novembre 2022
Jean-Pierre Couteron (CSAPA Le trait d'Union, Oppelia)
Deux caractéristiques des conduites addictives invitent, en ce début de XXI siècle aux multiples évolutions techniques, à dépasser frontières disciplinaires, obstacles légaux et murailles institutionnelles, et même à interroger celles séparant humain, nature et monde de l’artéfact1, pour en penser des usages moins problématiques.
La première est leur dimension multifactorielle. Du modèle tri-varié d’Olievenstein aux stades du changement de Prochaska et Di Clemente en passant par le modèle bio-psycho-social de Cormier, cette multifactorialité impose l’étude de chacune des composantes puis de leur système d’interactions, le tout étant différent de la somme des parties. A cette richesse de la complexité, popularisée par Edgar Morin, qui se retrouve dans la phénoménologie, la cybernétique, la systémie et l’écologie, le philosophe des sciences, I. Hacking ajoute la dimension évolutive, en rangeant l’addiction parmi les «maladies transitoires», à l’image de comportements sociaux qui prolifèrent ou disparaissent lors de transitions culturelles accélérées.
La seconde concerne le «à la fois, à la fois»2 des objets d’addiction : prendre une substance pour produire une modification de soi et/ou de son rapport à l’environnement n’a rien de pathologique. Mais les objets qui ont ce pouvoir ont aussi celui de dérégler le fonctionnement naturel. Il ne sert à rien de le leur reprocher ou de le reprocher à l’usager, mais il faut tenir compte de cet effet « à la fois remède, à la fois poison » qui répartit leurs conséquences dans un même espace/temps de transformation progressive, du bienfait au risque, qui les lie autant qu’il les distingue.
Penser la conduite addictive implique donc de partir de la dimension multifactorielle de l’expérience d’usage et de l’évaluer dans les plans de l’objet, de l’individu et du contexte qui la composent autant que dans l’espace-temps commun de transformation des effets et risques. Les progrès des neurosciences ont éclairé le cycle de l’addiction, impliquant un trouble du contrôle de soi, la gestion du stress et la production de plaisir, qui se referme dans une maladie chronique du cerveau. Ces travaux font espérer des avancés médicamenteuses. L’impact des facteurs génétiques et d’évènements de vie, explique le passage plus ou moins rapide d’un usage impulsif à un usage compulsif, influant sur le repérage précoce. D’autres disciplines décrivent quatre versants d’une pente addictogène qui modèle l’usage.
Le premier, l’affaiblissement du lien social et l’individualisation, participe de l’étiolement du contrôle de soi et d’un trouble du sentiment d’appartenance aux effets anxiogène. L’usage de substance leurre l’angoisse autant par le sentiment d’appartenance qu’elle génère, boire, fumer comme et avec les autres, que par son effet pharmacologique. Le deuxième versant est une culture consumériste où intensité, rapidité et un incessant renouvellement favorisent l’excitation du désir, qu’exploitent marketing et publicité en ventant la capacité des objets d’addiction à produire, à la demande et en permanence, ces effets désirés. Là encore, les modes et rituels d’usage, en petit ou grand groupe, associés ou non à des fêtes et rassemblements, participent à ce ressenti. Le troisième versant est la recherche de la performance, dans un contexte de compétition qui, loin d’être réservé au sport, est lié aux transformations de notre rapport au travail. Il pousserait l’individu à se stimuler et à s’outiller pour se dépasser ou rester dans la course, activant la fonction dopante des objets d’addiction. Le dernier versant corrèle la montée des inégalités et de la précarisation, encore plus dans une période de crise climatique et de guerres à une partie des usages de substances.
La même complexité se retrouve derrière l’illusoire simplicité du dernier verre, de la dernière cigarette, associés à une transformation quasi miraculeuse de soi, au risque de la rendre inaccessible, comme l’avait repéré Marc-Henry Soulet quand il distinguait « changer « de » vie et changer « sa » vie » 3. Changer « de » vie, échapper à l’emprise du produit par la rupture avec son monde passé, dans un exercice de complète transformation identitaire, est souvent trop loin des ressources et besoins de l’usager, à l’inverse de changer « sa » vie, pas à pas, en la mettant en cohérence avec ce que l’on fait, éprouve et pense. D’où l’intérêt de l’approche motivationnelle, de la démarche de la Réduction des Risques et de l’accompagnement transdisciplinaire.
La problématique d’usage et ses métamorphoses, ses différents champs disciplinaires et son interaction avec les micros-contextes socio-culturels justifie l’approche intégrée qu’évoquait Louise Nadeau 4 dès les années 2000. A ne regarder l’addiction que sous un seul angle disciplinaire, à n’intégrer que les savoirs scientifiques sans faire place aux savoirs profanes, nous réduisons notre potentiel d’action là où l’approche globale mobilise le pouvoir d’agir des personnes, sur elles-mêmes et sur (ou avec) leur environnement et la diversité de leurs capacités d’auto-changement 5.
Un premier obstacle est la place donnée à l’interdit pénal d’usage, la prohibition, au nom d’une illusoire fonction de protection, aux dépens de l’interdit éducatif, nécessaire dans la prévention. Revenir aux plans de l’expérience d’usage permet de constater combien la fonction protectrice de sa prohibition est peu opérante. Nous avons évoqué la capacité d’être « à la fois, à la fois » des objets d’addiction avec différents effets qui se situent dans un même espace-temps. L’interdit pénal veut effacer cette caractéristique, en séparant objets légaux et prohibés. A l’inverse, les interdits évolutifs de la prévention éducative, intégrant ce « à la fois », ajuste l’interdit d’usage à l’acquisition progressive des compétences permettant d’en évaluer et maitriser les risques et dangers 6. Sur le plan de l’individu, de ses vulnérabilités et facteurs de protection, et donc de sa demande, cet espace-temps progressif prend la forme d’un continuum de réponses pénales et non pénales, cherchant, au-delà du seul respect des limites réglementaires « d’usage », à augmenter les ressources de l’usager de son entourage et à atténuer leurs vulnérabilités.
Au plan du contexte de l’offre, donc des marchés, les objets d’addiction sont des marchandises soumises aux lois économiques. Là aussi, la classification pénale, à l’opposé des données scientifiques, différencie le « stupéfiant » dont l’usage est prohibé, et l’alcool ou le tabac dont l’usage est autorisé, et donc un marché illégal né de la prohibition et les marchés de la mondialisation. Cette opposition est en partie illusoire, « l’impératif économique » étant commun aux deux, ainsi que le dévoilent les effets de vase communicants entre ces marchés, comme avec le tabac ou le cannabis. Illusion d’autant plus dommageable que les importants moyens consacrés à l’interdit s’appliquant aux « dangereux » stupéfiants contrastent avec le faible soutient des politiques éducatives et protectrices nécessaires aux publics les plus vulnérables. La soumission aux lobbies financiers contrôlant le marché des « moins dangereuses » substances légales contraste lui aussi avec l’autoritarisme ciblant les usagers de substances illicites. Ces discordances de traitement dévalorisent sur un plan cognitif autant que social, cette référence au danger qui se veut pourtant le socle de la prohibition.
Un autre obstacle attribuable au droit est la possible contradiction entre sa logique et celle du soin. En France, le législateur a ambitionné de lutter contre les fléaux sociaux, puis de lutter contre les maladies transmissibles avant de vouloir combattre les nuisances publiques. Pour lutter contre le fléau social, l’interdit pénal a voulu séparer l’usager et son produit « dangereux » du reste du corps social. Les chiffres produits par l’OFDT témoignent qu’il n’a pu contenir un phénomène qui est plus complexe qu’un simple danger. Lutter contre les maladies transmissibles a nécessité de s’intéresser aux risques associés à la consommation avec la politique de Réduction des risques (accès aux seringues, traitements de substitution, salles de consommation à moindre risque). Ses succès ont été réels, mais limités au domaine sanitaire par la conception strictement médicale de la RDR imposée par la prohibition, donc moins efficiente en contexte de précarité ou festif, ou avec les produits pour lesquels la substitution médicale n’existe pas (cannabis, ecstasy, crack) ou encore quand il s’agit de réguler l’espace public. L’actuelle lutte contre les nuisances publiques fait de l’usage un trouble social dans lequel l’usager serait complice du trafiquant. Elle mise sur l’effet dissuasif de la loi, à coup de dépistage, stages « stupéfiants » et d’une nouvelle amende forfaitaire délictuelle qui n’aura pas plus de succès que les précédentes sanctions, le droit ayant peu d’influence sur la prévalence des consommations. Il a en revanche un impact important sur la situation sociale et économique de l’usager : en le ciblant, en cherchant à l’affaiblir, la politique pénale prend l’exact contre-pied d’une politique de soin basée sur l’aller-vers de la RDR, la motivation et l’alliance thérapeutique. Le droit voulait « contraindre » au soin, il lui tourne le dos 7.
Une première muraille sépare les pratiques professionnelles, chacun pouvant penser sa pratique comme détenant la solution. Or, si les soins veulent s’adapter à la dimension multifactorielle de l’addiction et soutenir la démarche d’auto-affranchissement de l’usager, ils ne peuvent se limiter aux « spécialités », qu’il s’agisse des techniques médicales ciblant l’étau biologique dans le cerveau ou des psychothérapies adaptées aux blessures psychiques personnelles. Nous avons évoqué comment les interactions des trois plans de l’expérience addictive nécessitent une approche intégrative, fondée sur la lecture « transdisciplinaire » de nos nouveaux modes d’existence, envahis d’objets sources de satisfactions et de plaisirs, mais aussi de vulnérabilités voire de souffrances. Intégrer cette sociogenèse des addictions, souvent réduite aux questions sociales, augmente la capacité à agir, révélant une dimension groupale, inter-personnelle et sociale du soin, que le psychosociologue Yann Le Bossé a décrite 8 et que la santé communautaire mobilise. L’accompagnement en addictologie 9, associant l’éthique du récit de Ricoeur, les capabilités de Sen et le care de Tronto, rappelle que l’intégration transdisciplinaire d’approches thérapeutiques est plus que leur juxtaposition pluridisciplinaire. Il promeut un parcours coconstruit avec l’usager en s’intéressant au potentiel offert par la situation comme à un champ de ressources et d’opportunité à agencer pour soutenir ce qui fera rétablissement. Des programmes comme « un chez soi d’abord » ou « Tapaj » autant que les programmes de neuro médiation et rétablissement en situation de vie quotidienne, illustrent cette posture d’une intervention s’affranchissant de son isolement sectoriel 10 pour faire « soin » et laissant à l’usager le rôle « central ».
Les réponses intégrées passent aussi par un agencement adapté des différents dispositifs : la fonction soignante d’un hôpital, de par ses plateaux techniques et la prééminence d’un soin médical, n’est pas celle d’un médecin généraliste, d’un médecin du travail ou d’un dispositif médico-social. Un acteur de la réduction des risques en milieu festif, un intervenant d’une maraude ou un animateur de prévention ne sont pas confrontés aux mêmes versants des conduites addictives. Agencer les relations des dispositifs est donc un enjeu réel, chacun ayant tendance à se mettre au centre du partenariat. Critiquer les « filières » et autres « silos », en démonter des cloisons ou multiplier les plateformes et autres conférences de territoires « pour faire travailler ensemble avec le patient au centre… » n’y suffit souvent pas. L’identification des contraintes administratives ou techniques, celle des enjeux de pouvoir ou de carrières qui confisquent ou limitent certaines paroles, celles des règles managériales et hiérarchies militent en faveur d’une organisation plus coopérative et donc agile, adaptable pour sortir des murailles et retrouver le subtil équilibre entre indiscipline, illégalité et respect des savoirs profanes qui a présidé au déploiement de la politique de réduction des risques. Et pourquoi pas, jusqu’à envisager l’intégration des usagers dans la gouvernance des organisations, établissements et associations gestionnaires comme l’approche expérientielle les intègre aux parcours de soins, fidèle à la nécessité historique « de ne rien faire sans nous… »