janvier 2016
Pierre Chapard (Psychoactif) ; Fabrice Olivet (ASUD) ; Brice Lepoutre (Aiduce) ; Natalie Castetz (journaliste)
Longtemps discrète, la parole des usagers a progressivement émergé et s’est formalisée, au fil des années. Les associations se sont créées, favorisant une nouvelle figure de l’usager, à la fois informé et en capacité d’échanger des savoirs et de faire des choix raisonnés vis-à-vis de sa propre situation. Cette dynamique participative favorise le partage des expériences, la dé-stigmatisation, la sortie de l’isolement, jusqu’à influencer parfois, l’évolution des lois. Cette émergence est née dès les années 1990, de la lutte contre le Sida et de la mobilisation des usagers au sein d’associations dédiées (ASUD) ou plus généralistes (Act Up, AIDES…), ce qui a permis les nombreux changements règlementaires de la réduction des risques. Plus récemment, la parole des usagers a été favorisée par une révolution technologique : Internet. Elle est ainsi est devenue plus visible par le biais des forums et des sites. Pierre Chappard, président de l’association Psychoactif, coordonnateur du Réseau Français de Réduction des Risques, le rappelle : avec le développement de l’interactivité, « Internet est désormais entré dans une phase participative, fondée sur la contribution de tous, et cela gratuitement » 1.
Et pourtant. En matière de drogues, l’information fut « longtemps un monopole exclusivement réservé aux deux ordres privilégiés, les nobles d’épée, c’est-à-dire la police et la justice et le monde de la robe, c’est-à-dire les clercs du médical et du social », raconte Fabrice Olivet, directeur de l’association ASUD (Auto-support des usagers de drogues) 2. Que les personnes présentant des conduites addictives puissent s’exprimer est resté longtemps inimaginable : elles étaient hors-jeu, hors des débats puisqu’elles étaient disqualifiées par leur condition même de « drogués ». « Nul ne se soucie de savoir ce qu’un drogué aurait à dire à d’autres drogués, ou plutôt si, tout le monde en a peur ». D’où la disparition de publications comme le mensuel L’Éléphant Rose ou Fais Nétour, en 1996. D’où surtout les ravages du Sida parmi les toxicomanes. L’absence d’information a, selon Fabrice Olivet, démultiplié l’épidémie : « Le bâillon de la loi qui interdit de s’informer sur les drogues et sur la manière de les consommer fut un allié objectif du virus ».
Le changement est venu de la loi du 4 mars 2002 3, dite « loi Kouchner », relative à la représentation des personnes malades et des usagers du système : « En obtenant l’agrément « représentant de patient », on est inscrit dans l’organigramme officiel des instances habilitées à s’exprimer au nom des usagers, reconnaît Fabrice Olivet. Après association de lutte contre le Sida, nous voilà association de patients. » Puis, c’est le décret du 25 mars 2004 qui a institué le conseil de la vie sociale (CVS), une instance dédiée à la représentation des personnes accueillies dans les établissements médico-sociaux. Résultat, en 2007, l’association ASUD (créée en 1992) est agréée au niveau national pour représenter les usagers dans les instances hospitalières ou de santé publique.
Partager, parler, écouter, s’entraider, tels sont les buts affichés des associations, telles que Narcotiques Anonymes (NA) ou Alcooliques Anonymes (AA), dont Fabrice Olivet rappelle « le rôle curatif joué par l’empathie collective des membres de la communauté ». Avec Internet, c’est un bouleversement dès le début des années 2000. « Une floraison impressionnante de forums Internet fait de la communication entre drogués leur raison d’être », raconte le directeur d’ASUD.
En 2013, Psychoactif, l’ancien forum d’ASUD, a ainsi pris son autonomie, avant de se fonder en véritable association d’auto-support. Naissent également les plates-formes Psychonaut ou Lucid State pour les francophones, et Bluelight ou Drugs-Forum pour les anglophones. Psychoactif propose, outre de nombreux forums, un « psychowiki », qui est « une construction collaborative sur les produits psychoactifs et leurs usages à partir du savoir des consommateurs ». Pierre Chappard le constate, « l’information n’est plus seulement « descendante », allant de sites centraux jusqu’à celui qui cherche des renseignements : chacun peut dorénavant, en temps réel, recevoir et envoyer de l’information ».
D’abord source d’information pour les usagers de drogues, Internet devient alors la « construction de savoirs sur les drogues et leurs usages », partagés par des communautés Internet d’usagers, sur les forums ou les blogs. À la clef, un besoin social de témoigner, de partager, de ne pas être jugé, le besoin de sortir de l’isolement et de la stigmatisation de l’usage en rejoignant la communauté des hommes, de rendre service et de réduire les risques induits par son comportement.
Sur Psychoactif, des animateurs bénévoles qui sont des usagers de drogues, anciens ou actuels, forment une équipe et animent la communauté, chargés de certains domaines selon leur expertise et leur ancienneté sur la plate-forme. Et, selon Pierre Chappard, « des médecins, des pharmaciens, des professionnels de la réduction des risques ou du soin viennent aussi partager leur point de vue, complétant ainsi les témoignages des usagers ».
Les associations d’usagers peuvent aussi prétendre à devenir des porte-paroles politiques dans le contexte de changements législatifs. C’est pour « représenter la voix du consommateur, rétablir la vérité et être un interlocuteur pour les pouvoirs publics » que s’est ainsi créée l’Association indépendante des utilisateurs de la cigarette électronique (Aiduce), en 2013. Il était alors question de médicaliser la cigarette électronique, sur proposition du Parlement européen : « Nous avons voulu que le dispositif, simple alternative au tabac qui permet aux fumeurs de se délivrer d’une habitude nocive, reste disponible dans la catégorie des biens de consommation », explique son fondateur Brice Lepoutre. Jusque-là, cet ancien fumeur animait un forum de discussions, où s’échangeaient des conseils, des informations, des avis de consommateurs « par solidarité, pour s’entraider ». La fréquentation est passée de 3 000 visiteurs par mois à près d’un million aujourd’hui.
À peine créée, l’association s’est fait connaître via des courriers et pétitions, et une émission sur une radio de grande écoute. Résultat, Brice Lepoutre a été invité à participer au rapport rédigé pour le ministère de la santé par le pneumologue Bertrand Dautzenberg, président de l’Office français de prévention du tabagisme (OFT). Celui-ci a finalement changé d’avis, reconnaissant que l’e-cigarette est bien moins dangereuse que le tabac et qu’elle est efficace dans le sevrage tabagique. Depuis, l’association (tous des bénévoles) est invitée à des débats, colloques, conférences et manifestations, édite un journal et des brochures « pour démentir les rumeurs » : plus de 20 000 exemplaires ont déjà été distribués. Il s’agit aussi bien de donner « les bonnes informations » quand le vapotage est menacé par « des lois liberticides » que de permettre aux usagers d’avoir le choix du matériel et de l’utilisation qui lui convient. « Nous sommes pris au sérieux par les instances politiques comme par les professionnels tels que les médecins », apprécie Brice Lepoutre. L’association compte 3 000 adhérents.
Certes, il faut reconnaître que les freins restent importants. Ils peuvent venir des usagers eux-mêmes : « Il n’est pas toujours facile de mobiliser en masse », reconnaît Brice Lepoutre, quand par exemple il s’agit de manifester à Paris dans le contexte de la loi Santé 4. Trois mille adhérents, « c’est peu quand on sait qu’il y a un million de vapoteurs en France ». Il est vrai que s’exprimer via les réseaux sociaux est plus facile, d’autant que ce mode permet l’anonymat et autorise tous les discours, Internet servant souvent de défouloir. Il s’agit aussi de mobiliser et de convaincre de leur légitimité à s’exprimer les personnes isolées, qui se sentent exclues et se replient sur elles-mêmes.
Autre obstacle, le statut de bénévole de nombreux responsables d’associations, qui à l’évidence limite les actions. Et ce, d’autant plus que, contrairement aux « discours convenus sur l’importance de la démocratie sanitaire et de l’implication des usagers au sein des instances de décision, le soutien financier par le biais de l’attribution des fonds publics ne cesse de diminuer », dénonce Fabrice Olivet. Ainsi, la réduction des risques ayant pratiquement éradiqué le Sida au sein des populations d’usagers de drogues, « la menace de la maladie ne constitue plus un élément suffisamment mobilisateur aux yeux des pouvoirs publics ».
Les freins peuvent aussi venir des professionnels eux-mêmes qui pensent être les seuls à détenir connaissances et savoir-faire, et ont du mal parfois à accepter que la parole des usagers vaut autant que la leur.
Cependant, les associations ont un rôle de plus en plus reconnu et tout le monde s’accorde à le constater : ces communautés sont essentielles dans le soin et la réduction des risques.