mars 2016
Jean-Hugues Morales ( CEID-Addiction), Dominique Meunier (Fédération Addiction)
Depuis son repérage en France au début des années 90, le phénomène « jeunes en errance » n’a cessé de prendre de l’ampleur. Des jeunes de 18-25 ans, en très grande précarité, dont les expériences de vie les conduisent à avoir un parcours avec les consommations. Si la catégorie sociologique reste sujette à critiques, en France ce bornage d’âge s’explique par une réalité peu glorieuse : entre 18 et 25 ans nous sommes dans un quasi No man’s Land de réponse d’accompagnement institutionnel.
Quid alors des possibilités d’autonomisation de publics très précaires en quête d’une réponse dans l’ici et maintenant, pour qui l’idée d’un contrat de travail, ou d’un compte en banque sont des choses bien abstraites, et pour qui la situation sociale est tellement précaire que carte d’identité et carte vitale sont parfois de lointains souvenirs ?
C’est sur la base de cette interrogation, et il faut bien l’admettre, d’un certain nombre d’accompagnements difficiles, voire d’échecs cuisants, qu’est né le programme TAPAJ (Travail Alternatif Payé A la Journée.)
TAPAJ est un programme de revalorisation sociale via l’insertion professionnelle mise en place par des Centres d’Accueil et d’Accompagnement à la Réduction des risques pour les Usagers de Drogues (CAARUD). Il permet aux jeunes en très grande précarité, d’avoir accès, au plus vite et avec le minimum de contraintes préalables, à un travail et donc à une source légale de revenus. En cela, TAPAJ est une alternative aux réponses d’assistanat qui mobilise et valorise les capacités de travail de ces jeunes. En retrouvant les codes du monde de l’emploi (contrat de travail et bulletin de salaire dès les premières heures), le jeune développe non seulement un savoir-faire et un savoir-être professionnels mais aussi l’estime de soi, puissant vecteur de revalorisation personnelle.
TAPAJ est une action de médiation positive basée sur les principes de la réduction des risques et les techniques d’engagement. Cette approche contextuelle, centrée sur les capacités de la personne, intervient sur des temporalités courtes et à partir de la volonté de changement du jeune. L’évaluation régulière de ces « micro-actions » directement contextualisées ainsi que la réversibilité des étapes du programme permettent très vite au jeune de glisser de la question de l’engagement initial à celle, beaucoup plus structurante, de la continuité et de la persévérance. Par son approche systémique, TAPAJ ne segmente pas les champs de vie de la personne et concourt ainsi à lever les différents freins de l’accès à l’emploi rencontrés par ce public (santé, situation sociale, logement, illettrisme, fracture numérique…)
Enfin, TAPAJ a également un impact sur la tranquillité publique. Par son action de médiation sur le milieu de vie de ces jeunes en plein cœur de la cité et auprès de l’ensemble des acteurs (riverains, commerçants, décideurs politiques…) il concourt au travail de déconstruction des représentations réciproques, source d’un mieux vivre ensemble et de l’émergence d’une volonté et d’une possibilité de resocialisation. Les interactions entre les jeunes et l’ensemble de ces acteurs locaux sont vectrices de reconnaissance. Ces feedbacks mettent à distance l’image négative du jeune « qui traîne avec ses chiens vers on ne sait quoi en buvant de la bière » et contribuent ainsi à restaurer une citoyenneté mise à mal.
La singularité de TAPAJ caractérisée par son bas seuil d’exigence vis-à-vis des usagers, a imposé de défricher un montage économique qui semblait de prime abord impossible au regard du Code du Travail. C’est la raison pour laquelle, TAPAJ repose, à la fois sur une dynamique partenariale forte entre associations, institutions et grandes entreprises nationales (AUCHAN, ORANGE, ERDF, SNCF, VINCI…) ; mais également sur un modèle économique novateur basé sur un archipel de financements différenciés.
Phase 1 – Un travail à bas seuil d’accès
Cette première phase se réalise sur des plateaux de travail de 4 heures maximum par semaine. Ceci permet aux jeunes tapajeurs d’apprivoiser les exigences minimales du monde du travail (horaires, organisation du temps et des « autres » rendez-vous, nécessité de prévenir en cas d’indisponibilité même si cela ne remet nullement en cause le contrat…). En somme un réapprentissage à se projeter d’une semaine sur l’autre ! Chose très complexe pour des personnes à la rue dont la projection est réduite à son minimum vital et la temporalité morcelée.
Techniquement, les plateaux de travail proposés se réalisent en extérieur (désherbage, réaménagement d’espaces verts, manutention…), auprès de partenaires privés ou publics qui acceptent de ne pas imposer d’objectifs de rendement immédiat. Dans un souci de « faire avec » les éducateurs accompagnants réalisent avec les jeunes, les tâches du chantier. L’évaluation finale se fait en présence des partenaires pour inscrire TAPAJ dans le cadre du monde du travail et non d’un chantier éducatif.
Phase 2 – Le temps de la prise en charge
Durant cette seconde phase, la situation médicale, administrative et sociale du jeune est mise à plat dans le cadre d’un accompagnement plus individualisé. Pour autant, les choses ne sont pas aussi segmentées au quotidien, parfois, elles s’initient plus tôt.
Les jeunes se voient proposer des contrats de 2 à 3 jours consécutifs avec un allègement partiel de l’encadrement et une autonomisation. La rémunération se fait dans les mêmes conditions qu’en phase 1 ou en fin de contrat.
D’un point de vue éducatif, c’est la question de la présentation de soi qui se travaille à ce niveau ou plus exactement la capacité d’être sur une constance de présentation de soi, d’un jour sur l’autre, quels que soit les aléas de sa vie privée, comme tout employé. Cette étape transitoire leur permet de se projeter un peu plus encore dans une appropriation de leurs choix futurs tant au niveau santé, hébergement que travail.
Phase 3 – Accompagner vers le droit commun :
Cette dynamique de mise à plat et d’action systémique sur leur situation étant lancée, les équipes éducatives accompagnent la transition vers les dispositifs de droit commun.
TAPAJ poursuit alors son suivi via le CSAPA / CAARUD venant en étayage de moins en moins présent mais comme des points de repères rassurants pour le jeune en pleine expérimentation de sa capacité à agir pour la construction de son futur.
La décision de créer un programme TAPAJ s’inscrit dans un processus de connaissance et d’accompagnement de ces publics et d’identification de leurs besoins. Le travail de rue est en particulier, un préalable indispensable, à l’opposé d’un montage “hors-sol”.
L’outreach est une posture à part entière pour accompagner ces derniers à réduire les risques et les dommages liés à leurs conduites addictives et au contexte de leurs consommations. Eloignés des dispositifs ou non usagers de ceux-ci, les publics rencontrés par les équipes qui vont vers eux, bénéficient ainsi d’un lien avec une « ressource santé identifiée » dont ils peuvent se saisir s’ils le souhaitent. Sans jugement et à partir de leur situation présente, le tissage in situ relève d’un savoir-faire et d’un savoir-être des professionnels de l’addictologie au service d’abord d’une relation potentiellement facilitatrice d’un accompagnement pluri-disciplinaire.
De par sa capacité de mobilisation et de formalisation collective, en 2014, la Fédération Addiction s’est vue confier par la Mission Interministérielle de Lutte contre les Drogues et les Conduites Addictives (MILDECA), la mission d’accompagner des futurs porteurs de programmes TAPAJ sur le territoire national, avec l’expertise du CEID-Addictions, développeur pionnier d’un programme TAPAJ à Bordeaux depuis 2012. Cet objectif correspondait dans le plan MILDECA 2013-2017, à l’axe stratégique 1.3 « Réduire les risques sanitaires et les dommages sociaux », objectif 1.3.2 « Favoriser la dimension socioprofessionnelle dans la prise en charge globale ».
La Fédération Addiction a souhaité contribuer à l’essaimage du programme TAPAJ, convaincue de son utilité pour le public ciblé mais aussi, pour les dispositifs spécialisés en addictologie. Le programme TAPAJ offrant un outil innovant et original au service de la prise en charge médico-psycho-sociale des publics concernés par les conduites addictives.
En 2014-2015, sept porteurs (CAARUD ou CSAPA) ont été accompagnés dans le déploiement de douze programmes TAPAJ dans six régions de France. Les conditions de la transférabilité ont été particulièrement travaillées ; nécessitant une structuration et des outils communs tels que :
Ces éléments ont créé les bases d’une culture TAPAJ commune et structurée. Aujourd’hui, le réseau TAPAJ France tend à s’étendre encore grâce à de nouveaux porteurs de programmes TAPAJ. L’année 2016 permettra également de franchir un pas de plus, via la création de l’Association TAPAJ France en tant que personne morale, coordinatrice garante de la cohérence du programme et du label TAPAJ.
Structuré sur un modèle économique novateur, TAPAJ permet d’aller à la rencontre de jeunes en très grande précarité et de leur offrir de se remobiliser par une mise en action immédiate, préalable à tout protocole de suivi. Par la suite, cet outil se révèle bien souvent être, pour ce public, une nouvelle porte d’entrée vers le soin, dans nos structures.
S’il est à l’heure actuelle innovant en France, ce programme existe au Québec depuis près de 10 ans. Nous sommes fiers aujourd’hui d’avoir créé un jumelage fort entre le CEID-Addictions de Bordeaux et nos homologues de Spectre de Rue à Montréal.
La constitution de l’association TAPAJ France va permettre de renforcer nos liens (transatlantiques, programmes locaux, institutionnels, grandes entreprises…) et de poursuivre le développement au bénéfice des publics les plus à distance de toute forme d’accompagnement.
Bien que la transférabilité de cette action ait imposé l’art délicat de l’adaptation complexe au contexte national et à ses lois, le respect de l’ADN initial de RDR basée sur l’outreach demeure commun. Au moment où d’autres pays tels que le Portugal ou l’Espagne s’intéressent au programme, c’est bien cette philosophie d’action, commune aux acteurs de l’addictologie, définissant leur singularité professionnelle, qui s’inscrit définitivement comme la clé de voûte de TAPAJ.