janvier 2016
Karine Bertrand ; Élise Roy ; Karine Gaudreault (toutes à l'Université de Sherbrooke)
Les personnes utilisatrices de drogues injectables (UDI) font bien souvent face à de multiples conséquences associées à leur usage de drogues : exclusion, itinérance, problèmes de santé mentale, abcès, infections transmises sexuellement et par le sang, etc. 1. L’injection de drogues est la principale cause de transmission du virus de l’hépatite C (VHC) dans les pays développés et l’une des principales causes pour ce qui est du virus d’immunodéficience humaine (VIH). Pour la région de Montréal (Canada), la prévalence du VIH chez les personnes UDI était de 20% et de 67% pour le VHC 2. Malgré une diminution très importante des conduites de consommation à risque, en 2013, 17% des usagers rapportaient s’injecter avec des seringues déjà utilisées par quelqu’un d’autre et cette proportion était de 30% pour les autres matériels d’injection (ex. : filtre, contenant, eau).
L’accès à du matériel d’injection stérile est reconnu comme une pratique efficace en réduction des méfaits permettant de diminuer les pratiques d’injection à risque (PIR). Toutefois, la persistance des PIR chez certaines personnes UDI souligne l’importance d’offrir une diversité d’interventions en vue de mieux répondre à leurs besoins. Ces personnes se présentent sporadiquement dans les services et peuvent manifester peu d’intérêt à s’engager dans des suivis demandant des rencontres multiples, ou encore éprouver des difficultés à surmonter divers obstacles à leur implication dans un suivi 3. Ainsi, les interventions brèves offertes en milieux de proximité sont à privilégier pour mieux aider ces personnes 4.
L’entretien motivationnel (EM) est une intervention dont l’efficacité a été démontrée dans plusieurs domaines de santé, notamment sur le plan des addictions 5. L’EM se définit comme « un style de communication collaborative et centrée sur un objectif, (…), conçu pour renforcer la motivation d’une personne et son engagement en faveur d’un objectif spécifique en faisant émerger et en explorant ses propres raisons de changer » 6. Toutefois, l’application de l’EM auprès de personnes UDI ainsi que dans un contexte de réduction des méfaits, en vue de réduire des PIR, n’a jamais fait l’objet d’une étude d’efficacité à notre connaissance, sauf pour celle de Baker et coll. (1994). Cette dernière étude ne permet pas d’arriver à des résultats concluants, mais les forts taux d’attrition limitent les conclusions que l’on peut en tirer.
Cette étude a pour objectifs de :
1- comparer l’efficacité de deux types d’interventions brèves, l’EM et une intervention éducative (IE), sur les PIR chez les personnes UDI 7
2- documenter la perspective des personnes UDI qui ont reçu l’une ou l’autre de ces interventions.
Ainsi, deux groupes ont été constitués et les participants ont été assignés au hasard à l’EM ou l’IE. L’IE a été choisie comme intervention de comparaison, compte tenu que c’est ce type d’intervention qui est offert dans les centres communautaires d’accès au matériel au Québec et que les interventions éducatives montrent une certaine efficacité pour réduire les PIR 8.
Pour répondre au premier objectif, un essai randomisé a été mené auprès de 221 participants recrutés dans des organismes communautaires à Montréal, ayant rapporté s’être injecté dans le dernier mois et avoir eu au moins une conduite à risque : partage de matériel d’injection – seringue, filtre, contenant, eau – ou partage de drogue par back loading ou front loading au cours du dernier mois. Précisons que le front loading « consiste à remplir une seringue à partir d’une autre par l’aiguille » alors que pour le back loading, « le remplissage s’effectue en puisant directement dans le réservoir d’une autre seringue » 9.
Le groupe expérimental ayant reçu l’EM et le groupe de comparaison ayant bénéficié de l’IE ont été évalués avant l’intervention (T0) et aux suivis de 3 mois (T1) et 6 mois (T2). Le volet qualitatif permettant de répondre au deuxième objectif, basé sur des entrevues en profondeur, a été mené après le T2.
Les EM, d’une durée de 30-45 minutes, se déployaient selon les quatre processus définis par Miller et Rollnick (2013) :
1- l’engagement, soit la création de la relation de confiance ;
2- la focalisation sur un comportement précis à aborder au cours du bref entretien, choisi de manière collaborative ;
3- l’évocation du discours de changement, concernant notamment l’importance du changement pour le participant et son sentiment de compétence à faire ce changement ;
4- la planification, processus actualisé seulement lorsque le participant manifestait des signes qu’il était prêt à réfléchir à cet aspect.
Les intervenants ont été formés (15 heures) puis supervisés tout au long de l’étude à partir d’enregistrements audio, avec la grille de codification validée MITI 3.0 10.
L’IE, d’une durée de 30 à 45 minutes, avait pour objectifs :
L’IE peut se résumer en quatre étapes :
1- présenter l’objectif de la rencontre et son déroulement ;
2- inviter le participant à montrer comment il prépare ses injections tout en indiquant comment ses comportements sont plus ou moins sécuritaires ;
3- offrir une démonstration (sans drogue) de l’utilisation du matériel d’injection stérile ;
4- remettre les dépliants d’information sur les PIR et les ressources disponibles.
Les intervenants offrant l’IE ont reçu trois heures de formation et des supervisions à partir du matériel audio codifié (20% des IE), au moyen d’une grille de codification.
Au total, 221 participants ont été assignés de façon randomisée dans les groupes d’intervention EM (N=112) et IE (N=109). Il n’y avait pas de différence significative entre les deux groupes au début de l’étude quant à leur profil sociodémographique et leurs pratiques d’injection. Le groupe était composé majoritairement d’hommes (82,2%) nés au Canada (96,3%), âgés en moyenne de 37,9 ans. La moitié des participants (53%) étaient en situation d’instabilité résidentielle. Les principales substances consommées étaient la cocaïne (89,5%), l’héroïne (50,2%), le speedball (20,1%), et les médicaments opioïdes (57,5%).
Les deux groupes ont rapporté une diminution significative du partage de leur matériel d’injection entre l’intervention et le suivi de six mois, et ce, de façon plus prononcée pour l’EM (voir la figure 1). Suite à l’intervention, au T2, les participants mentionnant avoir partagé leur matériel d’injection étaient 50% moins susceptibles d’être dans le groupe ayant reçu l’EM. Lorsque les résultats ont été séparés par type de matériel partagé, les participants ayant partagé leur contenant étaient 50% moins susceptibles d’être dans le groupe ayant reçu l’EM et 53% moins susceptibles en ce qui concerne le matériel d’injection autre que la seringue.
Figure 1. Probabilité (%) d’avoir rapporté des pratiques d’injection à risque aux suivis de zéro à six mois, selon le groupe d’intervention
Les participants ayant reçu l’IE, six mois après l’intervention, se souviennent davantage de l’intervention que ceux ayant reçu l’EM, vraisemblablement en raison de ses aspects concrets. L’IE a été appréciée, même si l’information était déjà connue pour plusieurs. Les participants ont mentionné que l’IE leur permet de se rappeler les pratiques d’injection à moindre risque qu’ils ont été en mesure de mettre en œuvre. Pour d’autres, cette intervention favorise des prises de conscience, surtout pour ceux qui ont pris des risques récemment.
L’EM a été perçu utile par plusieurs participants, mais plus déstabilisant aussi. Il semble que les participants considèrent que l’EM leur a permis d’explorer leur ambivalence quant à leur consommation de drogue par injection et de se recentrer sur le sens qu’ils pouvaient donner à de possibles changements pour diminuer leurs PIR.
« J’ai peut-être agi d’une manière à vouloir commencer à vouloir changer. La manière de consommer, le mode de vie. Ce côté-là, je peux peut-être dire oui, ça a vraiment plus déclenché, parce que quand tu te gèles sept jours sur sept, qu’est-ce que tu veux voir dans la vie pis tout ça ? Ok, c’est ça que je fais, c’est tu ça que je veux ? »
L’aspect introspectif de l’EM peut toutefois être perçu comme intrusif. L’EM est centré sur le participant et celui-ci est encouragé à prendre davantage de place durant l’entretien que l’intervenant.
« Au début, j’ai comme trouvé ça moins drôle… […] Parce que là, tu me pognes sur des affaires super personnelles pis moi, je ne suis pas du style à parler, à être ouvert de même pis à penser, pis ça me tente tu d’en parler là, là. »
Voyons la description d’une vignette, construite à partir de plusieurs témoignages recueillis dans le cadre de l’étude, puis validée par des intervenants communautaires.
Marc (nom fictif) fréquente un organisme communautaire qui distribue du matériel stérile d’injection à Montréal. Il s’injecte des opiacés depuis quatre ans. Suite à une rupture amoureuse il y a cinq ans, il a commencé à consommer de la cocaïne, puis en est arrivé à perdre son emploi et se retrouver à la rue, sans possibilité de revoir son enfant. Il vit depuis chez des connaissances de la rue, quelques fois dans des refuges ou des chambres. Suite à un conflit avec une nouvelle copine qui a eu pour conséquence de le mettre à la rue, Marc a fait une tentative de suicide et s’est retrouvé hospitalisé de façon non volontaire. Il se méfie des hôpitaux et refuse tout suivi psychiatrique. Il est sorti de l’hôpital depuis deux mois. Il vient tous les matins dans un organisme communautaire, principalement lorsqu’un travailleur de rue qu’il aime bien est présent. Il accepte de rencontrer cet intervenant dans son bureau un matin pour aborder sa consommation de drogues, dans le cadre d’un entretien motivationnel.
Pour illustrer le déroulement d’un EM dans ce contexte, voici un extrait d’entretien, filmé dans le cadre d’une mise en situation avec comédien, dans le cadre du développement de matériel vidéo pour soutenir la formation des intervenants.
Intervenant : Je te vois de plus en plus présent à l’organisme, tu as l’air bien ici et c’est rassurant de te voir repartir avec du matériel neuf !
Marc : Ouais, ben… Tu sais je l’échappe souvent encore !
Intervenant : T’aimerais y arriver plus souvent. Marc : J’suis pas bien fier de moi là, hier j’ai pris tout ce qui pouvait traîner autour pour m’injecter… Y a rien à faire avec moi.
Intervenant : Des fois tu l’échappes et en même temps, il y a des fois que non aussi. Si tu es d’accord, on pourrait parler des deux côtés. Parle-moi, en premier, de ce qui est différent, ces fois-là où ça marche.
Marc : Ben faut pas que ce soit le début du mois, ces fois-là sont les pires. Et puis, il y a quand je suis dans la rue, pis qu’on est une grosse gang, là aussi je fais n’importe quoi ! Intervenant : Tu te connais bien ! Tu arrives à déjà identifier des moments où tu es à risque : quand tu as accès à des montants élevés ou quand il y a beaucoup de consommation autour de toi.
Marc : Ouais, tu sais, c’est beau se connaître mais il faudrait que j’y arrive aussi, pas juste y penser !
Intervenant : C’est important pour toi d’y arriver.
Marc : Oui, il faut ! Tu sais quand j’ai failli mourir, je pensais à mon fils puis à moi avant. Tu sais, j’ai déjà travaillé, eu une maison pis une famille, j’étais où je voulais être. J’suis pas juste un junkie.
Intervenant : Tu t’es rappelé que pour ton fils, c’était important que tu prennes mieux soin de toi. Tu souhaites plus pour toi. Assez pour réfléchir à ce qui te met à risque et vouloir mieux pour toi. Si tu décidais de faire un premier petit pas, quand tu le voudras, ce pourrait être quoi d’après toi ?
Marc : Il ne faut plus que j’ai accès à de gros montants ! Mon chèque du premier, tu sais, j’en ai le shake avant de l’échanger. Le faire gérer par un organisme, ça m’aiderait, ça m’aiderait à me contrôler.
Cette étude montre que les deux interventions ont contribué à diminuer les pratiques d’injection à risque, bien que l’EM ait été montré plus efficace que l’IE sur ce plan. Cette efficacité accrue de l’EM n’est cependant pas montrée au regard de la seringue spécifiquement. Comme l’EM réduit de façon plus marquée le partage des matériels d’injection autres que la seringue, on peut se questionner si l’EM ne serait pas plus à-propos dans les situations caractérisées par une ambivalence au changement.
Compte tenu de la contribution de l’IE à la diminution des PIR et du fait que cette intervention est appréciée par les participants, il semble opportun de la rendre facilement accessible dans les organismes communautaires. Le fait d’offrir régulièrement l’IE pourrait favoriser chez les personnes UDI une prise de conscience de leurs PIR tout en consolidant et valorisant leurs pratiques à moindre risque.
L’EM exige plusieurs heures de formation et de supervision. Malgré que l’EM se soit avéré plus efficace, le temps à investir peut questionner l’efficience de cette approche. Toutefois, un organisme communautaire pourrait décider de former quelques-uns de leurs cliniciens à l’EM. Pour les personnes UDI qui, malgré des interventions éducatives régulières persistent dans leurs prises de risque, alors l’EM s’avère une alternative très intéressante.
Les recherches demeurent embryonnaires dans le domaine des interventions brèves auprès des personnes UDI. D’autres recherches sont nécessaires pour développer et évaluer des interventions brèves adaptées aux besoins des personnes UDI et améliorer leur santé globale.