juin 2017
Laurent Karila et Geneviève Lafaye (Hôpital Universitaire Paul Brousse, Groupe Hospitalier Paris-Sud, AP-HP ; Université Paris Sud)
L’analyse de la littérature retrouve différentes dénominations pour évoquer une sexualité addictive : nymphomanie, don juanisme1, sexualité compulsive/impulsive2, perte de contrôle sexuelle3, addiction sexuelle, ou trouble hypersexualité 45. Les comportements sexuels excessifs ont été décrits pour la première fois en 1812 par Rush6. Krafft-Ebing, évoque l’ancêtre de l’addiction sexuelle dans son ouvrage Psychopathia Sexualis en 1886. L’acte sexuel est, selon lui, considéré comme une propagation de l’espèce. L’hyperesthesia ou libido exacerbée correspondait à l’addiction sexuelle7. En 1978, le comportement sexuel excessif non paraphilique est conceptualisé par Orford8. Le spectre impulsif, impliquant le plaisir, l’évitement, la gratification, et compulsive (impliquée dans la persistence du comportement) est associé à l’addiction sexuelle selon Mick et Hollander2. Patrick Carnes, avec « Out of the Shadows: Understanding Sexual Addiction » et ses nombreux travaux met en avant le trouble9. Kinsey et collaborateurs se basent sur le nombre total d’orgasmes par semaine en lien avec différents supports sexuels comme la masturbation, les rapports sexuels multiples avec adultes consentants, le sexe oral…10. L’addiction sexuelle devait figurer dans le DSM-5 (5e version du Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders de l’Association Américaine de Psychiatrie) sous le terme « trouble hypersexualité » dans un chapitre autre que les troubles liés à l’usage de substances, le jeux de hasard et d’argent5. Il a été retiré car il n’y avait pas suffisamment d’arguments scientifiques malgré le nombre croissant de patient(e)s ces dernières années et de publications de recherche sur cette thématique111213.
Aucun travail épidémiologique sur de grandes populations ayant cette addiction comportementale n’est disponible à notre connaissance. Selon les séries, les prévalences varient de 3 à 17%1415161718. La littérature met en avant des chiffres variant entre 3 et 6% pour les comportements sexuels excessifs19. Wetterneck et ses collaborateurs suggèrent une augmentation de la prévalence du trouble depuis l’apparition d’Internet et des nombreux sites pour adultes20. Depuis plusieurs années, le web est devenu l’un des premiers outils utilisés par les consommateurs de matériel sexuel et pornographique, le mot clé « sexe » étant très fréquemment recherché sur Internet21 et la pornographie générant le revenu le plus fructueux sur la toile22. Le ratio hommes/femmes est de 3 à 5/1 avec une probable sous-représentation féminine2324. Les hommes présentent plus d’insatisfaction dans leur vie sexuelle, de problèmes relationnels et consultent plus pour des problèmes sexuels232425. Lors des premiers entretiens, il est important de rechercher la notion d’âge de début précoce de l’activité sexuelle, de familles dysfonctionnelles, d’abus sexuel, de conduites sexuelles à risque, de trouble de l’attachement avec des conséquences développementales affectives, cognitives et comportementales262728.
L’addiction sexuelle s’inscrit dans un cycle clinique similaire à celui des substances comme la cocaïne, les opiacés, les amphétamines, les nouveaux produits de synthèse par exemple29. Il s’agit d’un tableau clinique caractérisé par une perte de contrôle dans différents aspects de la vie, des comportements, des envies sexuelles urgentes, des fantasmes récurrents, intenses, ayant des conséquences négatives sur le fonctionnement de la vie quotidienne30. Les symptômes les plus fréquents sont des pensées ou des comportements sexuels obsédants, des fantasmes et des expériences sexuelles virtuelles ou réelles répétés, une diversité élevée de comportements sexuels (à la différence des paraphilies)29, des sentiments de culpabilité, de honte, de désespoir, de solitude, d’ennui, de faible estime de soi, de lutte contre des émotions négatives, de la rationalisation à poursuivre des comportements sexuels compulsifs, de l’indifférence face aux partenaires sexuels, de la préférence pour le sexe anonyme, de déconnecter sa vie amoureuse de sa vie sexuelle253132.
Il faut également rechercher cliniquement27: une perte de contrôle du comportement sexuel ; une impossibilité d’interrompre son comportement sexuel ; la persistance de la poursuite des comportements sexuels à risque ; une perte de temps importante à rechercher des activités sexuelles ou à être impliqué dans des activités sexuelles réelles ou virtuelles ; un certain temps de récupération post-activités sexuelles ; l’envie d’arrêter, de limiter ou de réduire son comportement sexuel sans y arriver ; un craving ; un phénomène de tolérance ; un comportement sexuel utilisé comme un mode de coping (faire face à…) ; des fluctuations ou des changements importants de l’humeur en lien avec l’activité sexuelle ; des conséquences sociales, en premier lieu, physiques, psychologiques. Le sujet agit en réponse à des états dysphoriques ou à des évenements de vie stressants333435. Kafka a décrit des critères diagnostiques de ce trouble (tableau 1).
Il existe des symptômes aspécifiques de sevrage lorsque la consommation sexuelle est impossible ou réduite29 :
Des questionnaires peuvent être utilisés en consultation pour conforter le diagnostic d’addiction sexuelle. Citons comme exemple le questionnaire PEACCE, version française (traduction par Karila en 2014, données non publiées) du questionnaire PATHOS de Carnes en 2011. Cet outil psychométrique court (6 items dichotomiques) permet de mesurer les préoccupations, le sentiment de honte, le fait d’avoir blessé autrui, la recherche d’aide, la perte de contrôle, et la tristesse face au comportement sexuel problématique36.
Un score supérieur ou égal à 3 évoque une addiction sexuelle.
Concernant les comportements du sujet ayant ce trouble addictif, l’analyse de la littérature retrouve la recherche de partenaires sexuels unique ou multiples, la masturbation compulsive, la sexualité en ligne, l’engagement dans des relations sexuelles sans aucune émotion, du sexe réel ou virtuel tarifé, des pratiques sexuelles à risque, ce qui est très marqué est la notion d’une seconde vie sexuelle « cachée » 3132.
Il existe différentes formes cliniques du trouble addictif sexuel 373839. Il s’agit de la masturbation excessive ou compulsive 40, l’addiction cybersexuelle, différents types de comportements sexuels avec des adultes consentants, le sexe via le téléphone mobile, la fréquentation excessive de clubs spécialisés 5. Coleman et ses collaborateurs ajoutent d’autres sous-types de comportements comme la drague compulsive, la recherche de partenaires difficiles à atteindre ou à séduire, la recherche compulsive de relations amoureuses31.
Bancroft et ses collègues ont plutôt travaillé sur 2 types de comportements sexuels à risque de perte de contrôle (fréquentes causes de consultation spécialisée) : la masturbation et l’utilisation excessive d’Internet à la recherche d’une gratification sexuelle immédiate.
La masturbation compulsive, acte d’autostimulation, n’a pas de norme en terme de fréquence. Il peut s’agir de plus d’une fois par jour pendant au moins une année. Pris isolément, cette définition n’est en rien pathologique. D’ailleurs se masturber n’est en rien pathologique. Il faut que les autres critères d’addiction sexuelle, cités plus haut, soient présents. Il existe la plupart du temps un sentiment de solitude culpabilisante à la fin de l’orgasme. La fin de l’acte est surtout liée à la fatigue, aux blessures physiques et à la pression sociale plus qu’à la satisfaction sexuelle41.
Depuis l’apparition du web, la cybersexualité est plus rapidement et anonymement accessible, et cette industrie a littéralement explosé ces dernières années3. La sexualité en ligne est à l’origine de différentes conduites telles que chercher, visionner et télécharger un support pornographique ou érotique, prendre part à des chats sexuels, participer à et/ou regarder des pratiques sexuelles via une webcam, chercher en ligne des partenaires pour de la sexualité hors-ligne, ou encore, chercher des informations/conseils sur la sexualité. Il y a aussi les jeux de rôles virtuels dans lesquels il est possible de créer soi-même son partenaire sexuel virtuel idéal, en choisissant sa tenue, ses mensurations, sa couleur de peau, de cheveux, la couleur des yeux, les positions sexuelles pratiquées et les lieux dans lesquels se dérouleront les activités sexuelles. Certains de ces sites proposent également la vente de sextoys connectés (à l’ordinateur par un port USB) permettant de vivre des expériences virtuelles tactiles dans lesquelles le mouvement, le rythme, et la pression exercée accompagnent les gestes de la personne se trouvant derrière son écran42. L’addiction cybersexuelle semble se développer en partie en lien avec les effets plaisants qu’elle procure (excitation sexuelle, plaisir, gratification) et/ou d’autorégulation (relaxation, réduction des émotions négatives, réduction du stress).
Les conséquences de l’addiction sexuelle sont nombreuses39. Il y a des risques d’infections sexuellement transmissibles en raison d’une non-protection lors des rapports sexuels (VIH, chlamydiose, gonococcie…) et de grossesse non désirée923.
L’addiction sexuelle peut être associée à des épisodes dépressifs, anxieux, à des difficultés relationnelles et d’intimité, à des problèmes professionnels, à des pertes financières, à une diminution de la satisfaction sexuelle, à une diminution de l’intérêt pour les activités sexuelles hors ligne, à de la honte, de la culpabilité, de la solitude. Certaines études ont montré que l’utilisation de pornographie chez l’un des partenaires avait un impact négatif sur la relation de couple avec une diminution de la confiance dans la relation, et une diminution des relations sexuelles dans le couple, une augmentation des critiques envers le corps du partenaire, ainsi que chez le partenaire, une baisse de l’estime de soi, une augmentation de la solitude, et des tensions conjugales (Pour Revue(42))
Les comorbidités psychiatriques retrouvées sont les troubles de l’humeur, des troubles anxieux (trouble anxiété sociale, état de stress post traumatique), la schizophrénie et un trouble hyperactivité avec déficit de l’attention2433744. Les études sur les fonctions neurocognitives dans les addictions sont contradictoires29. Il existe des co-addictions au tabac, à l’alcool, aux drogues illicites (cocaïne, GBL, nouveaux produits de synthèse…), un mésusage des médicaments facilitant l’érection et aux jeux de hasard et d’argent, en particulier, chez les hommes5.
Comme pour les autres addictions comportementales, l’approche thérapeutique devrait combiner agents pharmacologiques et psychothérapies45.
Les comorbidités psychiatriques, somatiques et sociales doivent être prises en compte de façon concomitante. Une prise en charge individuelle peut être complétée par des groupes.
Aucun traitement pharmacologique n’a d’autorisation officielle par des autorités compétentes pour ce trouble. Il n’existe pas, à notre connaissance, d’essais contrôlées contre placebo publiés sur cette question. Une étude randomisée sur 12 semaines a été mené avec le citalopram, un antidépresseur de la famille des inhibiteurs sélectifs de la recapture de la sérotonine46. D’autres études ouvertes ou des cas rapportés avec la fluoxétine47, la naltrexone48 et le topiramate49 ont montré une diminution des comportements sexuels excessifs.
Les entretiens motivationnels, la thérapie cognitive et comportementale, les thérapies de couple et familiale doivent être intégrés dans la prise en charge des patients50.
Enfin, les groupes d’auto-support comme DASA (dépendants affectifs et sexuels anonymes) doivent être proposés aux patients51.