mars 2016
Yan Desarzens (Fondation Mère Sofia), Véronique Eichenberger (Fondation Mère Sofia)
Nous devons, pour commencer, définir fondamentalement ce dont on parle : la précarité, c’est « un état d’instabilité sociale caractérisé par l’absence d’une ou de plusieurs sécurités, notamment celle de l’emploi, permettant aux personnes et aux familles d’assumer leurs obligations professionnelles, familiales et sociales, et de jouir de leurs droits fondamentaux ». Les situations de précarité se développent « lorsque les conditions concernant le niveau socio-économique, l’habitat, les réserves financières, le niveau culturel, d’instruction et de qualification professionnelle, les moyens de participation associative, syndicale et politique, sont défavorables » (Warinski, 1987). Elle se définit par rapport à la communauté locale ou à l’ensemble de la société à laquelle appartient l’individu, la famille ou le groupe. Elle peut être matérielle (faisant allusion aux biens et aux commodités de la vie) et/ou relationnelle (relations familiales, au travail ou dans la communauté), (McCally M, 1998) objective ou subjective.
Le terme de précarité est souvent utilisé comme un synonyme des termes de marginalité ou de pauvreté. Pourtant, ils ne recouvrent pas les mêmes réalités. Selon certains auteurs, la précarité ne conduirait à la pauvreté que lorsqu’elle affecte plusieurs domaines de l’existence, qu’elle «se chronicise » et qu’elle compromet ainsi gravement les chances de réassumer ses responsabilités et de reconquérir ses droits par soi-même dans un avenir prévisible (Warinski, 1987). La pauvreté absolue, manque de ressources financières jugées comme minimales pour la survie, se distingue de la pauvreté relative définie par rapport aux ressources moyennes disponibles dans une société (McCally M, 1998). (Patrick Bodenmann, 2009).
En Suisse, la Constitution fédérale (art.12 et 115) reconnaît le droit de tous à recevoir « les moyens indispensables pour mener une existence conforme à la dignité humaine ». La mise en œuvre de ce principe est déléguée aux cantons, voire aux communes. Cette dernière option, si elle est couplée à une volonté politique forte, favorise souvent des solutions adaptées et originales aux problématiques rencontrées au niveau local : il en va ainsi pour les actions de « Carrefour Rue » à Genève. Il en va ainsi également à Lausanne, ville dont le réseau de structures d’urgences sociales est bien développé. Mais malgré ces initiatives et malgré ce texte fondamental, il y a aujourd’hui en Suisse, une augmentation flagrante du nombre de personnes en situation de grande précarité, voire de pauvreté absolue.
Pour s’en convaincre, il suffit de consulter les chiffres émanant des institutions actives dans l’accueil à bas seuil. L’augmentation du nombre de leurs bénéficiaires est, depuis quelques années, constante et inquiétante. Les témoignages des travailleurs sociaux sont également édifiants. Ainsi, Bérénice Mercier, responsable de la Soupe populaire de Lausanne ne se contente pas de s’inquiéter de l’augmentation de la fréquentation. Elle dit également sa consternation devant la paupérisation de plus en plus dramatique de ses bénéficiaires : « nous faisons face de plus en plus souvent à de véritables drames… ».
Les villes centres comme Lausanne sont plus touchées par la progression de la précarité. Pour les autorités, la prise en charge de ces populations est alors soumise à des impératifs ambivalents : l’évidence de la nécessité d’agir et la peur de l’appel d’air.
La peur de l’appel d’air est la crainte d’attirer des bénéficiaires venus d’ailleurs dans une région qui proposerait des solutions. Or, si cette migration intérieure de la précarité existe, les candidats ne sont pas légion. En effet, se déplacer lorsque l’on est dans une situation de précarité n’est pas facile. Même si quelques-uns des plus démunis prennent le train sans titre de transport et développent des stratégies extrêmement chronophages pour suivre les « bons plans » de l’aide d’urgence et espérer manger, se vêtir ou dormir au chaud, ce n’est pas le cas de la grande majorité.
De plus, cette migration intérieure est directement imputable aux autorités de certaines villes qui ne se contentent pas de refuser d’intervenir mais vont jusqu’à rediriger les personnes vers les centres urbains. Même si c’est indigne de l’un des pays les plus riches du monde. C’est pourtant une réalité dans de nombreuses villes périphériques.
L’image que l’on se fait des personnes en situation de grande précarité ou de pauvreté est caricaturale. En effet, lorsque l’on parle de cette problématique, la photo mentale que l’on en a est soit celle d’un homme qui ne veut pas travailler et/ou souffre d’addiction(s), soit celle d’un migrant entré illégalement en Suisse. Or, dans les structures de soutien aux plus démunis, nous pouvons aujourd’hui observer que, si la population cible au départ était bien souvent celle des marginaux, la réalité s’est pluralisée. A la Soupe Populaire de Lausanne, qui pratique un accueil inconditionnel, sont présentes aussi bien des personnes souffrant de dépendances, des migrants, mais aussi des personnes âgées à la retraite, des personnes à l’aide sociale ou des travailleurs dont le revenu ne suffit pas à couvrir les charges. Quelques étudiants viennent aussi ponctuellement lors des fins de mois difficiles.
Si les femmes sont très nombreuses à être touchées par la précarité, et sont largement majoritaires dans les structures à moyen seuil, elles sont sous-représentées dans les structures à bas seuil d’accessibilité. Pourquoi disparaissent-elles ainsi des radars ? L’une des hypothèses émises dans les milieux professionnels est que de nombreuses femmes acceptent de payer « en nature » tout ou partie du loyer et/ ou des frais de subsistance, et ces services en nature vont du ménage aux rapports intimes. On ne peut donc affirmer que les femmes sont mieux « protégées » de la pauvreté,
elles subissent également d’autres discriminations de genre qui les tiennent à distance de l’aide d’urgence. Prenons l’exemple de la Soupe populaire de Lausanne. Si aucune volonté discriminante n’y est pratiquée, cet espace n’en est pas moins public. En tant que tel, il est régi par les non-dits du genre. L’espace public, loin d’être asexué, appartient encore aux hommes. Ainsi, un homme seul hésitera moins à sortir, à se rendre à la Soupe populaire pour manger et rencontrer des gens. Pour une femme seule ou accompagnée d’enfants, les choses sont tout à fait différentes.
Le filet social et les structures mises en place pour limiter ou diminuer la vulnérabilité de ces populations sont nombreux et variés. De nombreux organismes proposent un soutien direct aux démunis, le professionnalisme de ces structures est impressionnant. Les volontés individuelles sont le moteur de l’action sociale dans ce domaine, et trop souvent, l’État laisse le soin aux localités et à ces ONG de financer tout ou partie de ces actions.
Les faux outils sont tout aussi nombreux et particulièrement destructeurs. On peut citer, la plus grave au sens des nombreux professionnels, qu’est l’interdiction de la mendicité, solution qui s’attaque au symptôme et non au problème. En criminalisant le dernier moyen de subsistance de ceux qui vivent une pauvreté absolue, cette interdiction accentue encore la précarisation des plus fragiles. Le mythe est aussi tenace quant à l’importance des gains financiers, la réalité est que le bénéfice journalier de la mendicité est de quelques francs et non plusieurs centaines.
Il pourrait être intéressant de consacrer ici quelques lignes à l’expérience acquise à travers l’une des entités de la Fondation Mère Sofia. L’Échelle est un service social de rue. Mais que peut-il de plus que les services sociaux classiques, ou plutôt que fait-il différemment ? Tout d’abord, il est itinérant et part à la rencontre des bénéficiaires. Cela peut paraître absolument anecdotique. Pourtant, lorsque l’on interroge les bénéficiaires, ils disent volontiers leur ras-le-bol des portes, des secrétaires qu’il faut affronter pour espérer pouvoir parler à quelqu’un qui saura nous répondre, des bureaux que l’on trouve toujours fermés et inaccessibles. Nous avons tous, à un moment ou à un autre, peiné devant une tâche administrative, éprouvé des difficultés à obtenir un renseignement, été renvoyé de bureaux en bureaux. Nous pouvons donc tous imaginer les obstacles souvent insurmontables auxquels sont confrontées les personnes fragilisées. L’Échelle est accessible. C’est un camion dont la porte est ouverte. On se présente, on attend son tour et on est reçu. Le seul prérequis à l’octroi de l’assistance est aujourd’hui imposé par le bailleur de fonds : la ville de Lausanne ne peut assister que les Lausannois.
Que se passe-t-il ensuite ? Exige-t-on une série de papiers, d’attestations, de cartes d’assurance et autres déclarations, exige-t-on de constituer un dossier pour « analyser » la situation, « diagnostiquer » le problème et « prescrire » le remède ? Pas du tout. L’assistant(e) social (e) ne préjuge pas de ce qui doit être fait, n’impose aucun type de soutien. L’écoute active est ici reine. Le bénéficiaire raconte ce qu’il veut et peut formuler sa demande. « Voilà ce dont j’ai besoin » dit-il. Et, dans la mesure du possible, il reçoit le soutien qu’il est venu réclamer. Une aide concrète distribuée sous forme de colis alimentaire, un soutien administratif. Viennent ensuite, bien souvent, les autres entrevues qui permettent de mettre à jour des situations complexes, de déterrer d’autres problèmes et la confiance s’installant, de faire face aux véritables difficultés…
Cette manière de faire se base sur une idée qui nous paraît précieuse : le bénéficiaire est considéré comme capable d’analyser sa propre situation. Il a certes besoin d’être aidé, mais il est capable de dire comment. Il est considéré et reconnu comme compétent. L’approche bas seuil ne se résume pas à « rendre accessible », elle préconise également l’accompagnement réel du bénéficiaire. Il ne s’agit pas de se placer « au-dessus » et de proférer sa parole « d’expert ». Il s’agit de s’asseoir à côté de la personne en difficulté et de cheminer à ses côtés.
Si l’on prend la peine d’écouter les travailleurs sociaux actifs sur le terrain, voilà ce qu’ils en disent : l’Échelle permet de freiner, voire de stopper la descente aux enfers. La responsable de la Soupe populaire nous le serine sans cesse. Des institutions comme l’Échelle évitent aux gens d’arriver à la Soupe. Si ce type d’aide était plus répandu, elle serait au chômage et s’en réjouirait.
Le soutien aux plus précarisés passe nécessairement par l’aide à la survie, ces structures se doivent d’être le moins conditionnées possible afin de toucher l’ensemble des personnes démunies. Mais cela reste insuffisant, sans une sortie par le haut, la société maintient simplement les personnes dans une situation sans espoir. L’insertion passe, dans notre société, par un accès au travail, mais comment trouver un travail quand un logement décent fait défaut ? Comment s’insérer socialement quand la prime préoccupation est de trouver à manger ? Comment se projeter dans l’avenir, même à court terme quand le présent est « survie » ? La prise de conscience de la situation doit être générale et globale, et non seulement le fait de quelques élus, « La pauvreté n’est pas naturelle, ce sont les hommes qui la créent et la tolèrent, et ce sont les hommes qui la vaincront. Vaincre la pauvreté n’est pas un acte de charité, c’est un acte de justice » disait Nelson Mandela.