juin 2017
Dr. Thierry Delessert (Centre en Etudes Genre, Université de Lausanne, et Ecole de Santé Publique, Université Libre de Bruxelles.)
Dès la seconde moitié du XIXe siècle se forme un savoir médical sur les sexualités « déviantes » ou « perverses », d’abord classées comme des manies, puis comme des dégénérescences. Ces conceptions s’inscrivent dans un vaste processus de sécularisation des préceptes chrétiens par des classes sociales éduquées constituant le Corps d’Etat de nos Nations modernes : les médecins et les juristes. Ainsi, la pathologisation de la sexualité correspond à un transfert du « Bien » et du « Mal » chrétiens dans le « sain » et le « pathologique ». Par ailleurs, la médicalisation opérée par cette forme de proto-sexologie aboutit sur la construction de catégories déviantes, tout en taisant la sexualité « normale »1. Selon Michel Foucault, la sexualité est devenue une relation de pouvoir entre les hommes et les femmes, entre les générations et entre les classes sociales. Ainsi, le savoir/pouvoir médical a développé quatre dispositifs d’expertise sur le sexe : la pédagogisation de la sexualité juvénile, l’hystérisation du corps féminin, la psychiatrisation des plaisirs non procréatifs et la socialisation des conduites procréatrices2.
La lutte contre l’onanisme des jeunes hommes est l’héritière du puritanisme protestant et popularisée par le médecin lausannois Samuel-Auguste Tissot (1728-1797). Son livre, De l’onanisme, dissertation sur les maladies produites par la masturbation paru en 1760, connaît un immense succès avec 67 rééditions en français et des traductions dans cinq autres langues. Il va déterminer les vues de l’Occident sur la santé sexuelle jusque dans les années 1960-1970. Selon Tissot, la masturbation prive le corps de ses fluides essentiels, échauffe le cerveau et mène à un affaiblissement général qui se traduit par une diminution de la vue, des désordres digestifs, une fatigue mélancolique, puis, finalement, la mort. Aussi la considère-t-il comme une forme de suicide3.
Ces conceptions sont amplement reprises dans le discours médical tout le long du XIXe siècle, voire même diffusées auprès des familles bourgeoises par des petites bandes dessinées. Signe de la longue durée de ces vues, la première Nomenclature internationale des maladies – ci-après CIM – mentionne la masturbation dans sa liste des maladies du système nerveux pouvant causer la mort4. Elle le reste dans les trois éditions suivantes, avant de devenir non létale dès 1938. A la suite de la Seconde Guerre mondiale, la masturbation devient classée comme un symptôme de troubles comportementaux juvéniles5.
Les traitements préconisés suivent ceux édictés par Tissot : l’exercice physique, le grand air, l’alimentation légère et les douches froides. Toutefois, une vingtaine de dispositifs destinés à prévenir des érections et la masturbation sont inventés aux USA entre les années 1850 et 1930. Par ailleurs, le médecin adventiste, fondateur de la dynastie céréalière portant son nom, John Harvey Kellogg (1852-1943), préconise dès 1877 la circoncision, avec ou sans anesthésie, comme traitement aversif. L’argument puritain et pseudo-médical s’est vu ensuite substitué par des considérations hygiéniques pour banaliser cet acte chirurgical encore d’actualité aux USA et au Canada6.
L’hystérie est l’héritière de la « théorie des vapeurs » de la médecine grecque antique : la matrice s’enflamme et envoie ses effluves dans le cerveau des femmes. Cette conception se voit toutefois réactualisée par Tissot qui postule que les femmes ont des fibres nerveuses plus courtes que celles des hommes. Elles éprouvent donc plus fortement des sensations, et la lecture romanesque, considérée comme un onanisme moral, peut les mener à l’hystérie via un même mécanisme d’inflammation vaporeuse par des imaginations lascives. L’accès profane à la lecture est perçu comme une épidémie sociale, et le discours médical devient une version laïcisée de la dénonciation ecclésiastique de l’amoralité des romans3.
Les femmes se voient insérées dans une cosmogonie du Mal et du pathologique quand elles se substituent à leurs rôles traditionnels d’épouse et de mère. Le directeur du secteur des incurables de l’hôpital de la Salpêtrière à Paris, Jean-Martin Charcot (1825-1893), fait de l’hystérie une maladie ayant un siège cortical. Il s’attache ainsi à en faire une maladie affectant les deux sexes, mais il laisse abondamment photographier les crises de très jeunes femmes dans des postures quasi érotiques pour l’époque. Par ailleurs, il est l’inventeur du compresseur ovarien, une espèce de tournevis, qui, en appuyant sur les ovaires, freine ou déclenche une crise hystérique. Enfin, on interne dans son secteur des jeunes femmes qui avaient pour symptômes des personnalités dotées d’intelligence et de volonté7.
En comparaison, les hommes hystériques le sont devenus à la suite de chocs nerveux résultant de traumatismes violents et d’accidents de travail. Elle touche surtout les travailleurs manuels tels les terrassiers, les manœuvriers, maçons, forgerons, charpentiers ou les chauffeurs de locomotive. En Allemagne, ce diagnostic chez un homme sert à le discriminer et à le priver de ses droits aux allocations pour perte de gains. Après la Première Guerre mondiale, ce diagnostic sert à exclure des soldats atteints de chocs psychotraumatiques du système de pension pour anciens combattants invalides et à les envoyer dans des hôpitaux proches d’usines, dans lesquelles ils sont « réinsérés » sans salaire8.
Conséquemment, la CIM de 1901 considère l’hystérie comme une maladie du système nerveux4. Avec le concours de la psychanalyse théorisant l’hystérie comme un blocage de la personnalité dans un stade juvénile, celle-ci se voit classée comme un symptôme d’une psychonévrose après la Seconde Guerre mondiale, avant d’être retirée en 1992 à la faveur de la notion de trouble somatoforme.
L’homosexualité est emblématique du transfert du vice chrétien dans la santé, mais aussi d’une médicalisation à des fins politiques. En effet, sa psychiatrisation intervient en Allemagne au cours des années 1860-1880, dans le double contexte d’un paragraphe pénal poursuivant les actes commis entre des hommes et du développement de la psychiatrie légale les considérant comme non responsables de leur attirance. Cette primo-psychiatrisation se centre sur les hommes et participe à la faible considération de la sexualité féminine en général. Les homosexuels sont considérés comme des dégénérés par le psychiatre autrichien Richard von Krafft-Ebing (1840-1902), auteur de l’ouvrage le plus célèbre de l’époque, Psychopathia Sexualis. Etudes médico-légales à l’usage des médecins et des juges, publié depuis 1886. Pour sa part, le psychiatre berlinois Magnus Hirschfeld (1868-1935), fondateur de la première association homosexuelle existant au monde, conceptualise l’homosexualité comme un Troisième sexe naturel. Quant à Sigmund Freud (1856-1939), il la théorise depuis ses Trois essais sur la théorie de la sexualité parus en 1905 comme une névrose et un arrêt du développement psycho-affectif. Enfin, le psychiatre munichois Emil Kraeplin (1856-1926) tend progressivement à la lier à une psychose dans ses rééditions de son Traité de psychiatrie entre 1883 et 1909.
L’absence d’unité théorique se voit renforcée par les apports des concernés. Par exemple, le terme « homosexualité » est inventé en 1869 par le juriste berlinois Karl Maria Benkert (1824-1882) dans le but de la rendre égale avec les relations sexuelles non procréatives entre un homme et une femme. Tous poursuivent, avec des jugements moraux plus ou moins sévères, le but de dépénaliser l’homosexualité en Allemagne. L’ironie de l’Histoire est que leurs tentatives y échoueront, mais vont en revanche trouver un effet en Suisse avec l’introduction de la dépénalisation partielle dans le Code pénal de 19429.
Jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’homosexualité n’est pas mentionnée dans la CIM. Elle l’est, par contre, dans la Classification américaine de 1935 sous influence des conceptions de Kraeplin. L’homosexualité apparaît dans la CIM de 1948 sous la catégorie des personnalités pathologiques, mais aussi dans le manuel de la psychiatrie américaine DSM de 1952. Ce faisant, cette catégorisation renforce le Maccarthysme ambiant et la « chasse aux sorcières » dans l’administration américaine et dans les pays ouest-occidentaux. Au cours des années 1960, les deux classifications déplacent l’homosexualité sous les perversions sexuelles et la France l’adopte en 1968. Courant 1974, à la suite d’un vote interne, elle est modifiée pour devenir une égodystonie homosexuelle dans le DSM, avant d’être totalement supprimée en 1980. La France supprime la clause en 1982 et l’OMS en 199210.
Ce contrôle ressort comme le contrefort d’une hystérique se substituant à la semence masculine : les femmes se voient assujetties à leur rôle collectif valorisé de mères. Plus profondément, il est le révélateur de sécularisations différenciées des chrétientés selon les politiques publiques nationales. Dans la France catholique et pronataliste, les femmes sont des mères de famille nombreuses. Dès 1920, sur l’idée d’accroître sa population face à l’Allemagne, la pénalisation de l’avortement est renforcée et les moyens contraceptifs sont interdits. Le régime de Vichy consolide ce dogme en instituant des systèmes de garde des enfants et d’allocations familiales, qui vont se voir renforcée par le développement de l’Etat Providence d’après-guerre. La réalité du « baby-boom », puis les combats des mouvements féministes, vont mener les autorités à autoriser la vente de la pilule contraceptive en 1967, puis à légaliser les IVG dès 1975 11. Toutefois, la France demeure encore actuellement fort généreuse par ses dispositifs pour les familles nombreuses.
En Suisse, majoritairement protestante et néo-malthusienne, les femmes sont des mères responsables du devenir de leurs enfants et au service de la « petite famille » afin d’éviter que celle-ci ne devienne un poids pour les autorités publiques12. En résulte un eugénisme « positif » : l’interdiction de mariage des malades mentaux, la vente autorisée des moyens contraceptifs, mais non sa réclame pour éviter un prosélytisme sexuel auprès de la jeunesse, et l’autorisation des interruptions médicalisées des grossesses. La face cachée est un eugénisme « négatif », tels les stérilisations forcées, les placements d’enfants et les castrations « volontaires » de déviants sexuels. L’ensemble est à restituer dans le contexte d’une Suisse comme étant l’un des pays les plus pauvres de l’Europe avant l’adoption du secret bancaire en 1934. Florissante depuis, le modèle de la famille restreinte pesant sur les épaules des femmes ne fait que perdurer. Moins bien salariées et moins promues en raison de leur obligation de devoir adopter un temps partiel, les femmes suisses paient un lourd tribut à la prospérité du pays.
Le sexe s’est vu considéré comme une cause inépuisable de déchéances personnelles et civilisationnelles qu’il s’agit d’encadrer. Les non-dits sont les hommes « normaux » et, plus encore, ceux jugeant, catégorisant et, peut-être, désirant avoir accès à toute cette « polissonnerie du morbide » pour reprendre ici Foucault. De l’ensemble, il ressort une construction binaire, hétérocentrée, plaçant les femmes inférieures par leurs émotions et les hommes supérieurs par leurs capacités érectiles. Depuis les remises en cause de cette binarité par les collectifs de femmes, d’homosexuelles, puis de trans*, dès les années 1970, la sexologie contemporaine a dû revoir ses préceptes.
Qui voudrait actuellement remettre en cause cette « libération sexuelle » ? Personne ! Mais, pourtant, la commercialisation du Viagra – à l’origine un cardiotonique – ne fait que poursuivre le prima du phallus. La frigidité féminine est un objet d’interrogation quant à son introduction dans les classifications des maladies mentales. Les homosexualités sont considérées par la société civile comme un phénomène de mode. Les trans* surrouent leurs appartenances à l’autre sexe pour satisfaire leurs psychiatres.
Le « droit au plaisir » est donc récent et à questionner non seulement pour soi-même, mais aussi pour ceux et celles dont « on s’occupe ».