janvier 2014
Gérard Ostermann (président du Collège Régional des Alcoologues Aquitains), Alain Rigaud (chef du pôle d’addictologie de l’EPSM Marne, Président de l’ANPAA) et Micheline Claudon (administratrice de la Société Française d’Alcoologie)
La première rencontre est, chacune le reconnaît, un moment clé de la relation où chacun des protagonistes va tenter de saisir ce que l’autre attend de lui… Nous rejoignons Jean Maisondieu 1 dans son approche de cette première rencontre : « S’ils n’osent se montrer en plein jour, sachons tamiser les lumières en adoucissant la dureté du regard que nous portons sur eux ».
Une intéressante étude menée en 1992 auprès de plus de 2 000 médecins généralistes avait mis en exergue un véritable désarroi des praticiens face aux situations d’alcoolisation qu’ils sont amenés à rencontrer dans leur pratique. Plus que d’un désintérêt de la question, il s’agit bien davantage d’un malaise face à des patients qui viennent demander qu’on ne se préoccupe surtout pas de ce pourquoi ils sont venus et donnent à voir un jeu de cache-cache dont eux-mêmes ne maîtrisent pas les règles. Dans cette étude, de même que dans les formations auxquelles participent les médecins généralistes, les thèmes évoqués témoignent des difficultés de ces derniers à aborder la question de l’alcool, notamment lorsque l’entourage familial ou une pathologie associée les y incitait.
Parmi les questions les plus fréquemment posées nous retiendrons :
Nous percevons bien à travers ces questionnements que la question du savoir être prend le pas sur celle du savoir ou du savoir-faire et en cela les médecins généralistes ne se trompent pas. Dès lors se pose la question de l’acquisition d’un « savoir être » qui tiendrait plus à la spécificité de cette rencontre inhabituelle qu’à la personne rencontrée.
En d’autres termes une attitude – a priori – d’avance de la parole se doit d’être réfléchie en amont pour être agie dans la rencontre qui sera souvent surprenante et parfois dérangeante.
Cette rencontre peut être dérangeante à différents niveaux :
Peut-être s’agit-il de parler au malade avant de parler avec lui, dans le sens où lui parler revient à l’informer de notre compréhension de son silence ou de ses banalisations, en d’autres termes le renseigner sur notre état intérieur d’acceptation de ce qu’il est au moment même de la rencontre.
Nous rejoignons G. Vachonfrance quand il écrit que l’essentiel face à un alcoolique tient en ceci : « Ne pas le confronter au silence en attendant que puisse être formulée une véritable demande : s’il boit c’est précisément pour combler un espace vide qui n’arrive pas à s’articuler, à se dire 3) »…
Le patient alcoolique ne nous interroge pas à travers des mots mais à travers des attitudes et des comportements souvent contradictoires et, comme nous ne parvenons pas toujours à déchiffrer ses demandes, nous nous rassurons en pensant que sa demande n’est pas claire… ou qu’il est « menteur »… Rappelons à ce sujet, comme le souligne François Gonnet 4, que « le déni est un mécanisme psychique protecteur qui consiste – avant d’avoir pris conscience de quelque chose de trop dangereux pour son équilibre – à nier l’existence de cette chose, mais il s’agit d’un mécanisme inconscient à la différence du mensonge dont on accuse le sujet alcoolodépendant d’user abondamment. Un sujet dans le déni ignore qu’il y est et va croire qu’on l’accuse injustement ».
Accepter ce déni et en comprendre les mécanismes nous invitent à renoncer à toute forme « d’aveu » et à rejoindre le patient dans son refus de cette étiquette sociale insultante que recouvre le terme d’« alcoolique », en lui exprimant clairement les distances que nous avons prises avec ce terme jugeant et peu précis, et en lui témoignant l’intérêt qu’il présente à nos yeux en tant que personne… à nulle autre semblable.
Dès lors la « révélation » de l’alcoolisme devient acceptable puisqu’elle sous-tend la quête d’absolu et de rêve dont témoigne le patient. Il s’agit bien plus en effet de témoignage que de demande. Quand un alcoolique vient nous voir, on croit qu’il va nous demander quelque chose, c’est-à-dire qu’on va pouvoir s’organiser dans le temps, dans un projet… alors qu’il vient le plus souvent témoigner dans l’immédiat d’une souffrance et demander une réparation rapide. L’alcoolique témoigne de ce qu’il vit mais ne demande pas pour autant de voir plus clair en lui.
Un alcoolique nous disait un jour : « On me voit toujours quand j’ai bu mais on ne me voit jamais quand j’ai soif », ce que l’on peut traduire par : « On voit sur moi la conséquence de ma soif, mais on ne voit pas cette aspiration en moi »… autrement dit le désir alcoolique 5…
Imaginons qu’au contraire sa demande soit tellement claire qu’elle vienne nous rejoindre dans ce qui nous unit à lui, et il ne s’agit alors pas tant de soif d’alcool que de soif d’amour, de considération, de respect mais aussi de rêve d’un autre monde…
Acceptons avec Michel Ribstein 6 que l’alcoolique soit un enseignant qui vient nous enseigner sur nombre de soifs que chacun d’entre nous ressent mais ne peut exprimer.
Toute rencontre avec un patient alcoolique, pour un médecin ou un autre intervenant, peut interroger le sens et la fonction de l’avance de la parole. Faire l’avance a bien une résonnance économique au sens de faire crédit, et faire crédit consiste justement à prendre en compte l’autre, ce buveur et sa parole. C’est comprendre et accepter que le buveur s’est engagé sur la voie de l’alcoolisation parce qu’au départ elle lui semblait plus économique pour tenter de remédier à ce qu’il éprouvait comme mal de vivre ou comme mal-être. Enoncer trop rapidement les conséquences négatives de l’alcoolisation, c’est prendre le risque d’être assimilé à un discours normatif. Or la normativité de la médecine, lorsqu’elle évacue de sa pratique le discours et la subjectivité du malade, lorsqu’elle rejoint les représentations de « l’alcoolique », ne pas avoir de parole, ne pas adhérer au projet thérapeutique, mettre en échec les dispositifs pensés pour le « bien-être » du patient, cette normativité ne permet pas au patient de « se refaire » au sens de réfection narcissique. Comme l’avance M. Lasselin 7, faire crédit, faire l’avance, c’est faire ce pas de côté pour indiquer au sujet la valeur que l’on est prêt à accorder à son dire.
Les nombreuses représentations sur « l’alcoolique » dont nous avons héritées nous ont en effet appris que l’on ne pouvait pas faire confiance à un « alcoolique », serment d’ivrogne répète la légende populaire, qui se décline selon les contextes en « on ne peut pas lui faire confiance », « il ne tient jamais sa parole, ses promesses ». Et le patient lui-même conforte cette image lorsqu’il ne parvient pas à tenir les engagements pris avec lui-même…, et notamment celui de cesser toute consommation d’alcool.
Faire l’avance de la confiance, c’est donner au patient suffisamment d’éléments pour lui faire comprendre que nous avons pu faire un pas de côté pour lui accorder du crédit même si lui-même n’est pas encore prêt à le faire… Il peut s’agir d’une adhésion au discours d’un patient qui aménage les événements pour tenter de retrouver dans notre regard l’estime perdue ou bien encore pour évaluer notre niveau d’authenticité… Tel patient accepte d’aborder la question de sa consommation d’alcool à condition qu’elle soit entendue comme conséquence d’un événement de vie douloureux. Un deuil, une rupture, une séparation peuvent être considérées comme « à l’origine » des conduites d’alcoolisation. La souffrance exprimée à ce moment est réelle, et peu importe qu’elle soit antérieure ou postérieure aux conduites d’alcoolisation dans la mesure où elle symbolise une souffrance bien antérieure qui ne peut être exprimée parce que vécue à un stade pré-verbal. On pourrait même imaginer faire l’avance de la parole et donc de la confiance en proposant l’hypothèse d’une événement douloureux à l’origine de la conduite d’alcoolisation. Le patient peut alors s’en saisir et se définir alors comme un sujet souffrant et non comme un « alcoolique ».
« Un alcoolique qui avoue sa dépendance n’est pas un vrai alcoolique » disait Clavreul 8. Ainsi boire parce que l’on souffre ce n’est plus tout à fait boire…. Pour rien, par manque de volonté…. Car lorsque cet alcoolique nous dit « Je ne bois pas donc vous ne pouvez rien pour moi », nous ne croyons pas qu’il s’agisse d’une négation, mais bien plutôt d’une dénégation, au sens plein de refuser de reconnaître ou de ne pas admettre ce qui est. Ce qui est, ce qu’il nous dit est alors à entendre comme : « Je n’admets pas que je bois, je ne me reconnais pas comme alcoolique, je n’admets pas que vous puissiez quelque chose pour moi » et à comprendre comme « Je sais que je bois, je crois que vous pouvez quelque chose pour moi, mais je le refuse ».
A travers cette pensée intime, le patient nous livre l’enjeu de cette rencontre qui dépasse de beaucoup le problème de l’alcool. C’est la question de la confiance qui est à nouveau posée en mettant en balance une relation avec l’alcool – connue mais déçue – et une relation humaine – donc potentiellement décevante – où l’intervenant (thérapeute, médecin, ou toute personne animée d’un authentique désir de rencontre) se devra de convaincre son interlocuteur de la valeur accordée non plus seulement aux paroles ou à l’engagement de la personne mais à sa singularité de sujet. Un patient venant de la précarité doutait de la place qu’il lui était réservée dans un lieu de soin, exprimant qu’aucune place ne lui avait jamais été faite, nulle part… Il lui est alors répondu qu’il aura une place parce qu’il a de la valeur…, celle de tout homme… Interloqué par cette réponse le patient répond non sans humour qu’il ira dès le lendemain vérifier sa cotation… en Bourse !
Au-delà de ce trait d’humour, il s’agit pour nous d’entendre que l’acte de boire – ou de ne plus boire – est souvent appréhendé comme l’enjeu principal – voire le seul – de la relation. Or l’acte de boire ne dit rien sur le sujet, il indique simplement que quelque chose ne va pas dans sa relation à lui-même et aux autres, dans son économie pulsionnelle, sexuelle et vitale. C’est dire qu’en faisant l’avance de la parole, c’est le thérapeute qui doit payer de sa personne et se risquer pour signifier son ressenti en lieu et place de l’alcoolique, pour lui offrir un support identificatoire et pour lui montrer que l’on peut parler sans être anéanti par l’angoisse (on ne peut modifier l’autre que si l’on accepte d’être soi-même modifié par lui).
La rencontre avec les patients présentant une dépendance physique nous invite à proposer d’expérimenter une période d’abstinence tout en insistant sur le fait qu’il ne s’agit là que du point de départ, d’une condition nécessaire à la poursuite du soin et de l’accompagnement. Ainsi, progressivement le patient apprendra à exprimer ses émotions, dire ses propres mots et ne plus avoir besoin de parler au travers du véhicule alcool, il s’agira alors de le rassurer sur le fait que le soin et l’accompagnement se poursuivront bien au-delà de l’obtention de l’abstinence car, comme l’écrit François Gonnet 9: « Lorsqu’il n’y a plus d’alcool, il n’y a souvent plus de thérapeute »…
Cela peut aussi nous interroger sur le statut que nous – thérapeutes et patients – accordons à la réalcoolisation. Paradoxalement on peut dire que seule une parole libre sur la réalcoolisation permet de la dépasser.
Il nous a aussi semblé intéressant d’interroger la place qu’occupe l’abstinence du patient dans notre propre investissement thérapeutique et comment celui-ci était retransmis au patient. En d’autres termes, sommes-nous toujours assez clairs sur la priorité que nous accordons au maintien du lien par rapport à la durée de l’abstinence ?
Il n’en est pas de même des patients qui ne connaissent « que » la dépendance psychologique et expérimentent régulièrement le fait qu’ils peuvent « s’arrêter quand ils veulent ». Entendons qu’ils ne sont donc pas « alcooliques » tels qu’ils se le représentent … Contrairement aux précédents, qui expérimentent douloureusement le besoin tyrannique de boire pour ne pas être mal, ces patients admettent difficilement la « perte de contrôle » qui caractérise leur mode de consommation. L’avance de la parole va ici se centrer sur les effets bénéfiques de l’alcool (et le phénomène de tolérance) mais aussi et surtout sur la place occupée par le produit dans l’espace psychique du patient. Moins évidente que la précédente, la tyrannie qu’exerce le produit va se manifester dans l’abandon progressif des investissements… Le patient sera donc moins prêt à envisager une rupture avec l’alcool et seule une disponibilité ouverte permettra d’avancer progressivement, en laissant au patient le temps et le choix de ses expérimentations tout en l’assurant d’un soutien indéfectible.
La question de la temporalité qui est toujours centrale dans la relation au patient dépendant va se présenter de manière paradoxale dans l’activité dite « de liaison ». Il s’agit en effet sur un temps très court (une ou deux rencontres sur quelques jours d’hospitalisation) d’installer chez un patient n’ayant formulé aucune demande une relation de confiance susceptible de s’installer dans la durée…
Intervenir sans demande explicite auprès d’un patient hospitalisé le plus souvent pour une complication de sa pathologie alcoolique, c’est faire le pari audacieux que derrière cette apparente non-demande se cache peut être une demande, qui ne s’exprimera que si l’intervenant émet des signaux de confiance dans la parole du patient et d’intérêt pour ce qu’il est bien au-delà de la demande (médicale) constituant l’objet de la rencontre. « Il faut se laisser influencer par le patient dans le bon sens, tel un drapeau sensible au vent, c’est-à-dire qu’il faut très vite repérer dans quel sens souffle le vent… » 10). A partir des paroles, des silences mais aussi des messages non verbaux, l’intervenant signifiera au patient sa disponibilité inscrite dans le temps. Il s’agit plus alors de créer un lien que d’engager un accompagnement. Rappelons les paroles de G. Vachonfrance : « Le patient est libre, le thérapeute est libre, pas de jugement, pas de menace, accepter toutes le facettes de sa personnalité, ne pas donner d’étiquette, être authentique, être digne de confiance, être empathique ». Cette première rencontre peut permettre au patient d’entendre une disponibilité dont il se saisira quand il le souhaitera ou le pourra : « Voilà ce qu’on peut vous offrir, sur quoi vous pouvez vous appuyer, c’est vous qui restez maître d’œuvre, nous on vous propose des outils, et d’apprendre à vous en servir… ».
Faire l’avance de la parole, faire l’avance de la confiance, c’est ouvrir à la question de la problématique narcissique du « Je vous reconnais, je m’avance, je prends des risques, je vous témoigne de mon intérêt »… C’est à nous de dire, à nous de donner les mots pour que l’autre puisse s’y appuyer et s’y reconnaître.
Faire l’avance de la parole, c’est aussi regagner une confiance perdue et ne pas laisser le buveur seul, quels que soient les aléas de l’accompagnement. En cela une parole précoce sur la fiabilité du lien – y compris en cas de reconsommation – nous semble un préalable indispensable à l’instauration d’une relation de confiance dans la durée.
C’est aussi prendre en considération toute la dimension extra-langagière : si le regard n’est pas là, si « le cœur n’y est pas », si l’authenticité de celui qui fait l’avance de la parole fait défaut, ça ne marche pas… A chacune de ces étapes, l’alcoolique nous teste dans notre capacité à écouter son boire et non pas à voir – ou encore moins à compter – ce qu’il boit…
On conçoit alors qu’il s’agit d’une rencontre à risque où les partenaires peuvent à tout moment être renvoyés dos à dos, mais également d’une rencontre qui peut aboutir au soin, c’est-à-dire à la réappropriation de sa vie par le patient…