janvier 2014
Chloé Poupaud (Hôpital Fernand Widal, Paris)
Le service de médecine addictologique
Le service de médecine addictologique du GH Saint-Louis-Lariboisière-Fernand Widal est composé de deux unités d’hospitalisation : l’une prend en charge des patients présentant des complications somatiques et assure l’aval addictologique des urgences (Fiessinger), l’autre accueille principalement des patients dont l’hospitalisation a été programmée, et qui sont a priori stables sur le plan somatique et psychiatrique (Féréol).
Le travail infirmier
Le travail infirmier dans ces deux unités oscille entre soins techniques et relationnels et l’animation d’activités thérapeutiques. Dans cet ensemble, l’entretien d’accueil constitue un moment important durant lequel nous réalisons le recueil de données (informations médicales et administratives), notées dans le dossier de soins du patient, ainsi que le bilan sanguin et la prise des constantes (tension artérielle, fréquence cardiaque, poids, douleur).
Cet entretien constitue souvent le moment de la première rencontre entre le soignant et le patient. Le soignant accueille physiquement le patient, adapte ses actions et sa prise en charge en fonction de l’état du patient à son arrivée (alcoolisé, anxieux par exemple) : il doit à la fois recueillir certaines informations médicales indispensables à la bonne prise en charge du patient, et accueillir la parole du patient, à qui l’on demande d’expliquer sa démarche.
L’outil utilisé pour recueillir ces informations est le dossier de soins infirmiers. C’est un outil de travail standardisé, sensiblement le même dans tous les services hospitaliers. Les items fournis par le dossier de soins ont un caractère obligatoire, les informations doivent être recueillies et notées. Mais malgré le caractère indispensable de ces informations médicales et administratives, le dossier standardisé ne peut répondre aux spécificités de chaque spécialité médicale.
Ce moment d’accueil permet également de s’entretenir avec le patient sur les raisons qui l’amènent à l’hôpital, sur sa relation et son histoire avec le(s) produit(s) dont il projette de se sevrer.
Cela donne lieu à un échange verbal entre le soignant et le patient, qui diffère ainsi de la partie visant au recueil de données. Il s’agit d’un échange orienté vers le patient, à qui l’on demande de se raconter de façon probablement plus personnelle, ou subjective.
J’ai été, dans le cadre de mes fonctions, à la recherche et réceptrice de la parole des patients, pendant des moments formels (entretiens d’accueil, activités thérapeutiques), mais aussi dans nombre de moments informels (situation de crise, d’angoisse, au cours de ré-alcoolisations). Au fil de ma pratique, j’ai acquis le sentiment que cet entretien d’accueil était un moment déterminant dans l’hospitalisation d’un patient. En effet, j’ai souvent eu le sentiment que je connaissais mieux les patients pour lesquels j’avais fait l’entretien d’accueil, avec l’impression d’avoir partagé avec eux un moment crucial, comme première étape qui permet le déroulement de l’hospitalisation. Pendant l’entretien, l’on s’imprègne des émotions et des messages que le patient transmet à sa manière, de tout ce qu’il donne à voir ou à entendre. Ce sont des données parfois impossibles à retranscrire sur le dossier de soins, tant cela repose sur des impressions, des ressentis, toujours si difficiles à traduire en mots.
Ce questionnement a été approfondi au cours de l’année 2012-2013, durant laquelle j’ai suivi une formation universitaire en addictologie qui comprenait une partie recherche 1).
J’ai ainsi été conduite à m’interroger sur l’émergence de la parole des patients alcoolodépendants dans un tel cadre institutionnel tel que l’hôpital, sur les contraintes liées à la fois au lieu dans lequel on évolue, et à celles propres au patient qui vont interférer dans la relation soignant-soigné. Quelle attention portons-nous, infirmier(e)s, à cette parole, dans un lieu qui est destiné à accueillir des personnes dépendantes ? Tenons-nous compte des contraintes du patient, induites par sa consommation d’alcool ?
J’ai choisi d’axer mon travail de recherche sur les entretiens d’accueil infirmiers et sur la façon dont nous, soignants, faisons émerger la parole du patient alcoolo-dépendant dans un univers qui ne se prête pas toujours à son écoulement, tant sont nombreuses les obligations autres à remplir et les barrières potentielles qui peuvent se dresser. L’utilisation du verbe « émerger » m’a semblé pertinente une fois relue sa définition : « sortir d’un milieu où l’on est plongé de manière à apparaître à la surface 2 ». Pour moi, le monde de l’alcoolique peut être imaginé comme un monde en profondeur dans lequel il s’enfonce de plus en plus à mesure que s’accroît sa dépendance, un monde liquide dans lequel le sujet peut se noyer ou pourra replonger après un temps d’arrêt. Il ne vit plus tout à fait dans le même monde que les autres, son rapport au temps n’est pas le même, ses priorités sont différentes, son regard sur l’extérieur, sur lui-même, mais également sa façon de s’exprimer sont modifiés par la consommation chronique d’alcool.
Pour être en mesure d’analyser la parole du patient alcoolo-dépendant, j’ai enregistré une série d’entretiens d’accueil que j’ai moi-même menés. J’ai ensuite retranscrit intégralement ces entretiens, les ai plusieurs fois réécoutés et relus puis les ai analysés.
À partir de différents articles et travaux de recherche portant sur la parole de l’alcoolique (au sein de lieux de soins, ou dans les bars), il est possible de relever des notions importantes à la croisée de la clinique alcoologique et de la linguistique. Pour François Perea et Jean Morenon 3, le sujet dépendant est contraint par sa pathologie à avoir une perception du temps modifiée (dite « circulaire ») et fonctionne, dans ces actions de consommer en termes de « répétitions ». La nécessité toujours répétée de se procurer de l’alcool conduit le sujet à « un retour à l’identique du besoin et des conduites d’approvisionnement ». Tout cela entraîne des répercussions dans la manière de s’exprimer des sujets alcooliques. Mais ce qui retient mon attention ici est le contenu de la parole du sujet alcoolique. Ainsi, François Perea, dans sa thèse 4, a pu repérer quatre grands thèmes abordés par les personnes enregistrées : l’alcool, les femmes, le corps et les persécutions.
L’alcool
Dans le travail de Perea, on retrouve la valorisation de l’alcool festif, convivial, contrairement à l’alcool devenu problème qui n’est que peu abordé, et pas clairement énoncé. « D’ores et déjà nous pouvons l’annoncer : le thème alcool est un thème privilégié et « on en parle » mais de différentes manières qui justifient le « on » qui permet d’éviter le sujet. L’alcoolique s’investit dans l’alcool, c’est un truisme, et son discours subit sur ce thème un double mouvement paradoxal, ambivalent, aux valeurs contradictoires, de la valorisation discursive d’un certain alcool à l’occultation discursive d’un autre 5. »
Le corps
Il apparaît dans toute sa souffrance, dans l’expression des douleurs. « Premier corps et corps majeur dans l’axiologie éthylique : le « corps souffrant » : celui-là même qui s’impose dès la première écoute de l’alcoolique discourant sur sa chair. Ce corps-ci c’est celui des souffrances, des douleurs, le corps qui porte des traces. Le moins que l’on puisse dire, c’est que l’alcoolique aime autant présenter fièrement les stigmates de son corps que raconter les souffrances qu’il endure. »
Les femmes
Elles apparaissent sous trois formes différentes : la femme-mère « dépeinte aux couleurs de la bienveillance et de la protection ». Il y a ensuite la femme-décadente, « celle contre laquelle il faut se défendre ». Enfin, il y a la femme-copine, désexualisée.
Les persécutions
Ce thème apparaît très clairement dans le travail de Perea qui écrit à ce sujet : « en résumé, on peut dire qu’il y a chez l’alcoolique une souffrance consécutive à une persécution, une souffrance qui elle-même est persécutrice et ce, qu’elle provienne des autres, de la fatalité ou de l’alcoolique lui-même (de son corps). On notera également que, bien qu’il aime s’en plaindre, l’alcoolique semble souhaiter cette persécution (à un certain degré et sûrement sans en avoir conscience) et se retrouve de fait, en position de persécuté (qu’il subisse directement ou prenne la persécution d’un tiers à son compte), jamais de persécuteur 6.»
La première constatation est que les entretiens sont globalement riches dans le contenu, même si certaines séquences apportent parfois peu d’éléments. Les tours de paroles sont nombreux, les silences existent mais ne prennent pas le dessus sur le discours. L’impression générale est qu’il faut aller chercher les informations, les patients sont en position d’attente, certaines questions peuvent par ailleurs déclencher un flot de parole chez certains patients. Dans aucun des entretiens nous n’avons été confrontés aux phénomènes de « dénégation » ou de « négation pour dire », ce qui ne veut pas dire que ces phénomènes sont absents à l’hôpital. Le peu d’entretiens enregistrés ne permet pas d’avoir un panel suffisamment large pour tirer des conclusions plus générales. Concernant les thèmes repérés par Perea, trois d’entre eux (l’alcool, le corps, les persécutions) ressortent de manière significative.
L’alcool
A l’hôpital, c’est l’alcool problème qui est verbalisé et non plus occulté comme il peut l’être dans le discours des alcooliques des bistrots. L’hospitalisation et l’échange avec un soignant en addictologie semble pouvoir permettre l’expression de ce qu’il est difficile de verbaliser à l’extérieur. La tonalité de l’entretien et les questions posées à ce sujet par le soignant semblent aussi orienter le patient et favoriser l’énonciation du problème alcool.
Entretien n°4 : (211) « nan c’est quand j’bois quatre bouteilles par jour, ouai là j’ai l’impression que j’vais claquer. »
Entretien n°2 : (229) « j’en ai assez de cet alcool moi »
Entretien n°5 : (110) « oui, là j’supportais plus les états d’manque heu, nan puis c’est pas ça, c’est qu’j’arrive plus à rien boire le matin, je supporte heu, comme tout me fait vomir, la seule chose qui m’fait pas vomir c’est l’vin. »
Néanmoins, les alcoolisations vécues comme positives, dans un cadre surtout festif et convivial ne sont pas absentes du discours mais apparaissent surtout lorsque l’on parle du passé, et appartiennent donc à un temps révolu qui est souvent exprimé avec nostalgie.
Entretien n°4 : (89) « moi j’travaillais beaucoup mieux quand… quand j’buvais, j’avais plus de force, j’avais plus d’envies.»
Entretien n°5 : (208) « moi j’ai fait toutes mes études en buvant du kir à gogo toute la journée, du whisky orange toute la journée mais c’était plus pour m’marrer, ‘fin.»
Par ailleurs, la différence principale entre les patients vient du vocabulaire employé pour parler d’alcool qui va de l’inhibition langagière :
Entretien n°1 : (116) « pour moi ça a été un problème de heu comment dirais-je, d’être en situation d’addictologie.»,
à un vocabulaire très imagé :
Entretien n°4 : (71) « ben j’suis d’vant ma console avec ma bouteille de pinard », ou,
Entretien n°5 : (112) « y’a qu’le vin qui m’réchauffe ».
Le corps
Les éléments que j’ai pu recueillir à ce sujet rejoignent les observations de Perea : c’est le corps-souffrant qui est omniprésent. Le cadre hospitalier des entretiens explique en partie l’importance de l’expression des souffrances corporelles : le lieu est propice à l’expression des maux physiques et notamment des douleurs dont la présence ou non est une donnée à recueillir et à inscrire obligatoirement sur le dossier de soins. Cet extrait, tiré de l’entretien n°5 illustre parfaitement nos observations :
(184) « ouai : plus le fait que j’avais un énorme problème de santé, qui est qu’j’ai des cervicales qui sont très abîmées, et également des lombaires très abîmées, et qu’régulièrement j’me coince soit l’nerf sciatique soit l’nerf du bras, et qu’à plusieurs reprises j’ai perdu l’usage de ma main ou je n’pouvais plus marcher, et c’est horriblement douloureux, j’ai quand même fait quelques séjours en rhumatologie heu, à la Salpétrière, avec une mentonnière comme ça, avec heu, et alors maintenant mon problème c’est que j’m’éclate la figure tout l’temps. »
Les femmes
C’est un thème qui est très peu présent dans mon travail. Il apparaît chez deux des patients (un homme et une femme) pour parler de leur propre mère (réelle) et non comme la femme-mère repérée par Perea qui peut être une soignante, quelqu’un de prévenant, associée à l’image maternelle.
Dans le cas de l’homme, la femme apparaît aussi pour parler de la compagne rêvée, fantasmée avec qui il fonderait une famille, sans que cette femme n’existe réellement au moment de l’entretien.
Les persécutions
Cette thématique apparaît clairement dans 3 entretiens (sur 5 au total). Les trois patients concernés semblaient vivre les événements présents de façon très négative et douloureuse, et leur consommation d’alcool était significativement plus importante que celle des deux autres, ce qui m’a amenée à me demander si le ressenti et l’expression des persécutions était lié à un état de dépendance vis-à-vis de l’alcool, ou encore si l’imprégnation alcoolique avait une influence sur ce vécu ressenti comme persécuteur.
Entretien n°2 : (24) «… tout le monde a fait une petite salade, résultat c’était moi la coupable parce que je suis l’alcoolique, c’est ma faute si ma mère elle se fait du souci, c’est ma faute si ma soeur a des problèmes cardiaques, et heu finalement moi qu’est ce que j’ai fait, j’ai repris un verre sans faire attention, et je suis retombée dans le piège.»
Entretien n°4 : (57) « j’ai r’chuté pasque ça m’plaisait pas l’boulot, ça m’plaisait pas, mes collègues qui voulaient m’apprendre le boulot à moi, même si heu, j’étais apprentis avant, j’suis passé par tout, l’électrique, la pneumatique, tout, tout ça, heu des jeunots de 22 ans qui veulent m’apprendre heu, ouai, j’me suis fâché puis, alors ils me font chier quoi (inaudible) les violences verbales, les violences, tout ça quoi, maintenant on n’a plus l’droit d’rien dire bon.»
Entretien n°5 : (212) « voilà mon compagnon est parti, le dernier film que j’avais fait, heu le producteur m’avait fait beaucoup de crasses, ‘fin même si, ça avait été un tournage odieux, et surtout j’me suis rebloqué le, les cervicales et là j’ai été voir le type qui d’habitude me r’mettait les cervicales en place, il a fait une mauvaise manipulation, il m’a fait encore plus mal et il est parti en vacances. »
Un entretien infirmier n’a pas la même teneur qu’un entretien médical en consultation, ni qu’un entretien avec un psychologue, ni évidemment qu’une conversation de comptoir au bistrot. Or, à ma connaissance, il n’existe pas de travaux infirmiers en alcoologie qui porte sur le contenu de nos entretiens.
Si l’entretien d’accueil m’a semblé être un moment crucial de l’entrée du patient dans les soins, d’autres temps d’échanges mériteraient d’être analysés. Je pense par exemple aux paroles échangées lors des activités thérapeutiques, sortes de « paroles spontanées » à l’intérieur d’un temps formel et encadré, ou encore aux moments pendant lesquels les soignants sont sollicités (angoisse des patients, ré alcoolisations), et ce qui est verbalisé lors de ces échanges « informels » et imprévus.
Les situations de soins sont nombreuses qui pourraient servir de point de départ à d’autres travaux de recherche afin de permettre aux infirmiers d’acquérir un regard plus distancié sur nos pratiques et d’être en mesure, éventuellement, de les modifier.
Le plus grand enseignement que j’ai tiré de ce travail de recherche est que, malgré le cadre imposé à la fois par l’institution hospitalière et les outils de travail à notre disposition, une part de l’entretien ne peut être contrôlée par le soignant. Autrement dit, on ne peut jamais savoir ce qu’il va ressortir d’une rencontre entre deux personnes, fussent-elles aussi « dissymétriques » qu’un patient (alcoolique) et qu’un soignant. Il apparaît ainsi que c’est justement ce qui n’est pas prévu par les cases et les items du dossier de soins qui s’avère primordial dans la suite de la prise en charge.
Si l’on s’en tient à considérer l’entretien d’accueil comme une simple formalité administrative à remplir par l’intermédiaire du dossier de soins, alors on risque de passer à côté d’éléments indispensables, qu’à ce moment-là nous sommes seuls à pouvoir saisir.
Ce travail m’a donc permis d’accorder une attention particulière aux différentes formes que peuvent prendre les paroles de nos patients et de pouvoir déceler ce qui est caractéristique dans le langage de la pathologie alcoolique. L’analyse des thèmes abordés a permis de mettre en lumière des thématiques communes à des contextes aussi différents que les bistrots et un service hospitalier, tout en relevant les spécificités de chacun des lieux.
Loin de m’enfermer dans une sorte de « nouveau savoir linguistique », j’ai tenté d’extraire de cette recherche des éléments utiles à la prise en charge infirmière mais aussi pluridisciplinaire.