juin 2017
Emmanuelle Barboni (directrice du Radeau)
Lorsqu’elle arrive au Radeau, Laura a 20 ans. Nous sommes dans les années 2000, l’Association accueille, alors, exclusivement des personnes sevrées, sans médication. L’évolution de la problématique des personnes souffrant d’addictions a modifié cette approche aujourd’hui. Mais, peu importe, avec ou sans Méthadone, Sevre-Long… ou médication connexe, le séjour thérapeutique de Laura au Radeau est courageux et exemplaire. En effet, magnifique jeune fille à l’avenir prometteur, mais au parcours de vie marqué par les drogues, Laura choisit de se mettre en couple, très rapidement après son arrivée au sein de l’institution, avec une personne accueillie charismatique, impressionnante, tant de par sa stature, que de par son tempérament impulsif. La thérapie de Laura dure environ deux ans, elle quitte l’institution avec son conjoint, avec qui elle emménage. Laura et Alexandre sont restés bien quelques années ensemble, après l’institution, avec, à la clé, un soutien mutuel pour une formation réussie pour les deux. Plus tard, ils se séparent et Laura poursuit sa reconstruction personnelle, loin des produits, au contraire d’Alexandre, qui rechute. Elle rencontre son futur mari avec qui elle fonde une famille. Actuellement, Laura mène une vie stable et intégrée, loin de ses tourments liés aux addictions. Au-delà des sentiments amoureux entre Laura et Alexandre, selon nous, cette situation a permis, entre autre, pour Laura, de se mettre à l’abri des avances des autres hommes en thérapie dans l’institution dans un premier temps et, pour Alexandre, d’expérimenter une histoire amoureuse empreinte d’émotions parlées avec l’apprentissage d’un mode relationnel différent. Nous pensons que tous deux ont appris sur eux-mêmes. Laura a pu, avec le soutien de l’équipe éducative, s’affirmer et se positionner. Son partenaire, quant à lui, a pu écouter l’avis de la femme, prendre conscience de son besoin de contrôle sur l’autre et des pressions relationnelles qu’il pouvait mettre.
Gaëlle a également une vingtaine d’années quand elle rentre en thérapie au Radeau et se rapproche rapidement d’Hervé, aussi en thérapie. Ils se connaissaient d’avant, le produit faisait lien entre eux. Ils sont amoureux, ce qui ne les empêche pas de rencontrer des difficultés au sein de leur couple, elle et lui étant très possessifs, avec un besoin de contrôle de part et d’autre et des relations sexuelles empreintes de violence. Des entretiens de couple sont mis sur pied, les problèmes sont abordés, c’est difficile, mais incontournable. Les comportements de contrôle, de pression et de violence dans la relation sont nommés, travaillés. Le couple oscille entre attitudes fusionnelles et rejetantes. Le groupe des personnes accueillies est témoin des difficultés et participe parfois à des règlements de compte. Des aménagements sont prévus : Gaëlle ne travaille pas dans le même atelier de réinsertion qu’Hervé. Les groupes de parole prévention de la reconsommation sont suivis en alternance par chaque protagoniste du couple. Ce travail, comme tout suivi de couple au Radeau, nécessite un investissement conséquent, tout d’abord de la part des principaux intéressés, mais également de la part de l’équipe et n’est pas sans implication sur le groupe des personnes accueillies. A notre connaissance, Gaëlle va bien aujourd’hui, elle poursuit une formation et est stable au niveau de sa relation aux produits. Nous n’avons pas de nouvelles d’Hervé.
Valérie et Livio font une demande de thérapie au Radeau, en couple. Ils sont ensemble depuis un an et souhaitent arrêter de consommer. Livio protège Valérie, il l’a sortie du monde de la prostitution dans lequel elle évoluait, comme bon nombre de femmes ayant choisi de faire un passage au Radeau. Livio a 27 ans et Valérie 25. Ils ont le projet de fonder une famille. Valérie a vécu deux fausses couches auparavant dont les pères étaient d’anciens partenaires violents. Pour une admission de couple au Radeau, la règle est une arrivée différée. Valérie précède Livio qui, à son entrée, un mois après, apprend qu’elle a eu des rapports sexuels avec deux autres résidents, dont un homme et une autre femme. La dynamique du couple et du groupe s’en voit chamboulée. Livio reste patient, Valérie travaille son rapport au corps et aux hommes, en général. Abusée sexuellement dès son plus jeune âge, des comportements autodestructeurs accompagnent régulièrement cette jeune femme. Livio, au parcours de vie également encombré par un père violent, dépendant de l’alcool et par une mère dépressive, fait preuve de tolérance et soutient Valérie dans sa démarche de reconstruction. Il choisit néanmoins de retourner vers les produits, sans entraîner Valérie qui expérimente, avec le soutien de l’équipe éducative, la séparation. Aujourd’hui, Livio est décédé d’une overdose et Valérie semble avoir poursuivi son chemin dans la consommation d’une héroïne «auto-médicatrice».
Lucie a 17 ans quand elle choisit de former un couple avec Jörg au Radeau, de 10 ans son aîné. Leur séjour thérapeutique se passe en couple, sans heurts particuliers. Ils vivent ensemble après le Radeau et se séparent quelques mois plus tard, en bons termes. Aujourd’hui, Lucie va bien, elle est intégrée et a deux enfants. Jörg est décédé il y a quelques années, des suites d’une cruelle maladie.
Laura, Gaëlle, Valérie, Lucie, Alexandre, Hervé, Livio, Jörg…, des noms d’emprunt, bien évidemment, pour illustrer des parcours de personnes accueillies passées au Radeau, des bouts d’histoires de vie empreints de sentiments, de bonheurs, mais de tristesses aussi.
Ainsi, concrètement, il s’agit d’illustrer, par les moult exemples de couples formés, déformés au Radeau, l’incroyable richesse, en même temps que la complexité de travailler avec des hommes et des femmes, des personnes vivant momentanément sous un même toit. Laura, Gaëlle, Valérie, Lucie, Alexandre, Hervé, Livio, Jörg… ont marqué notre vie de professionnelle auprès des personnes souffrant d’addictions et illustrent le sens et l’importance, quand on travaille en résidentiel et, qui plus est, dans la mixité, d’aborder les problématiques en lien avec le sexe, la sexualité, le couple, les sentiments et les comportements qui en découlent…
La sexualité, c’est quoi? Selon le Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales, pour l’être humain, la sexualité est : «l’ensemble des tendances et des activités qui, à travers le rapprochement des corps, l’union des sexes (généralement accompagnés d’un échange psycho-affectif), recherchent le plaisir charnel, l’accomplissement global de la personnalité…» 1. Cet éclairage met en évidence les échanges psycho-affectifs, les notions de plaisir et d’accomplissement de la personnalité. Que de termes primordiaux, selon nous, pour les personnes issues de la population cible du Radeau, aux relations psycho-affectives empreintes de traumatismes, aux modes relationnels régulièrement déstructurés et peu stables, en lien avec des expériences de vie douloureuses et une rencontre avec un ou des produits souvent destructeurs. De plus, parmi les personnes accueillies au Radeau, la notion de plaisir ne fait parfois plus partie du quotidien, même dans la sexualité. Dans la définition citée ci-dessus, il est dit aussi que la sexualité fait partie de l’accomplissement global de la personnalité. Mais à quel prix pour les personnes souffrant d’addictions ? L’addition est lourde de conséquences, tant physiquement que psychiquement. L’institution peut donc s’ériger en protectrice, mais surtout pas en protectrice de tout rapport, mais bien en protectrice de rapports intrusifs et violents, non souhaités, souillés de traumas du passé et mettant la santé et l’intégrité personnelles en danger.
Pour ce faire, il ne s’agit donc pas d’interdire. Bien au contraire, il s’agit d’accepter et de prendre en compte, même si la tentation de mettre un veto peut être grande, la sexualité en institution pouvant complexifier un accompagnement individuel et de groupe déjà assez trouble de par la problématique addictive. Certaines institutions ont pourtant choisi de régler la question en interdisant, en excluant les bénéficiaires, sous prétexte qu’ils ont des sentiments, qu’ils sont en couple ou qu’ils ont des relations sexuelles… sous prétexte de transgression de la règle par un comportement vital, propre à l’espèce humaine! Comme si le désir n’existe plus, lorsqu’une personne intègre un foyer résidentiel! Mon propos ici n’est pas de critiquer ce choix institutionnel, mais bien de démontrer que c’est un leurre que d’interdire la sexualité en institution, car elle va, de par sa nature, exister. Alors, plutôt que de faire semblant et ignorer, affrontons la question et abordons les notions complexes et intimes qui en découlent. A l’inverse, il ne s’agit pas non plus de tout tolérer et ne rien «réguler». En effet, certains principes favorisant le bien-être et le respect de l’intégrité de chacun/e doivent être institués.
Ainsi, pour répondre à cette épineuse question : «La sexualité en institution pour personnes souffrant d’addictions, quelles implications ?» Il s’agit, dans un premier temps, de s’intéresser à la problématique de la sexualité, en lien avec les addictions et de la contextualiser avec le cadre particulier du Radeau qui influence naturellement les rapports entre les individus qui y séjournent, peu importe s’ils sont de sexe masculin ou féminin.
Le Radeau est constitué de trois bâtiments et d’un magnifique jardin : une maison principale, en bois et en pierre, au caractère chaleureux ; une boulangerie avec un magasin et un bâtiment administratif abritant une salle de fitness. Il se situe à Orsonnens, dans la campagne fribourgeoise et se dresse au sein de ce village, comme une famille recomposée d’individus en souffrance, en quête d’espoir et d’un nouveau souffle de vie.
Chaque personne accueillie a sa chambre individuelle, le temps de son passage au Radeau. Chaque partenaire d’éventuels couples, hétéros ou homosexuels a également une chambre à lui ou elle. Les sanitaires sont communs et il y a une cuisine et des pièces communautaires. Le cadre de vie s’effectue donc dans un climat de proximité, d’échanges et de partage.
Le contexte institutionnel spécifique du Radeau étant succinctement illustré, nous pouvons, dès lors, nous intéresser à la question de l’addiction et de la sexualité. Selon Pascal Pernoti, sexologue et médecin, il existe clairement un lien entre trouble de la sexualité et prises de produits psychoactifs, comme par exemple des relations non protégées ou non souhaitées, les risques d’IST…. Au Radeau, les personnes en thérapie sont censées ne pas ou plus consommer de produits non prescrits, elles sont en thérapie, avec un objectif de stabilisation, de prise de distance avec le ou les produits ou ont un projet de vie dans lequel le ou les produits sont bannis. Les risques de relations non protégées ou non désirées et les conséquences physiques et psychiques en lien ne sont, néanmoins, pas à exclure de ce contexte. Ainsi, au Radeau, dans chaque salle de bain, des préservatifs sont à disposition des personnes, afin de limiter les dangers pour la santé. De plus, une règle de protection pour les personnes qui entrent au Radeau est claire pour chacun et chacune dès l’admission: les relations sexuelles sont interdites durant le premier mois de séjour, afin de permettre à la ou au bénéficiaire d’arriver sans subir de pression.
Si l’on résume les règles institutionnelles concernant la sexualité au Radeau, nous pouvons dire qu’à des fins de protection, les relations sexuelles ne sont pas autorisées durant le premier mois (une transgression n’entraîne pas le renvoi de la personne), que chaque individu est sensibilisé par rapport au fait de s’autonomiser et de passer des nuits seul, sans la ou le partenaire. Des activités de loisirs diversifiées sont également préconisées, afin que chacun/e construise son propre espace loisir. Par respect pour le groupe, les rapprochements corporels ou les attitudes de couple ne sont pas tolérés dans les lieux communautaires. La fonction du ou des produits au sein du couple est discutée et travaillée en entretien, voir en groupe, ainsi que la nature du lien et des comportements émis. De plus, des informations concernant la prévention et la protection de la santé sont régulièrement dispensées, que ce soit en entretien individuel ou en réunion de groupe.
Mais qui de mieux placé que les bénéficiaires eux-mêmes ou elles-mêmes pour évoquer, critiquer ou valider le règlement du Radeau concernant les relations sexuelles en son sein ? Pour Rafaël, actuellement en thérapie: «La sexualité n’est pas un sujet tabou». Selon lui, certaines limites sont cependant à convenir en présence féminine, «On ne peut pas tout dire non plus». Ce bénéficiaire raconte qu’au Radeau, l’équipe éducative reprend des propos qui pourraient être déplacés, voire blesser quelqu’un, ceci à bon escient, selon lui. Il dit aussi qu’en institution, il faut faire preuve de plus de sensibilité que dans la vie extérieure et que des remises en question personnelles sont nécessaires au bon déroulement de la vie en communauté. Toujours selon Rafael, la règle de ne pas avoir de relations sexuelles durant le premier mois de thérapie fait sens, afin «d’éviter les histoires inutiles, entre les déceptions et les histoires sans lendemain». Pour lui, se mettre en couple avec une personne au problème identique au niveau addiction, «ça serait comme participer à une course de vélo avec de vieux câbles de freins, c’est-à-dire qu’on ne sait pas s’ils vont tenir ou céder au milieu de la course et donc nous faire perdre la course».
Pour Laura, dont je vous ai brièvement raconté l’histoire au début de cet article, être en couple en institution a été aidant à plusieurs niveaux :
Le fait de permettre de revivre des sensations fortes et de se défouler mentalement et physiquement
Vincent, autre ancienne personne accueillie au Radeau, nomme que : «Les règles en lien avec la sexualité me convenaient très bien durant mon séjour de 2 ans et demi au Radeau… Pas de rapports durant le premier mois et un cours sur les maladies sexuellement transmissibles, un coin ou on pouvait se servir de préservatifs gratuitement». Vincent va même jusqu’à dire que les personnes accueillies qui ont suivi la thérapie en même temps que lui ont apprécié l’approche du Radeau en lien avec la sexualité, que ce soit au niveau des règles, du matériel à disposition, ou des informations et réflexions orales régulièrement dispensées.
Nous souhaitons conclure cet article en remerciant, dans un premier temps, chaleureusement les personnes accueillies qui ont accepté de témoigner et de réfléchir avec nous sur cette notion de sexualité en institution. Nous remercions aussi les couples cités ici et les nombreux autres qui nous ont permis de vivre, au Radeau, des instants de magnifique intimité. En effet, en se confiant, en livrant leurs vécus personnels en lien avec le thème de la sexualité et en évoquant leurs relations, en étant partie prenante du travail d’introspection, ils alimentent, au quotidien, notre regard sur la complexité, mais la richesse des rapports interpersonnels entre individus qui doit être pris en compte dans tout milieu institutionnel.