septembre 2008
Lars F. Moller, Brenda J. van den Bergh et Alex Gatherer, (Projet sur la santé dans les prisons, Organisation mondiale de la Santé (OMS), Bureau régional pour l'Europe)
Les drogues illégales et les méfaits liés à leur mésusage ont considérablement changé la réalité des prisons en Europe et dans le monde. La santé publique doit tenir compte de la santé carcérale: les stratégies nationales pour le contrôle de plusieurs maladies sérieuses doivent également inclure la prison. Ces vingt dernières années furent caractérisées par une recrudescence de la tuberculose et des infections transmises sexuellement, une épidémie d’une maladie relativement nouvelle – le sida, ainsi qu’une prévalence accrue de l’hépatite C; le tout étant directement lié à l’usage de drogues. Il est impératif que tous les pays mettent en œuvre les meilleurs moyens possibles de réduire les conséquences sanitaires, sociales et économiques néfastes de la consommation de drogues.
Au niveau mondial, environ 11.6 millions de personnes consomment des drogues par voie intraveineuse 1; un grand nombre d’entre elles passent plusieurs années à entrer et à sortir de prison. Les détenus sont souvent issus de groupes marginaux de la société et présentent donc une moins bonne santé à l’entrée. Le séjour carcéral accentue en général les problèmes de santé préexistants, en particulier parmi les groupes vulnérables comme les usagers de drogues (en voie intraveineuse). Les prisons sont des environnements à haut risque de transmission du VIH pour plusieurs raisons: la surpopulation, une alimentation insuffisante, un accès limité aux mesures de prévention, la poursuite de l’usage de substances illicites, des rapports sexuels non protégés, le piercing et les tatouages. Dans la plupart des cas, les taux élevés d’infection VIH en prison s’expliquent par le partage de matériel d’injection et les relations sexuelles non protégées. Etant donné le faible nombre de pays qui réalisent des programmes d’échanges de seringues en milieu carcéral, le partage des seringues est inévitablement plus élevé en prison que dans le reste de la société.
Dans de nombreuses parties du monde, y compris en Europe, Asie et Amérique du Nord, les personnes dépendantes de drogues sont surreprésentées en prison. Elles constituent environ un tiers de la population carcérale et même jusqu’à 60-80% dans certains pays d’Asie centrale2. Une revue systématique de 2006 a estimé que 10-48% des hommes incarcérés et 30-60% des femmes étaient usagers de drogues 3. D’après l’Observatoire européen des drogues et des toxicomanies (OEDT 2004), la proportion des détenus qui rapportent un usage de drogues illicites varie de 22 à 86% dans l’Union Européenne 4. De même que dans la population générale, la substance illicite la plus fréquemment consommée par les détenus est le cannabis, avec une prévalence à vie de 11-86% (estimation). Pour la cocaïne (et le crack), la prévalence à vie est de 5-57% et pour l’héroïne de 5-66%. L’usage régulier de drogues ou la dépendance préalables à l’incarcération est rapporté par 8-73% des prisonniers. L’usage intraveineux à vie est de 15-50% environ, avec des valeurs qui varient entre 1% et 69% selon les études. Lorsque des données comparatives sont disponibles, elles montrent que les jeunes prisonniers ou les adolescents injectent moins que les adultes et les femmes davantage que les hommes.
Sur le plan international, 10% des infections VIH résultent des prises de risque lors de l’usage intraveineux de drogues. Dans certains pays de l’Europe de l’Est et en Asie centrale, jusqu’à 90% des personnes infectées par le VIH sont des usagers de drogues par voie intraveineuse. Les taux d’infection VIH sont significativement plus élevés en prison et dans les lieux de détention que dans la population générale. Certains groupes de population particulièrement vulnérables à l’infection VIH ont une probabilité élevée d’être incarcérés, car ils consomment des substances illégales et sont actifs dans les métiers du sexe. En 2003, le rapport annuel de l’OEDT a signalé que la prévalence de l’hépatite C variait entre 30 et 97% parmi les usagers de drogues par voie intraveineuse dans les 15 pays membres de l’Union européenne et la Norvège (avant le 1er mai 2004); la plupart des chiffres sont des estimations locales. Les données nationales varient entre 32% (Royaume-Uni) et 79% (Italie). Certains pays sont actuellement confrontés à une augmentation de la prévalence des maladies du foie en raison des infections par le VHC. Outre le sida et l’hépatite C, les personnes infectées par le VIH ont un risque plus important de maladies opportunistes graves comme la tuberculose. En Europe de l’Ouest, 30% des usagers par voie intraveineuse souffrent de tuberculose, en Europe Centrale, 25% et en Europe de l’Est, bien plus de 50%; il s’agit souvent de la forme résistante.
Tout le monde, y compris les personnes privées de liberté, a le droit de bénéficier du meilleur niveau de santé possible, comme affirmé par le droit international: article 25 de la Déclaration universelle des droits de l’homme et article 12 du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels 5. La communauté internationale a généralement accepté le maintien, par les prisonniers, de l’ensemble des droits non remis en cause par l’incarcération, incluant celui d’accéder au meilleur niveau de santé physique et mentale possible. Seule la privation de liberté constitue la sanction, et non la perte des droits humains fondamentaux. Les pays ont donc le devoir de concevoir des lois, des politiques et des programmes cohérents avec les normes internationales en termes de droits humains et d’assurer aux prisonniers un accès à des prestations sanitaires équivalentes à celles de l’ensemble de la société.
Les organisations internationales comme l’OMS et l’ONUSIDA ont reconnu le besoin d’une action fondée sur des preuves dès les années 90. Au cours de sa session spéciale lors de la journée internationale consacrée au problème de la drogue en 1998, l’Assemblée générale des Nations Unies a explicitement identifié les prisonniers comme étant un groupe important pour la réduction de la demande de drogues (Nations Unies 1998). En 1999, l’Union européenne a adopté un plan de lutte contre les drogues pour 2000-2004 (Commission européenne 1999, 2001, 2002). Parmi les objectifs figuraient la réduction significative à cinq ans de l’incidence des méfaits et des décès liés à la consommation de drogues (VIH, hépatite C et tuberculose).
Le besoin d’accéder au traitement de la dépendance en prison a été reconnu sur le plan international depuis longtemps. En 1993, l’OMS a émis des recommandations pour l’infection VIH et le sida en prison 6, affirmant que :
«Les prisonniers dépendants de drogues devraient être encouragés à entreprendre un traitement durant l’incarcération, dans des conditions qui garantissent la confidentialité. Les approches thérapeutiques devraient inclure des informations sur le traitement de la dépendance et sur les risques associés aux usages et voies de consommation des drogues. Les prisonniers qui ont démarré un traitement de méthadone avant l’incarcération devraient pouvoir continuer leur substitution durant le séjour en prison. Dans les pays où la maintenance de méthadone est un traitement de la dépendance aux opiacés dans la société, elle doit aussi être disponible en prison.»
Une Recommandation du Conseil de l’Europe (2003) relative à la prévention et à la réduction des dommages pour la santé liés à la toxicomanie du 18 juin 2003 a relevé que «les recherches ont montré que la morbidité et la mortalité liées à la toxicomanie affectent un nombre considérable de citoyens européens. C’est pourquoi les dommages pour la santé liés à la toxicomanie constituent un problème majeur de santé publique».
La Recommandation (Conseil de l’Union européenne 2003) a donné des buts aux membres de l’Union européenne, par exemple :
« afin d’atteindre un haut niveau de protection de la santé, de faire de la prévention de la toxicomanie et de la réduction des risques annexes un objectif en matière de santé publique et d’élaborer et de mettre en œuvre des stratégies globales en conséquence;
afin de diminuer de façon significative l’incidence des effets nocifs de la drogue sur la santé (VIH, hépatite B et C, tuberculose, etc.) et le nombre de décès liés à la drogue, de prévoir, comme partie intégrante de leurs politiques globales de prévention et de traitement de la toxicomanie, un éventail d’interventions diverses, notamment en vue de réduire les risques et, par conséquent, sans perdre de vue l’objectif général qui est, avant tout, d’empêcher la toxicomanie:
élaborer une évaluation pertinente destinée à accroître l’efficacité et l’efficience de la prévention de la toxicomanie et de la réduction des risques pour la santé induits par les drogues :… »
En 1995, le bureau régional pour l’Europe de l’OMS a établi un Projet sur la santé dans les prisons. Le but était de rassembler les pays de la région européenne de l’OMS, de partager les pratiques de santé publique face aux principaux défis sanitaires en prison et de parvenir à un consensus de bonnes pratiques à diffuser au sein du réseau 7.
En 1999, le bureau régional pour l’Europe de l’OMS, en collaboration avec l’ONUSIDA, a émis des recommandations pour l’infection VIH et le sida en prison.
En 2002, le bureau régional de l’Europe de l’OMS a adopté la résolution EUR/RC52/R9 sur le besoin d’intensifier l’intervention face au VIH-sida dans la région européenne. La résolution incitait les pays membres à:
«Favoriser, faciliter et renforcer la mise en place et l’extension généralisée au profit des groupes vulnérables et à haut risque d’interventions ciblées fondées sur des données scientifiques, telles que programmes de prévention, de traitement et de réduction des risques (par exemple, programmes élargis d’échange d’aiguilles et de seringues, distribution d’eau de Javel et de préservatifs, conseil et dépistage volontaires, thérapie de substitution, diagnostic et traitement des IST) dans toutes les communautés touchées, y compris les prisons…»
De plus, en partenariat avec le Groupe Pompidou du Conseil de l’Europe, le Projet sur la santé dans les prisons de l’OMS a émis en 2002 une déclaration de consensus. Elle soulignait la contribution primordiale des prisons à la stratégie de santé publique face aux effets néfastes de la consommation de drogues sur la santé publique, les usagers, le personnel et la gestion des prisons. Les principes, les politiques et les pratiques relevés dans cette déclaration restent valides. La déclaration recommande fortement la réduction des méfaits, sans entrer dans les détails.
En 1995, le Projet sur la santé dans les prisons de l’OMS a publié une prise de position sur les prisons, les drogues et la réduction des méfaits (Status Paper on Prisons, Drugs and Harm Reduction) 8. Il donne une orientation aux pays membres pour l’approche de l’usage de drogues en prison et recommande aux prisons d’être capables:
« d’accepter l’importance de l’information et de la compréhension des conséquences négatives d’un usage inapproprié de substances comme faisant partie d’une approche basée sur la santé publique et les droits humains, même si cela désavoue partiellement les programmes officiels à visée d’abstinence;
d’accueillir les prisonniers dépendants en cherchant à comprendre leurs besoins;
de répondre à leurs problèmes immédiats et de les informer sur leurs possibilités en prison;
de faire en sorte que le personnel de prison puisse donner à l’ensemble des prisonniers des connaissances de base sur le VIH-sida, les autres maladies transmissibles par le sang et leurs modes de transmission;
de mettre à disposition une approche équivalente à celle de la société pour le traitement des prisonniers dépendants de drogues, et
d’assurer que l’information et une orientation adéquates soient disponibles avant la libération et, dans l’idée d’encourager la poursuite des soins, de créer des liens avec les services extérieurs. Ceci est important pour tous les prisonniers avec des problèmes de santé et est fondamental en cas de dépendance.
Les prisons sont également encouragées à introduire aussi rapidement que possible, selon leurs ressources, des mesures de réductions des méfaits, comme:
développer des programmes thérapeutiques structurés et compréhensibles à l’intention des prisonniers dépendants, incluant le traitement de substitution à base d’opioïdes;
développer des programmes d’échanges de seringues équivalents à ceux qui existent dans la société, en particulier si les prévalences de VIH et d’hépatite C sont localement élevées ou si la consommation de drogues par voie intraveineuse est un fait au sein de l’établissement;
mettre à disposition une méthode efficace de désinfection des aiguilles et des instruments de tatouage avec une information et une formation appropriées, lorsque l’accès aux aiguilles et seringues ne semble ni nécessaire ni faisable. »
Cette méthode n’est toutefois jamais aussi efficace que des aiguilles et des seringues neuves.
En 2004, la prise de position de l’OMS, de l’ONUDC (Office des Nations Unies contre la drogue et le crime) et de l’ONUSIDA Traitement de substitution pour la dépendance aux opioïdes et la prévention du VIH-sida a conclu que le traitement de substitution était efficace pour prévenir le VIH-sida et devait être mis en place dès que possible auprès des groupes à risque. Le Projet Santé en prison de l’OMS a publié en 2007 un ouvrage de base pour la pratique clinique en prison : Health in Prisons. A WHO guide to the essentials in prison health 9. Ce livre donne des indications sur l’ensemble des aspects de réduction des méfaits et des traitements des usagers de drogues.
Egalement en 2007, en lien avec la problématique du VIH en prison, l’OMS, l’ONUDC et l’ONUSIDA ont publié trois documents techniques pour une action basée sur des évidences. Les traitements de substitution et les mesures de réduction des méfaits figurent clairement parmi les actions préventives les plus importantes pour réduire la transmission du VIH et des hépatites 10111213. Un guide pratique sur les traitements de substitution en prison a suivi en 200814.
Davantage de pays deviennent conscients des bénéfices économiques, sociaux et sanitaires considérables, tant au niveau individuel que collectif, qui résultent des mesures de réduction des méfaits et de la demande de drogues. Par conséquent, il est temps de réunir les efforts pour que la volonté et l’engagement politiques aillent dans le sens d’une mise en pratique plus conséquente des évidences scientifiques issues des évaluations au niveau international, et que les prisons soient systématiquement considérées comme des partenaires importants de la santé publique.
En l’absence de traitement pour la dépendance, il est vraisemblable que l’usage de drogues se poursuive en prison et ce souvent de manière dangereuse, de par le manque de mesures de réduction des méfaits. Le risque d’être infecté par le VIH et les hépatites est considérablement augmenté. Il y a lieu de considérer les prisons à leur juste valeur pour intervenir efficacement dans le cycle usage de drogues – délits, afin de réduire les méfaits de la consommation et le risque de réincarcération.