janvier 2016
Anne Philibert (Institut de recherches sociologiques de l’Université de Genève)
En Espagne, par exemple, une réponse offerte par la société civile par l’intermédiaire des cannabis social clubs (CSC) émerge depuis 1993 à Barcelone, puis s’étend rapidement au Pays Basque, mais aussi à l’Andalousie ou à Madrid. Ces clubs sont des associations sans but lucratif qui mettent en place une production à destination de la consommation des membres uniquement, dont le concept s’est progressivement développé dans d’autres pays d’Europe de manière plus discrète (Belgique notamment, mais aussi Pays-Bas ou France). Pour les membres, ces clubs participent à la réduction des risques et à une dynamique d’empowerment par l’appartenance à un groupe. Pour la communauté, ils permettent une consommation dans un cadre privé, entraînant une diminution de sa vente et de son usage dans les lieux publics – ce qui, en retour, permet une réduction des activités et dépenses sécuritaires. Pour autant, ces « clubs sociaux » ne sont pas l’unique alternative, si l’on regarde les Pays-Bas (qui prévoient la vente et la consommation sur place dans les coffee shops, sans nécessairement exiger d’adhésion), ou encore le Colorado. Ainsi, la remise en question progressive du paradigme prohibitionniste à travers l’émergence d’alternatives variées dans différents contextes nationaux et locaux pose l’enjeu d’une construction en commun de dispositifs alternatifs orientés vers la régulation de l’usage récréatif du cannabis.
Les expériences d’auto-organisation, renouant avec l’idée rousseauiste de la démocratie comme participation des citoyens cherchant à développer leur pouvoir face à l’État, ne sont pas nouvelles dans le domaine des drogues. Dans les années 1980, aux Etats-Unis, tandis que l’épidémie de VIH/Sida bat son plein, des individus atteints par la maladie s’organisent autour des Dallas Buyers Clubs pour trouver des alternatives au seul médicament anti-rétroviral autorisé sur le sol américain à l’époque, l’AZT, considéré comme dangereux et inefficace. Ces clubs permettent aux membres séropositifs de se fournir en médicaments antirétroviraux étrangers, obtenus illégalement en provenance du Mexique ou du Japon 1. Ils interviennent dans un contexte où l’État se montre incapable de proposer des solutions, et revendiquent le droit de choisir eux-mêmes leur médication.
L’analyse des mobilisations des usagers de substances psychoactives illicites montre qu’il existe une solidarité immédiate dans la subculture des usagers 2, renforcée d’une part par l’apparition du VIH/Sida, mais aussi par leur stigmatisation en tant que criminels et/ou malades 3. Dans la veine du Dallas Buyers Club, un San Francisco Cannabis Buyers Club est créé en 1990, avant le passage de la Proposition 215 (1996), autorisant en Californie l’usage de cannabis médical. Il est là aussi créé par un petit groupe d’activistes pour venir en aide aux personnes touchées par le VIH/Sida. En Europe, le renforcement des législations relatives aux drogues depuis les années 1970 ont eu pour conséquence de dégrader les conditions de vie des consommateurs 4. La visibilité publique du problème à travers les scènes ouvertes de consommation d’héroïne, en parallèle avec l’organisation progressive des usagers contestant la prohibition qui ne fait qu’augmenter les comportements à risque, aboutit au développement de groupes d’auto-support au niveau local, mais aussi de politiques de réduction des risques dans les législations nationales 5.
Dans chacun des cas cités, c’est bien le déni de reconnaissance du style de vie des usagers qui conduit ceux-ci à se mobiliser, la traduction publique de cet engagement prenant alors la forme d’action collective 6. Comme le montre Mark Hunyadi, ces revendications émergent dans un contexte à la fois objectif, « qu’il soit matériel, culturel, ou moral », mais « configurées de l’autre part par la subjectivité de celles et ceux qui en sont porteurs » 7. Ces groupes se mobilisent pour faire valoir non seulement leur intégrité physique, qui est mise en danger par l’autorité de l’État, mais aussi leur intégrité morale et juridique 8.
S’il est vrai que les lois et la régulation des comportements contribuent au maintien et à la reproduction de l’ordre social qui fait société, néanmoins, cet ordre social est pour partie basé sur des configurations de micro-organisations, où les individus en dessinent les contours à l’intérieur d’un groupe désigné 9. Ces alternatives proposées par les usagers viennent rééquilibrer des rapports de force entre la société civile qui s’organise et l’État qui décide. En effet, quand le cadre politique et économique le permet, des dynamiques d’expérimentation et de discussion se mettent en place en vue de répondre à des défis nouveaux, autour de processus de coopération et de communication 10.
L’auto-organisation est ainsi basée sur des interactions à ce niveau micro, qui sont au centre de la société en mouvement. La lecture de Goffman et Garfinkel montre qu’à partir du moment où les choses ne semblent plus aller de soi pour des individus en collectivité, qu’elles ne sont plus perçues comme désirables et respectables, elles sont transgressées. Ce « trouble » ressenti en cas de rupture du cadre (par exemple l’interdiction par la FDA 11, l’agence américaine qui s’occupe des médicaments, de l’accès à des antirétroviraux par ailleurs autorisés dans d’autres pays ; ou encore le renforcement de la répression policière qui pousse des usagers de drogues à prendre plus de risques) incite les individus à discuter des normes tenues pour acquises 12. De nombreuses formes d’organisations participent à la construction d’un nouvel ordre social selon une logique bottom-up 13. Parallèlement, dans un objectif de stabilisation de la société, les gouvernements tentent d’établir un ordre social dans une logique top-down 14, sur le principe de la surveillance et d’institutions puissantes telles que la police. Mais cette approche est destinée à échouer si elle est appliquée de manière rigide, en raison de son faible degré de prise en compte des complexités 15.
Ces formes de mobilisation des consommateurs, qui s’organisent pour réinterpréter les normes en vigueur, contribuent à créer les conditions propices pour que les institutions légitimes participent à la réduction des asymétries sociales qu’elles génèrent et reproduisent. L’émergence des CSC en Espagne a prouvé, à travers sa rapide expansion, le succès de sa formule, dans la mesure où un nombre croissant de consommateurs choisissent délibérément d’adhérer au modèle plutôt que d’alimenter le marché noir. Ceux-ci y trouvent un groupe d’affiliation, un accès aux traitements facilité par la coopération avec certains services de soins, un fonctionnement démocratique, un apprentissage par les pairs (et donc une réduction des risques) 16, un accès à des produits de qualité connue, ou encore l’assistance en termes de problèmes juridiques liés à la consommation. Ainsi, le modèle des cannabis clubs fournit un terreau solide pour contribuer à une approche de santé publique basée sur la prévention et l’éducation pour les consommateurs. Depuis 2014, ce modèle d’auto-organisation par les consommateurs a d’ailleurs su convaincre les autorités uruguayennes, qui incluent les associations d’usagers parmi les trois options proposées pour réguler l’accès au cannabis.
Néanmoins, en l’absence de règles plus strictement implantées, la littérature montre que certains clubs ne résistent pas à la force des logiques du marché, et que l’auto-régulation est une conjoncture instable. Paradoxalement, tandis que les CSC furent créés pour éviter aux consommateurs de se tourner vers le marché noir, les interventions policières qui menèrent à la fermeture de certains clubs ont poussé les membres à se re-diriger vers le marché noir. Le manque de régulation vient contredire ainsi le but premier recherché par ses membres. Par ailleurs, certains clubs sont accusés de ne pas respecter les bonnes pratiques (notamment en ce qui concerne le fait de ne pas poursuivre de but lucratif, ou encore en termes de qualité des produits ou de relation avec le marché noir), puisqu’il n’existe pas de réglementation uniforme et contrôlée 17.
L’exemple des Pays-Bas illustre le problème sous un autre aspect : même s’il incombe de la responsabilité des gérants du coffee shop de veiller à ce que les consommateurs aient une consommation raisonnée (à l’intérieur des coffee shops notamment, de la même manière qu’un patron de bar), il leur est de plus en plus difficile d’assurer cette responsabilité face à l’afflux de clientèle 18. Ceci, en raison de la fermeture progressive des coffee shops à Amsterdam, qui, loin d’avoir diminué le nombre de consommateurs, n’a fait que déplacer ceux-ci dans un nombre plus réduits de lieux, qui souffrent aujourd’hui d’une sur-affluence. Ces derniers, qui sont avant tout inscrits dans une logique commerciale, ne se voient pas refuser la clientèle, mais déplorent la baisse de qualité de service au détriment des consommateurs.
Face aux défis, les logiques d’auto-organisation sont fragiles et nécessitent de se réfléchir en permanence. Comme le souligne la responsable d’une association d’auto-support rencontrée à Amsterdam 19, même si l’approche compréhensive de la réduction des risques est structurellement intégrée dans les politiques des drogues néerlandaises, elle est surtout connectée aux groupes d’usagers qui s’en emparent. Ainsi, elle a été jusqu’à présent fortement incarnée parmi les usagers d’héroïne et de crack, mais peine à se réinventer face à l’arrivée de nouveaux types d’usages, notamment celui de GHB. Malgré des problématiques de dépendance et de marginalisation égales à celles rencontrées parmi les anciens groupes d’usagers d’héroïnes et crack, la réduction des risques en tant qu’état d’esprit et approche semble disparaître parmi ces nouveaux groupes. Cela pose la question de l’évolution et du renouvellement de ces approches. Le VIH/Sida, autrefois vecteur principal de l’organisation entre les individus, ne représente plus la même menace parmi les nouveaux groupes d’usagers. Ceci doit nous interroger non seulement sur les conditions de mobilisation des individus, mais aussi sur la transmission d’une mémoire collective.