’insertion professionnelle (relais avec les entreprises). Tous ont en commun la volonté de dépasser les principes de la libre-adhésion et du binôme « information/prévention », tout en respectant scrupuleusement l’autonomie des personnes concernées par les mesures mises en œuvre. Il s’agit simplement de repenser l’action sociale dans un monde où les problématiques se sont non seulement multipliées en nombre, mais également en complexité. La multiplicité des causes menant à l’exclusion et la désaffiliation doivent aujourd’hui être traitées de manière bien plus proactive et ciblée, afin de maximiser les possibilités d’atteindre les publics visés. Le maintien d’une cohésion sociale solide est souvent à ce prix.