juin 2017
Guido Biscontin, Florent Jouinot, Vanessa Christinet et Eric Périat (Checkpoint Vaud)
Dans cet article, nous nous intéressons aux liens entre consommations de produits psychoactifs, orientations sexuelles et identité de genre, et notamment aux enjeux liés à la consommation de produits en contexte sexuel – « sexe sous produits » et « chemsex » – dans le milieu dit « gay ».
Les plus hautes prévalences de consommations dans certains groupes LGBT (Lesbiennes, Gays, Bisexuel·le·s, Transgenres) en comparaison avec la population générale1234, et les conséquences potentielles des pratiques en lien avec le chemsex5, suggèrent que la connaissance et la prise en considération de ces facteurs devraient faire l’objet d’une attention particulière, tant au niveau des interventions au plan individuel que des mesures structurelles – de prévention, de réduction des risques et méfaits ainsi que de traitement.
Plusieurs études rapportent des données concernant les consommations de produits dans les populations LGBT.
En ce qui concerne les femmes homosexuelles et bisexuelles, le rapport de 2012 du groupe santé PREOS6met en lumière des consommations de tabac, d’alcool et de drogues plus importantes dans ce groupe que parmi les femmes hétéro-sexuelles rapportées notamment dans deux études, dont une suisse7. Ces tendances sont confirmées dans une autre enquête menée en 2012 sur la santé des femmes qui aiment les femmes en Suisse romande8. Par exemple, dans cette population, 13% boivent en moyenne deux verres ou plus d’alcool par jour (population générale féminine : 4 %) et 18 % boivent 4 verres ou plus au moins une fois par semaine (population générale féminine : 6%).
En ce qui concerne les hommes qui ont des relations avec les hommes (HSH), une étude de 2015, menée par l’université de Genève en collaboration avec le Check-point Genève (centre de santé communautaire pour les hommes qui ont du sexe avec des hommes)9, a déterminé que, parmi les usagers HSH du Checkpoint Genève, 59.4% des répondants ont consommé du tabac dans les trois derniers mois (versus 31.6% en population générale dans les 12 derniers mois) et 35.8% ont consommé du cannabis dans les 3 derniers mois (7.8% en population générale dans les 12 derniers mois). Avec les mêmes paramètres, la consommation de produits inhalés (« poppers ») s’élevait à 34.9% (versus <0.1%), celle de cocaïne s’élevait à 20.8% (versus 5.7%) et celle d’amphétamines/ecstasy à 17.9% (versus 0.8%). Les consommations multiples (>2 produits, hormis le tabac) dans les 3 derniers mois ont été rapportées par 54.8% des répondants contre 17% dans les 12 derniers mois en population générale.
Mettre en évidence des facteurs clairs qui expliqueraient de manière évidente ces consommations plus élevées est une tâche complexe. Toutefois, des liens avec les facteurs influençant négativement la santé globale des personnes LGBT est plausible également dans ce contexte. Les personnes LGBT font encore l’objet de discriminations et de préjugés. Ces formes de rejet, ou leur anticipation, et la pression normative portent préjudice à leur santé physique et mentale. L’homonégativité et l’autodénigrement, la honte, l’isolement, les difficultés liées au coming out, le manque de soutien bienveillant, le sentiment d’insécurité exposent les personnes LGBT à des conséquences non négligeables, pouvant aller jusqu’à la dépression voire au suicide6. En ce qui concerne spécifiquement les consommations, certains contextes peuvent aussi être considérés comme facteurs facilitant l’accès aux produits, comme le milieu festif, qui peut avoir un rôle de socialisation important pour certaines personnes LGBT, ou les applications de rencontre, notamment pour le chemsex.
Outre les consommations de produits psychoactifs en tant que telles, depuis plusieurs années, dans le milieu gay/ HSH notamment, le sujet du chemsex est de plus en plus mis en évidence et étudié.
Le chemsex consiste à consommer des produits psychoactifs, principalement des stimulants, dans le cadre de relations sexuelles. Ces relations peuvent être orientées vers des pratiques dites « hard », en groupe et des sessions de longue durée (plusieurs heures voire plusieurs jours). Les principaux produits consommés sont les cathinones, la méthamphétamine, la cocaïne, le GHB/GBL/DB et la kétamine. La consommation d’alcool est souvent associée, fréquemment en quantité importante10.
Le phénomène n’est pas nouveau, le chemsex dans le milieu gay est rapporté depuis les années 1970 au moins. Le changement de ces dernières années porte sur la gamme de produits consommés et les modes de consommations – avec les conséquences en termes de santé que cela implique (cf. plus bas). D’autres changements sont également à noter, comme par exemple l’accessibilité des produits, les modalités relationnelles et organisationnelles relatives aux sites internet et applications de rencontre (l’annotation « chems » ou des symboles correspondant peuvent directement être affichés sur les profils des utilisateurs, par exemple) et les profils des consommateurs.
En Suisse, parmi les personnes ayant répondu à l’enquête Gaysurvey 201411, 49.8% ont rapporté avoir consommé de l’alcool lors de rapports sexuels au cours des 12 derniers mois, 33.2% du poppers, 20.8% du viagra, 14.7% du cannabis, 6.6% de la cocaïne, 5.3% du GHB, 4.3% des amphétamines/ecstasy, 1.1% du crystal meth et 0.6% du LSD.
En ce qui concerne les personnes trans, selon les statistiques des centres de santé sexuelle suisses qui utilisent l’outil BerDa (outil électronique d’anamnèse, de conseil et de déclaration) élaboré par l’Office de la santé publique, entre février 2013 et février 2017, 294 consultations ont été enregistrées. Dans 9 consultations, les personnes ont déclaré consommer souvent ou presque toujours des drogues récréatives lors des rapports sexuels (3.1% des consultations) et dans 11 consultations (3.7%) les personnes ont déclaré consommer souvent ou presque toujours de l’alcool lors des rapports sexuels.
S’agit-il pour autant toujours de chemsex, ou bien de relations sexuelles suite à une ou des consommation(s) ? Dans les définitions courantes du chemsex, en effet, les notions d’intentionnalité et de planification sont présentes, ce qui peut ne pas être le cas lors de rapports sexuels après une ou des consommation(s), en contexte festif par exemple. Reste, toutefois, que ces consommations et rapports sexuels ont lieu, avec les possibles conséquences associées en termes de santé.
Si l’on se restreint aux principaux produits utilisés dans le cadre du chemsex (GHB/GBL, ketamine, crystal meth et méphédrone), dans l’enquête européenne EMIS12, il a été constaté que 7% des 1009 participants résidant à Zurich ont utilisé un de ces produits au cours des 4 dernières semaines. Ce taux est un des plus hauts en Europe.
Le chemsex se définit par l’usage de substances psychoactives avant ou pendant le sexe. Bien que nous parlions, ici, du contexte gay-HSH, il faut souligner qu’il est pratiqué aussi par des personnes se définissant comme hétérosexuelles, et comprend également l’alcool. Une pratique particulière de chemsex, le « slam », semble par contre se limiter (sans que cette limite soit bien entendu absolue) aux hommes qui ont du sexe avec des hommes. Le slam se caractérise par l’administration de produits psychoactifs par injection intraveineuse et en contexte sexuel. Les produits principalement utilisés sont les cathinones, la cocaïne et la méthamphétamine13. La pratique du slam est souvent rapportée comme pratique minoritaire, ancrée seulement dans certains groupes, mais qui pourrait être en voie de diffusion.
A travers la pratique du chemsex, les buts recherchés les plus souvent rapportés sont la recherche de bien-être, l’euphorie et la recherche de sensations, la stimulation et l’excitation sexuelle, l’augmentation du plaisir sexuel, l’endurance, mais aussi le fait d’oublier les soucis du quotidien14.
Tout en rappelant que les personnes pratiquant le chemsex ne sont, a priori, pas toutes en difficulté, parmi les professionnel·le·s de santé, un certain nombre de préoccupations sont liées à cette pratique. Lors de sessions sexuelles avec consommations de produits et avec des partenaires multiples, les transmissions de VIH, VHB, VHC et d’autres infections sexuellement transmissibles (IST) peuvent être plus fréquentes. Les sniffs et les injections peuvent également contribuer à ces transmissions, surtout si elles ne suivent pas les recommandations du safer use. Au-delà des transmissions du VIH et des autres IST, les risques du chemsex sont médicaux (intoxications aigües, mauvaises descentes, abcès, interactions médicamenteuses notamment avec les traitements antirétroviraux) et psycho-sociaux (perte de maîtrise de la consommation et addiction, désocialisation et dégradation de la santé psychique) 151617. Pour les personnes séropositives au VIH, l’usage problématique de substances peut avoir une conséquence sur l’observance du traitement ou des interactions avec celui-ci avec une potentielle incidence sur le maintien de la charge virale indétectable et donc la résurgence d’un risque de transmission et un risque de développement de résistances.
Une addiction à la fois sexuelle et aux produits peut se présenter. Ou alors, la visée sexuelle des consommations peut disparaître et laisser place à la seule consommation, ou la sexualité peut devenir un prétexte pour l’usage de produits. Peut également se présenter l’impossibilité d’avoir une sexualité sans consommation de produit.
Outre la nécessité d’intervenir « en amont » concernant tous les facteurs pouvant influencer négativement la santé globale des personnes LGBT – stigmatisations, rejets, insécurité, … – en ce qui concerne spécifiquement les consommations, il est important d’intervenir à plusieurs niveaux, individuel et structurel. Une prévention et information générales des publics cibles et des intervenant·e·s auprès de ceux-ci sur les consommations est importante. Mais elle ne devrait pas se réduire à des informations sur les produits et les conséquences des consommations. Une intervention, générale et de proximité/individualisée, sur le safer use qui prenne en considération les aspects liés aux consommations en contexte sexuel, non moralisant et non stigmatisant, est indispensable.
Depuis plusieurs années, une mobilisation des organismes actifs dans la santé LGBT va dans ce sens. Au sein de ces organismes, les thématiques des consommations et du chemsex sont de plus en plus intégrées proactivement dans les actions et interventions communautaires ou dans les consultations de santé, globale ou sexuelle, dans le but également de favoriser l’expression et le dialogue. Un défi qui se présente est celui de toucher les personnes qui ne fréquentent pas ou ne sont pas touchées par les circuits de la prévention et de la réduction des risques classiques.
Les consommations de produits pouvant être sujet à la désapprobation sociétale, certaines personnes éprouvent des difficultés à en parler ouvertement, à leur médecin ou à d’autres acteurs et actrices de santé. Les enjeux liés à l’orientation sexuelle et à l’identité de genre, et éventuellement au chemsex, peuvent s’ajouter à ces freins. Pour ces raisons, il est important que ces éléments soient pris en considération systématiquement et avec une attitude favorisant l’expression, par tous les acteurs et actrices de santé, généralistes, mais aussi spécialisé·e·s dans les domaines des addictions ou de la santé sexuelle. Cela passe naturellement par la prise de conscience des liens et facteurs – et des représentations à ce sujet, mais aussi par la formation spécialisée.
Constatant que les questions de consommations de produits touchent les populations LGBT de manière plus élevée par rapport à la population générale, et que des pratiques telles que le chemsex peuvent avoir des conséquences négatives pour les personnes les pratiquant, reconnaître ces thématiques dans les consultations de santé générale, mais aussi d’addictologie et de santé sexuelle, de manière déconstruite et non moralisante est fondamentale pour favoriser l’expression, le lien et pour intervenir de manière précoce. Parallèlement, la mobilisation communautaire, la prévention et l’information, sur les produits mais aussi sur le safer use concernant les produits en prenant en considération les aspects liés à la sexualité sont également des actions nécessaires.