janvier 2016
Illia Sarkissiane (Modus Vivendi) ; Lilian Babé (Ensemble, limitons les risques) ; Guido Biscontin (Checkpoint Vaud) ; Jean-Sébastien Fallu (GRIP) ; Natalie Castetz (journaliste)
Ici et là, tous ont le même objectif : diffuser en milieu festif des informations et des recommandations, écrites et orales, pour accompagner et/ ou favoriser une consommation à moindre risque. Globalement, le mode opératoire est identique. Sur les lieux de la fête, au minimum un stand d’information permanent et visible, avec intervenants, affiches avec logos, flyers, matériel stérile, bouchons d’oreille, préservatifs, bouteilles d’eau, éthylotests, éthylomètres…
Les festivals requièrent une organisation plus importante. Ainsi, en Belgique, l’association bruxelloise Modus Vivendi 1 coordonne une quarantaine d’intervenants durant le festival Esperanzah (plus de 35 500 participants), voire 80 au Dour Festival (plus de 200 000 festivaliers sur cinq jours), où elle travaille avec l’association française lilloise Spiritek 2. S’ajoutent les tournées d’intervenants qui vont à la rencontre des festivaliers, expliquant leur action, distribuant de l’eau et du matériel, jusqu’aux maraudes dans les zones off, parkings et campings…
Dans ces grands rassemblements, Modus Vivendi prévoit une Relax Zone ou chill-out 3 , espace de détente avec une trentaine de lits et, en permanence, un travailleur social et une infirmière ou un médecin, à côté de la Croix-Rouge. « Elle permet d’accueillir les usagers en situation d’angoisse suite à une consommation de psychotropes, des effets de la fatigue, du soleil et de l’alcool », souligne Illia Sarkissiane, responsable de projets à Modus Vivendi. Dans la salle de concert consacrée aux musiques actuelles La Rodia, à Besançon (Doubs, France), un studio calme est mis à disposition : le Collectif « Ensemble, limitons les risques » (porté par le CSAPA Solea) peut y animer un chill-out. « Nous annonçons notre présence à l’avance, via les réseaux sociaux », précise Lilian Babé, directeur-adjoint de Solea.
La majorité des acteurs adopte le principe du « pair aidant » : l’intervenant est lui-même consommateur ou ancien consommateur, soucieux d’ « éviter aux autres les erreurs qu’ils ont pu faire, commente Illia Sarkissiane. Ils ont une meilleure connaissance empirique et davantage de crédibilité que nous ». Une vingtaine de personnes interviennent ainsi dans l’année, après avoir été formées. Un débriefing est effectué après chaque soirée. Idem à Besançon.
Salles de concert, festivals, free parties… : « On essaye de ratisser large », note Ilia Sarkissiane. À Besançon, ville étudiante, l’équipe du Collectif intervient aussi le jeudi soir, en milieu urbain, avec un camion aménagé doté d’un espace chill-out et des équipes de maraudes constituées d’étudiants formés à la réduction des risques. « Les modalités d’action sont chaque fois définies en amont de l’événement, en lien avec les organisateurs qui sont impliqués, précise Lilian Babé. Les outils seront mis en place en fonction d’un diagnostic préalable, selon la nature, la durée, l’autorisation ou non de la manifestation, du public attendu, la typologie du lieu, etc. »
Écouter, informer, rassurer et accompagner. Ces consommateurs « récréatifs occasionnels dont beaucoup n’ont pas encore de problèmes de dépendance », rappelle Jean-Sébastien Fallu, chercheur à l’Université de Montréal, cofondateur du Groupe de recherche et d’intervention psychosociale (GRIP). Et ce, « dans le non-jugement, le respect du choix de l’autre ». Si globalement, les modes opératoires des interventions en milieu festif sont similaires, le contrôle des produits, par contre, n’est pas pratiqué partout. Limité par des contraintes législatives locales ou parce que « nous n’avons pas les moyens de pratiquer la chromatographie sur couche mince », regrette Lilian Babé.
Ici et là, l’idée fait son chemin. Au Canada, où le drug checking 4 reste interdit, « l’opinion a changé depuis deux ans », constate Jean-Sébastien Fallu. Depuis que le festival de musique électronique de Toronto, le VELD, a connu en août 2014 le décès de deux jeunes participants et l’hospitalisation d’une quinzaine d’autres festivaliers, vraisemblablement intoxiqués par une substance consommée sur les lieux. Et peu après, deux autres décès dans le Maryland (Etats-Unis), dans des circonstances similaires. « L’analyse des substances, qui était à l’origine même de la création du GRIP, semble de mieux en mieux acceptée », note Jean-Sébastien Fallu. Un protocole a été créé en 2016 pour un programme de recherche sur la faisabilité de l’implantation d’un service pouvant pratiquer le drug checking.
À Bruxelles, Modus Vivendi a signé un accord avec le ministère de la Santé publique pour réaliser dans ses locaux des tests de produits psychotropes. Ils sont les seuls en Belgique. Chaque vendredi, les consommateurs peuvent faire faire des tests auprès d’un chimiste, deux à trois en moyenne par semaine : « un moment privilégié pour parler avec l’usager de la composition des produits et donner des conseils pratiques de réduction des risques ». Si un produit s’annonce dangereux, l’association lance des alertes.
En Suisse, dans le canton de Vaud, Guido Biscontin est travailleur social hors murs auprès du Checkpoint Vaud (Fondation Profa), centre de santé sexuelle pour hommes qui ont des relations sexuelles avec des hommes et pour les personnes trans. Il intervient dans les lieux de rencontre extérieurs, saunas, sex clubs gays, lieux festifs. Les discussions, échanges au bar ou dans les couloirs servent à « créer des liens avec les personnes et peuvent aboutir à des conseils en santé sexuelle voire à des propositions, sur place, de dépistage à résultat rapide du VIH et de la syphilis, infection qui tend à augmenter ces dernières années ». Un projet pilote de recherche a été lancé en 2016, « Appel-rapide », qui vise à réaliser et communiquer directement sur place les résultats du test VIH hors les murs, sans obliger la personne à se rendre au centre de santé. La réalisation des tests se fait par prélèvement de sang capillaire au bout du doigt et le résultat est connu au bout de vingt minutes 5. Le projet sera évalué au niveau de sa faisabilité et acceptabilité et par rapport à la population qui en a bénéficié.
Que de chemin parcouru depuis la fin des années 1990, époque à laquelle ces actions de réduction des risques sont nées. À Besançon, en France, l’ouverture de la salle de concerts (mythique) Le Cylindre a été le déclic : un collectif de professionnels du secteur médico-social, « Ensemble, limitons les risques », a lancé en 2003 ce type d’interventions, « d’abord rattaché au Réseau Ville hôpital Toxicomanie, puis au CSAPA Solea en 2011, pour informer des risques de tous types, auditifs, sexuels ou liés à la consommation de substances psychoactives », raconte Lilian Babé. Aujourd’hui, l’équipe, renforcée par la venue de nombreux bénévoles, réalise une quarantaine d’interventions par an, tous lieux confondus.
Ce mode d’intervention a parfois prolongé les actions de réduction des risques mises en place dans les années 1980 dans le contexte de l’épidémie de Sida. Ainsi, à Bruxelles, l’association Modus Vivendi : « il y a eu au départ la volonté des usagers, homosexuels et consommateurs de drogues par injection, de diminuer cette épidémie en distribuant des seringues et aiguilles stériles. Peu à peu, nous nous sommes rendu compte en intervenant dans les festivals que le public et les produits changeaient », explique Illia Sarkissiane. Avec les usagers, l’association commence alors à créer des brochures sur ces nouveaux produits puis, à partir des années 1990, à intervenir en milieu festif.
À Montréal, le GRIP a été créé en 1997, raconte Jean-Sébastien Fallu, par des médecins, infirmiers, festivaliers et universitaires. Leur mission : intervenir pour « rendre les individus, en particulier les jeunes, plus aptes à prendre des décisions éclairées, moins risquées et plus responsables en matière de consommation ». L’équipe se déplace d’abord sur les terrains underground de la scène techno, puis cherche à s’adapter « en diversifiant ses milieux d’intervention et en demeurant à l’affût des nouvelles tendances de consommation ». Depuis sont apparues de nouvelles drogues de synthèses, substances légales, boissons énergisantes, avec le retour de la consommation du LSD, l’injection de kétamine, de cocaïne, en milieu festif… 2 566 jeunes ont été « rejoints » durant l’année 2015-2016, contre 324 entre 2009 et 2010. Depuis, le GRIP compte une cinquantaine de membres et reçoit des aides du ministère de la Santé et des Services sociaux. L’intervention dans les raves, festivals et établissements festifs « revêt une pertinence renouvelée et fait l’objet d’une réceptivité sans précédent quant aux instances et partenaires », se réjouit le GRIP en 2016.
En tout cas, tous sont convaincus de l’efficacité de ces actions. « Aujourd’hui, les gens viennent directement nous voir au stand, sachant ce que nous faisons, apprécie Illia Sarkissiane. Ils continuent à consommer mais réduisent la morbidité liée à la consommation. » « Nous apportons des informations non jugeantes, rappelle Lilian Babé, et adaptées à des usagers de la fête très divers où se mêlent consommateurs, non-consommateurs, expérimentateurs, organisateurs. Nous apportons aussi des conseils pour des orientations vers des structures de soins pour une suite éventuelle ». Il constate : « nous remarquons que les usagers sont plus à l’écoute et plus attentifs à prendre soin d’eux-mêmes et des autres. Nous constatons également une prise de conscience du côté des organisateurs ». Le collectif reçoit de plus en plus de demandes de formation sur la réduction des risques venant d’organisateurs de concerts, de patrons et d’équipes de bars, d’équipes de sécurité. « L’intérêt de tout le monde est que la fête se passe bien ». S’il déplore le manque de reconnaissance de ces interventions, « reléguées au plan des missions non obligatoires des CAARUD 6) » et assurées la plupart du temps par une poignée de bénévoles, le collectif crée un pôle interrégional festif réunissant plusieurs collectifs de la région française Bourgogne – Franche-Comté. Objectifs : améliorer la visibilité, mutualiser les outils pour réduire les coûts, consolider les équipes sur les gros événements, élargir les formations.