septembre 2008
Catherine Ritter (Service de médecine pénitentiaire, Hôpitaux Universitaire de Genève)
Par définition ou identité, le milieu carcéral est répressif. La consommation de substances, hormis le tabac et les médicaments prescrits, est interdite.
Plus de la moitié des personnes incarcérées rapporte un usage de substances psychoactives 12. La prison constitue donc un changement de lieu de vie important dont les nouvelles règles définies entre autres par une application variable de la politique drogue, ont inévitablement des conséquences sur le recours aux substances (interruption, réduction ou adaptation). Par ailleurs, des attentes (partagées par un grand nombre de personnes, y compris professionnels de la prison et détenus) de «solutions miracles» du milieu carcéral pour résoudre des problématiques addictives sont élevées. Les espoirs de «nouvelle vie» après la prison, voire même de rédemption, consolident les approches telles que l’abstinence ou la répression de la consommation, alors qu’elles ont globalement montré certaines limites. Les prisons ne sont pas considérées comme étant en continuité avec le monde extérieur où vivent des gens avec des problématiques semblables.
Les services médicaux sont en principe indépendants de l’administration pénitentiaire 3. En pratique, cela signifie généralement que les traitements, la prévention et la réduction des méfaits relèvent des responsables sanitaires tandis que la répression incombe aux autorités carcérales. Cette répartition permet de fonctionner selon l’éthique médicale, mais entrave la liberté de prendre des décisions de santé publique, notamment pour la réduction des méfaits.
Répression
Les soignants veillent à se différencier de la répression et à ne pas endosser cette logique malgré eux. Ainsi, la pratique répressive des analyses d’urines à la recherche des substances consommées, souvent présentes dans les soins à l’extérieur, est critiquée en prison suite à diverses observations éthiques et médicales. D’une part, les tests se surajoutent aux contrôles réguliers auxquels les détenus sont soumis (fouilles de cellule ou lors des parloirs) et surtout, ils influencent le choix des substances et leurs voies de consommation dans l’idée d’éviter les répercussions de résultats confirmant la consommation. Ainsi, la recherche de cannabis dans les urines entraîne un recours à l’héroïne, en raison de la brièveté de sa détection 245.
Hormis certaines indications cliniques limitées (doute de l’origine d’un sevrage par exemple), les tests d’urine exercent donc un effet défavorable sur les piliers de la prévention et de la réduction des méfaits.
Prévention
La prison est considérée comme un lieu à haut risque pour débuter un usage de substances 1. Dans ce contexte, l’application de la politique drogue et les conditions de détention jouent un rôle important. Par exemple, la surpopulation carcérale limite les moyens d’éviter la co-habitation des usagers et des non usagers de substances dans une même cellule. En Suisse, les données pour une première consommation de drogues illégales en milieu carcéral sont inconnues. Le début, la reprise ou l’augmentation du tabagisme suite à l’incarcération sont par contre décrits.
Réduction des méfaits
«… Aucun pays au monde n’est parvenu à prévenir l’usage de substances au sein de ses prisons. » 6, une réalité pourtant encore déniée par des directions de prisons. Le «monde sans drogues», leurre de société, persiste en prison aux yeux de certains (responsables de la sécurité et soignants). Il ne tient évidemment pas compte des besoins des personnes concernées.
En Suisse, environ 10% des usagers poursuivent les injections en prison 7. La réduction des méfaits est une nécessité et un droit reconnus et défendus dans la littérature spécialisée 8 et au niveau légal dans certains cantons. Dans le canton de Genève, la diminution des conséquences néfastes de l’usage des drogues repose sur une base légale cantonale : « Les détenus doivent avoir accès au matériel nécessaire pour prévenir la transmission des maladies, et notamment les préservatifs. Le matériel propre d’injection …est remis… si le personnel médical considère qu’un risque significatif de transmission existe. » (Procès-verbal de la séance du Conseil d’Etat de Genève du 27 septembre 2000).
Quelles substances sont consommées?
Le type de substances consommées durant l’incarcération dépend étroitement des mesures en vigueur, en particulier sur les plans répressifs et thérapeutiques. Par exemple, le tabac, légal et accessible, est la substance la plus fréquemment consommée en prison 1. Ou encore, l’accès limité d’alcool ou de cannabis conduit à un recours accru aux benzodiazépines (sur prescription médicale ou marché parallèle, en voie orale ou injectable).
Mise à disposition de matériel d’injection
L’accès au matériel d’injection est constamment débattu. Les arguments sécuritaires et répressifs affrontent la réduction des méfaits, l’équivalence de la médecine préventive et le droit des usagers. Encore une fois, dans ce milieu restreint et fermé, les représentations négatives et les stigmatisations sont davantage visibles. Par exemple, alors que le traitement d’insuline est admis en prison, l’accès à l’usage de matériel d’injection pour un usage autre qu’une maladie «normale et indépendante de la volonté des personnes» est souvent interdit. Les décisions relèvent de professionnels emprunts de représentations, elles ne sont pas centrées sur les besoins des personnes, ni des évidences scientifiques concernant les risques de transmission.
Les programmes d’échanges de seringues se développent dans de nombreux pays européens et au-delà (Moldavie, Iran, Kirghizstan), sans être accessibles uniformément dans les prisons suisses (le matériel n’est pas disponible dans les cantons de Vaud, Fribourg, Neuchâtel, Valais par exemple). Certains établissements restent donc inéquitables sur le plan de la réduction des méfaits, en désaccord avec la politique drogue et les Nations Unies.
Traitements diversifiés
L’incarcération représente des caractéristiques intéressantes sur le plan thérapeutique, notamment par un effet de mise à distance du produit (cocaïne ou alcool par exemple). L’enfermement n’est pas pour autant une solution à la dépendance, mais le sevrage et l’abstinence (en l’absence de consommation durant l’incarcération) représentent des expériences de vie qui peuvent être élaborées sur le plan thérapeutique. Par conséquent, il est logique que les traitements proposés soient à la mesure de cette opportunité de réflexion et de tremplin pour un changement dans le parcours de vie des usagers (début ou reprise d’un suivi thérapeutique à l’extérieur par exemple).
Dans le cas particulier de la dépendance aux opioïdes, des objectifs de traitement de substitution sont par exemple :
L’équilibre entre les soins individuels et la sécurité collective est précaire 2. D’un côté, la prescription est une réponse relativement aisée et rapide pour faire face à la souffrance (anxiété, troubles du sommeil). Le fait de remédier à ces malaises a cependant des conséquences individuelles (risque de dépendance) et collectives («le calme dans la prison», marché parallèle et risques de surdosage). De l’autre, pour éviter les conséquences négatives sur le plan collectif, des aspects liés à la répression sont renforcés (prise de la substitution et de certains médicaments sous observation, remise en petites quantités seulement à la fois du traitement). Ils vont à l’encontre de l’autonomie des personnes, une condition importante pour tout traitement, particulièrement lors de la libération.
En pratique, l’envergure des prescriptions de médicaments (benzodiazépines surtout) est parfois soulevée par les autorités carcérales. Seules des interventions qui vont à l’inverse des tendances actuelles pourraient remédier à cette réalité. En effet, pour éviter de créer des dépendances il existe bien quelques réponses de la part des professionnels de santé (informations claires, prescriptions limitées dans le temps, entretiens de soutien), mais elles requièrent bien plus de temps et de moyens que la simple prescription. De plus, leur portée est conditionnée par les conditions de vie et les activités développées en milieu carcéral, les procédures judiciaires et les conséquences globales de l’incarcération sur la vie de l’individu et de ses proches.
Les trois piliers de la prévention, de la réduction des méfaits et des traitements s’accommodent tant bien que mal aux contraintes du milieu fermé et de sa répression. Ils ne sont donc pas mis en œuvre de manière équitable par rapport au milieu libre, et surtout, ils ne sont pas répartis de manière comparable entre eux. D’un côté, la prévention est limitée par les contraintes du lieu de vie et la réduction des méfaits peine clairement à trouver sa place. De l’autre, les professionnels de la santé répondent au manque de substances illégales par des prescriptions légales (sans toujours pourvoir maîtriser des répercussions à plus long terme). Dans une volonté de soulager des souffrances et de corriger certaines des répercussions de la répression, la prescription, un aspect seulement du pilier des traitements (!) s’hypertrophie. D’ailleurs, en creusant la réflexion, on peut se demander dans quelle mesure il n’assiste pas la répression, puisqu’il permet aux personnes de la tolérer à moindre mal. Cette interdépendance des trois piliers vis-à-vis du quatrième, la répression, donne lieu à une décentralisation de leurs objectifs respectifs: ils ne sont plus seulement destinés à répondre aux besoins des usagers et de la collectivité, mais sont orientés vers le soulagement, voire le maintien de la répression.
Une politique drogue équitable et équilibrée en prison passe par l’acceptation lucide de la réalité du milieu, la considération des besoins des usagers et la collaboration entre les différents intervenants. Il s’agit d’abandonner la recherche de la prépondérance d’une logique professionnelle (la répression) sur une autre (la santé) pour trouver un équilibre et œuvrer en faveur des droits humains.
Finalement, si les pratiques en prison s’inspirent de celles de l’extérieur et tentent de les adapter avec les déséquilibres relevés, on peut se demander quels enseignements pourraient être tirés à l’inverse, c’est-à-dire en comparant les observations du milieu carcéral à l’ensemble de la société. Dans le cas présent, un exercice semblable de pondération et de répartition des différents piliers de la politique drogue dans l’ensemble de la société donnerait peut-être des résultats surprenants en termes d’équivalence avec la prison!