décembre 2017
Karin Zürcher, Valentine Guenin (CIPRET-Vaud (Centre d’information pour la prévention du tabagisme), Promotion Santé Vaud)
Les premiers champs de tabac sont apparus en Suisse au XVIIème siècle. Le tabac est aujourd’hui cultivé dans 9 cantons, mais plus de 85 % des plantations se trouvent en Suisse romande dans la Broye. Le secteur a connu son âge d’or au sortir de la Seconde Guerre mondiale, avec plus de 6’000 planteurs pour une surface de 1’450 hectares.
Depuis la tabaculture n’a cessé de perdre en importance. On ne recense aujourd’hui plus que 161 planteurs pour une surface de 446 hectares 1. Cela ne représente que 0.04% des surfaces agricoles cultivées en Suisse. De fait, le tabac est une culture marginale.
Si la culture du tabac subsiste en Suisse, c’est grâce aux fortes subventions de la Confédération. Quatorze millions de francs sont versés annuellement aux planteurs de tabac, via le Fonds SOTA (Société coopérative pour l’achat du tabac indigène) destiné à promouvoir la culture du tabac indigène 2.
Les plus grandes sociétés de tabac du monde sont installées en Suisse : Phillip Morris International et Japan Tobacco International avec leur siège mondial à Lausanne et à Genève, et leur usine à Neuchâtel et Dagmersellen (LU), British American Tobacco avec d’importants bureaux à Lausanne et une usine à Boncourt (JU).
En 2015, ces groupes ont produit près de 40 milliards de cigarettes en Suisse, dont près de 80% 3 ont été exportées. Ces ventes à l’étranger généreraient 620 millions de francs de revenus par an 4. En raison d’une législation permissive, les multinationales peuvent produire en Suisse et exporter, notamment en Afrique et en Asie, des cigarettes avec de fortes teneurs en goudron et nicotine, dont la vente en Suisse et dans l’Union européenne est aujourd’hui interdite.
En constante diminution depuis 25 ans, les ventes annuelles de cigarettes en Suisse s’élèvent à plus de 9 milliards d’unités, auxquels s’ajoutent environ 1 milliard de cigarettes importées 3.
Le chiffre d’affaires total des ventes de produits du tabac en Suisse n’est pas connu. Au niveau mondial, cette industrie est florissante et pèse de nombreux milliards. En 2013, les profits combinés des six plus grandes compagnies de tabac atteignaient 44 milliards de dollars, ce qui est supérieur aux profits combinés de Coca-Cola, Walt Disney, Google, McDonald et Starbucks dans la même année 5.
Confrontée à la baisse des ventes de cigarettes et à l’arrivée sur le marché des e-cigarettes, l’industrie du tabac investit massivement dans le développement et la commercialisation de produits dits « à risques réduits ».
Les trois leaders du marché se sont lancés dans la course technologique du tabac « chauffé et non brûlé » et proposent chacun leur produit. La Suisse figure parmi les marchés-tests.
En se présentant comme un partenaire fiable de santé publique, soucieux de convertir les fumeurs à des alternatives moins nocives, l’industrie du tabac mise sur l’obtention de réglementations allégées. Mais l’insuffisance des données indépendantes et la longue pratique de désinformation de cette industrie incitent pour l’heure à la précaution.
Pour réaliser leurs bénéfices en dépit d’une prise de conscience croissante des risques, les cigarettiers s’appuient sur une stratégie marketing complexe, qui exploite tous les canaux pour encourager la consommation de ses produits.
La publicité en faveur du tabac est omniprésente en Suisse romande 6. Globalement, on assiste à un transfert des activités marketing hors des médias de masse vers les lieux fréquentés par les jeunes (points de vente, bars, cafés, boîtes de nuit, festivals de musique, événements privés organisés ou parrainés par l’industrie, internet, réseaux sociaux).
Malgré l’étendue de ces pratiques, celles-ci restent peu visibles du public. C’est là que se situe la subtilité des industriels : toucher leur public cible, les jeunes et les fumeurs, sans que le grand public en soit conscient. Ceci permet de minimiser le phénomène du tabagisme et, par-là, d’éviter la mise en place d’interdictions.
La proportion de fumeurs dans la population – de 25% – stagne depuis plusieurs années 7. Le tabac est le principal facteur de risque des maladies non transmissibles contre lesquelles le Conseil fédéral s’est engagé à lutter.
Les mesures de prévention efficaces sont connues. La Convention-cadre de l’OMS pour la lutte antitabac (CCLAT) oblige les États parties à réglementer la composition et l’emballage des produits du tabac, à augmenter leur prix, à interdire de fumer dans les lieux publics, à interdire la vente de tabac aux mineurs et à interdire toute forme de publicité, de promotion et de parrainage. En Europe, bien qu’elle l’ait signé, la Suisse reste avec Andorre et Monaco la seule exception à ne pas avoir ratifié cette Convention.
La Suisse a un retard important dans la mise en place de certaines mesures. En 2016, elle occupait le 21ème rang sur 35 pays européens examinés 8. Elle est particulièrement mal notée en ce qui concerne les restrictions en matière de publicité.
Les deux derniers événements législatifs censés renforcer la prévention du tabagisme ont été balayés par le Parlement 9. En se fondant sur le pouvoir d’achat, les cigarettes sont relativement bon marché en Suisse. Les politiques ont pourtant rejeté, en 2016, une révision de loi visant à augmenter leur prix. Le projet de loi fédérale sur les produits du tabac prévoyait, quant à lui, des restrictions supplémentaires en matière de publicité. Cette loi a elle aussi été refusée l’année dernière par les deux Chambres, lesquelles demandaient au Conseil fédéral une loi interférant moins avec l’économie de marché. Il a pourtant été montré qu’une interdiction totale de la publicité pouvait réduire de 7% la consommation de tabac 10.
L’objectif des multinationales du tabac est de maximiser leurs profits. De fait, elles sont farouchement opposées à toute mesure de prévention efficace. Elles déploient de multiples tactiques pour s’y opposer, parmi celles-ci, l’utilisation d’organisations tierces 11.
L’industrie du tabac crée des alliances avec des organisations ayant davantage de crédibilité qu’elle-même. Ces organisations s’expriment à sa place et brandissent souvent l’argument qu’une diminution de la consommation de tabac, découlant d’une régulation du marché, constitue une menace à la prospérité de l’économie suisse.
Les planteurs de tabac, regroupés au sein de SwissTabac et soutenus par l’Union Suisse des Paysans, sont directement liés à l’industrie du tabac à laquelle ils vendent leurs productions. Dans les débats politiques touchant aux mesures de prévention, ils défendent de fait ses intérêts.
Les grossistes et les détaillants présentent aussi des intérêts directs, puisque les produits du tabac sont distribués dans près de 30’000 points de vente en Suisse 12. Leur organisation, Communauté du commerce Suisse en tabac, monte régulièrement au front pour s’opposer aux réglementations.
Le secteur de la publicité y trouve également son compte, puisque ce sont près de 15.5 millions de francs qui sont investis chaque année dans la publicité en Suisse pour les produits du tabac 13. Son organisation faîtière, Communication Suisse, s’oppose publiquement à l’interdiction de publicité, qui, selon elle, porte atteinte à la liberté du même nom.
L’économie du tabac représenterait 6,5 milliards de francs par an 14, dont plus de 2 milliards 15 de retombées fiscales directes (taxation des produits du tabac). Le secteur emploie près de 5’000 salariés 16. Cette industrie représente une manne fiscale importante pour les Communes et les Cantons qui les accueillent. Ces derniers représentent alors souvent des tiers défendant les intérêts des cigarettiers.
La défense des intérêts de l’industrie passe aussi par la défense d’intérêts associés, notamment la lutte contre l’interventionnisme d’Etat. L’Union Suisse des arts et métiers (USAM) et la Communauté d’intérêts Priorité Liberté sont dans ce cas de puissants porte-parole des cigarettiers.
Les multinationales du tabac sont associées dans l’organisation Swiss Cigarette. Celle-ci soutient l’Alliance de l’économie pour une politique de prévention modérée (AEPM) qui a été fondée par economiesuisse et l’USAM « en réaction aux différentes offensives réglementaires dans le domaine de la prévention » 17.
Malgré l’« utilité économique » du secteur du tabac prônée par ses alliés, la consommation de tabac pèse en réalité lourdement sur l’économie nationale. Elle lui coûte plus de 10 milliards par an en traitements médicaux, absentéisme au travail, invalidité, et perte de qualité de vie18. Il est par ailleurs démontré que la diminution du tabagisme a un effet positif sur l’économie, car l’argent qui n’est plus dépensé en cigarettes l’est dans d’autres secteurs davantage pourvoyeurs d’emplois (restauration, loisirs, biens de consommation courante) 19.
Le tabagisme cause chaque année en Suisse 9’500 décès 20. Il est indispensable que les politiques de prévention du tabagisme progressent et qu’elles soient protégées des pratiques d’influence de l’industrie du tabac pour y parvenir. La convention-cadre de l’OMS pour la lutte antitabac recommande aux États de tout mettre en œuvre pour empêcher que leurs politiques de santé publique soient sabotées par des manœuvres des cigarettiers 21).
Le tabac tue un consommateur sur deux. En tant que signataire de la CCLAT, la Suisse devrait considérer que les intérêts de santé publique sont inconciliables avec ceux de l’industrie du tabac, et s’assurer que les intérêts financiers de l’industrie du tabac ne portent pas atteinte aux mesures de promotion de la santé.