mars 2016
Emmanuel Fridez (Haute Ecole de Travail Social à Fribourg)
Le travail social de rue n’a jamais fait l’objet d’une recherche approfondie sur ses origines, notamment en Suisse romande. J’ai consacré une partie de ma thèse de doctorat à mettre en exergue des éléments historiques, structurant ainsi une genèse du travail social hors murs des origines à nos jours.
Après la deuxième guerre mondiale, dans les années 45-50, émerge en France voisine une nouvelle forme de travail social : la prévention spécialisée 1. La guerre ayant laissé énormément de gens sans maison et dans la misère matérielle, la prévention spécialisée a œuvré dans les rues à la rencontre des personnes dans des situations de vulnérabilité et de précarité. Il faudra attendre la fin des années 60, en Suisse, pour voir apparaître la même démarche « d’aller vers » des populations marginalisées. Les premières structures de travail de rue se sont centrées exclusivement sur des populations en situation de toxicomanie. Cette nouvelle forme de travail social s’est d’abord implantée en ville de Genève pour s’étendre, par la suite, à la Suisse romande dès les années 70 et en Suisse alémanique au début des années 80. Cette évolution se fit sous l’impulsion exclusive d’initiatives privées et individuelles de pionniers travaillant dans le domaine social, ayant une fibre humaniste prononcée pour la condition humaine, dans des contextes socio-politico-économiques difficiles.
Comme le montre la figure suivante 2, quatre grandes phases, liées à l’évolution des contextes socio-politico-économiques et donc des publics-cibles 3, ponctuent le travail social de rue de ces débuts à nos jours.
La première étape est composée des premières structures en travail de rue pour les populations en situation de toxicomanie et de marginalité. Vient ensuite une consolidation de ces structures pour ce type de public par la création de nouveaux dispositifs en complément à ce qui existait déjà.
La troisième étape met en exergue des nouvelles structures en faveur des jeunes et jeunes adultes concernés par des problématiques d’incivilité, de violence et de rupture socio-professionnelle. Enfin, il y a une consolidation de ces structures pour ce type de public par la création de nouveaux dispositifs, mais d’une manière non uniformisée, et dont les ressources sont très circonstanciées selon les cantons et les communes.
Cette nouvelle forme d’intervention s’est propagée de façon très inégale et disparate au sein des cantons romands, répondant ainsi aux conditions socio-politico-économiques ambiantes.
Les cantons de Genève, Vaud, Valais et Fribourg ont vécu la première étape du travail social de rue avec les pionniers à la fin des années 60, début des années 70. Des structures telles que « Carrefour-Rue », « Le Clodo », « Contact » et « Release » ont été instituées par ces derniers.
A la fin des années 80, début des années 90 la rue a été investie par les églises protestantes et catholiques par l’intermédiaire de personnalités emblématiques telles que le Pasteur de Haas et Mère Sofia pour le canton de Vaud, Sœur Danièle pour le canton de Fribourg qui ont fondé par la suite des institutions en lien avec leur pratique.
Suite à la crise financière des années 90, de nouvelles problématiques sont apparues : incivilité, décrochage socio-professionnel, etc. Dans le canton de Genève, de nouveaux dispositifs « rue » sont sortis des administrations publiques d’abord au niveau des communes suburbaines pour s’étendre par la suite à la ville elle-même. Deux organes gèrent la presque totalité des travailleurs de rue : la fondation genevoise pour l’animation socioculturelle (Fase), le plus grand pourvoyeur de travailleurs sociaux de rue pour les communes suburbaines, et la délégation à la jeunesse pour la ville de Genève.
Le canton de Vaud s’est structuré de manière beaucoup moins uniforme et plus atomisée. Les communes ont préféré un modèle plus individuel, afin de pouvoir piloter elles-mêmes leur travailleur social de rue en gardant ainsi une certaine mainmise sur la démarche, sans délégation de cette tâche à une interface institutionnelle.
Dans le canton du Valais, le travail de rue s’est développé assez tardivement, sauf pour « Contact », en lien notamment avec le rôle prépondérant des églises dans les affaires sociales. En effet dans la majorité des situations sociales problématiques, les « dames patronnesses », plus communément appelées les « communautés des sœurs », ainsi que les animateurs pastoraux occupaient le champ en faisant non seulement du social, mais également du culturel. L’idée dominante voulait que le domaine socio-culturel ne soit pas professionnalisé et reste l’apanage de religieux ou de personnes engagées par les églises. Les années 2000 ont permis une professionnalisation par l’ouverture de plusieurs dispositifs rue et l’engagement de travailleurs sociaux hors murs.
Dans le canton de Fribourg, jusque dans les années 2000, REPER une association, anciennement appelée Release, effectuait du travail de rue notamment en ville de Fribourg avec une partie d’obédience cantonale. Depuis lors, plusieurs communes se sont rattachées à cette association faisant office de référence, mais une autre partie a décidé de se structurer en prenant référence sur le modèle vaudois.
Dans le canton de Neuchâtel, actuellement seule une petite structure est identifiée depuis 2003 dans le haut du canton.
Le Jura, quant à lui, n’offre pas cette prestation, malgré quelques tentatives infructueuses.
Les années 80 marquent le début des premières structures de « gassenarbeit 4» en Suisse alémanique presque 10 ans après la Romandie. Il est à relever qu’il aura fallu 2 ans, pour que les grandes villes suisses alémaniques 5 se dotent de l’outil travail de rue. Dès ses débuts, le travail social de rue a été visibilisé et reconnu par les différents partenaires, notamment politiques. C’est pourquoi, en lisant Maurer 6, le lecteur a l’impression que le travail de rue a ses origines outre Sarine, alors que c’est en Romandie qu’il faut situer son début. La force des villes alémaniques a été de formaliser très rapidement cette action, de créer des groupes de défense des intérêts et de la documenter avec plusieurs travaux émargeant notamment d’écoles sociales.
Il n’y a, pour l’heure, pas de nomenclature stabilisée et uniformisée au sein du hors murs. La place est laissée essentiellement au particularisme et au régionalisme des appellations en lien avec leur spécificité d’intervention et leur contexte. Initialement ce type d’intervention ne portait pas de dénomination particulière, comme nous le rappellent les pionniers. Appelée par la suite travail de rue, la nomenclature a rapidement évolué à travail social de rue, afin de préciser le type d’action. Le terme « de rue » s’est également spécifié à la fin des années nonante, en « hors murs », c’est-à-dire hors des murs institutionnels comme le mettent en évidence Libois et Wicht 7. D’autres appellations existent : Travail de proximité, dénomination faisant référence dans le canton de Vaud par exemple. Des appellations comme animateurs, éducateurs et médiateurs hors murs ont cours particulièrement en Valais et pointent certains éléments voulant être mis en exergue, comme le travail de groupe dévolu essentiellement à l’animateur, le travail individuel étant l’apanage de l’éducateur hors murs et la résolution de conflit étant destinée essentiellement au médiateur.
Nous avons opté pour une nouvelle dénomination au sein de notre recherche qui se centre sur un territoire donné avec des spécificités cantonales. Nous avons ajouté le terme de socio-éducatif, afin de souligner une des particularités des intervenants dans le canton de Fribourg. Nous avons donc opté pour l’intitulé, qui ne fait pas encore référence, ni même l’unanimité dans le milieu, d’Intervenant Socio-Educatif Hors Murs (ISEHM).
Dans tous les cantons, il est à noter que la culture de l’oralité est très marquée notamment au niveau de la transmission de l’historicité, des savoirs et de la méthodologie d’intervention.
Un rapport d’activité, datant des années 70, met déjà en exergue cette problématique de formalisation « … Un travail social de rue ne s’improvise pas. Il ne s’agit pas de se promener, le nez au vent, à la recherche des odeurs de haschich ou des pupilles contractées d’un amateur d’héroïne… » 8.
Dès l’origine, les intervenants sociaux de rue ont structuré leurs actions dans le terrain, mais rares sont les écrits qui ponctuent et balisent le sujet. De plus et comme le soulignent Soulet 9 et les pionniers du travail de rue, il y a une difficulté quasi rédhibitoire des intervenants à dire l’intervention sociale et à la définir. Au niveau international, comme au niveau suisse, il est actuellement impossible de préciser l’intervention sociale de rue au moyen de références scientifiques issues d’ouvrages ou d’articles. « Le travail de rue se caractérise par la pluralité de ses sources d’influence et de ses dénominations ainsi que par l’adaptation de ses formes à divers publics et réalités sociales » 10.
Les références qui balisent ou structurent le hors murs sont, actuellement, modestes. Une charte des TSHM romand a été rédigée au début des années 2000, mais elle n’est, pour l’heure, pas reconnue et signée par de nombreuses institutions employeuses. Elle fait davantage office de points d’attention et de recommandation que de véritable référence pour le hors murs. La formalisation du hors murs est actuellement davantage l’apanage d’institutions particulièrement investies dans ce domaine et qui développent des outils centrés sur les besoins des terrains et des problématiques rencontrées. Néanmoins une tentative de référentiel pratique est en cours au niveau romand, pour dire l’action et montrer ce que peut être le hors murs en Suisse romande.
Les études sur le sujet sont souvent des travaux de bachelor émanant d’écoles professionnelles et dans une moindre mesure de master. Notre recherche 11 pose la question de la spécificité ou non de l’intervention hors murs au regard du travail social « traditionnel », s’appuyant sur les travaux de Soulet, par la mise en place d’une grammaire 12.
Nous mettons notamment en évidence le manque de résultats spécifiques propres à l’intervention socio-éducative hors murs en termes d’inventivité et d’innovation. Cette grammaire relève la quasi invariance des modes d’intervention au sein du travail social. En d’autres termes, le travail hors murs s’inscrit dans les fondamentaux du travail social. Conformément au modèle de Soulet, trois axes se dégagent. Les caractéristiques structurelles qui mettent en avant ce qui est commun à toute intervention, les principes et les modalités, qui traitent des singularités de l’intervention et finalement, les seuils et paradoxes, qui délimitent l’action.
Ces axes se décomposent ensuite en composantes, en identifiant la dimension principale de l’activité. Les composantes d’un modèle à l’autre sont presque identiques, hormis pour quelques éléments notamment dans la partie qui traite de l’intervention. Des variables comme la « présence au sein du terroir» soulignant l’importance de la régularité et de la continuité, ainsi que l’importance de l’inefficacité apparente de la présence sont identifiées comme singulières. De cette composante va découler un ensemble d’autres caractéristiques du hors murs, comme l’observation, le repérage et l’identification dans la rue ; l’immersion dans les différents milieux ou groupes du travailleur de rue ou encore l’éducation en dehors de l’action traditionnelle qui se caractérise par une non-conventionalité de l’espace-temps.
La spécificité du hors murs ne découle donc pas directement des composantes prises une à une, mais elle est identifiée au sein de son articulation. C’est l’interpénétration entre chaque composante qui va engendrer la particularité du hors murs. En d’autres termes, c’est parce que le travailleur de rue est dans la rue, présent dans une posture professionnelle au regard de ses principes de travail 13 et de ses prestations qu’il est spécifique par son intervention, d’une part, et d’autre part, sa spécificité vient du cadre de l’intervention lui-même, in situ, du côté de la vie privée de la personne, en dehors du cadre traditionnel de l’intervention sociale.
La formalisation du travail hors murs n’en est qu’à ses débuts. C’est tout un champ d’investigation qui s’ouvre aux chercheurs et aux praticiens. L’enjeu est indéniable. En effet, c’est en structurant l’action quotidienne du travail de rue, avec la collaboration indispensable des intervenants et des usagers, qu’il sera possible de le crédibiliser aux yeux des mandataires sociopolitiques et, surtout, d’offrir un cadre permettant la formation des intervenants.