décembre 2024
1 Selon l’Office fédéral de la statistique (OFS), plus de 9’000 personnes, à 90% des hommes, débutent une incarcération chaque année dans notre pays. Si la personne détenue est de nationalité suisse ou résidente de ce pays, qu’elle bénéficie d’une couverture LaMal, si la prison ou le canton sont assez grands pour disposer d’un service de médecine pénitentiaire, si la personne en charge de ce service et celle qui dirige la prison s’engagent pour la santé des personnes incarcérées, alors il y a une chance pour que l’accès aux soins se rapproche de celui auquel on peut prétendre dans notre pays. À l’inverse, si la personne détenue est sans autorisation de séjour et n’a pas d’assurance maladie, si elle est incarcéré·e dans une petite prison ou un canton qui n’a pas de service de santé carcéral digne de ce nom, et si le directeur et le personnel pénitentiaire ont d’autres priorités que la santé des détenu·e·s, il n’y a guère de chance que le principe d’équivalence dans l’accès aux soins, pourtant promu par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et par l’Union européenne, ne s’applique.
Ce constat n’est ni neuf ni étonnant. Il reflète la situation disparate du monde carcéral mais aussi l’attention et les ressources limitées que nous lui accordons. « L’ombre du monde », comme l’appelle Didier Fassin (voir éditions Seuil, 2017), entretient pourtant des liens étroits avec la problématique des addictions. On enferme celles et ceux qui ont fait du trafic de stupéfiants, y inclus si c’était pour financer leur propre usage, mais aussi des personnes dont la consommation de substances a pu être associée à divers délits ou à des dénonciations répétées.
À l’intérieur des murs carcéraux, même si cela est interdit, on consomme et on vend des substances psychoactives qui parfois permettent de mieux supporter la privation de liberté. On peut aussi avoir accès à une prise en charge et à des ressources en prison, ou à travers une mesure alternative à l’incarcération, qui permettent de s’occuper d’une addiction ou d’autres problèmes que l’on peinait à adresser auparavant. À l’inverse, si on a besoin d’accéder immédiatement à des mesures de réduction des risques, pourtant prévues
par la loi, il faudra avoir de la chance et être placé dans l’un des quelques établissements carcéraux qui les proposent.
Ces liens entre la problématique des addictions et l’univers carcéral font l’objet de ce numéro de Dépendances. Comme on le verra, ils sont complexes et souvent ambigus. Punition et rémission, rigidité et opportunité, abstinence et consommation, aider et laisser faire, violence et liberté, ne sont jamais loin l’un de l’autre. On sort de la lecture des articles réunis ici en se disant que l’on devrait certainement renoncer à certaines incarcérations, mais aussi en se demandant comment on pourrait augmenter les opportunités de rétablissement et de réintégration pour les personnes qui vivent une addiction et qui ont été privées de liberté. Des pistes sont prévues dans notre code pénal mais, comme on le verra, elles se heurtent régulièrement à des conceptions idéologiques datées ou aux stigmas, mais aussi à un manque de ressources. Il y a
donc encore à faire pour que la condition carcérale ne soit plus « l’ombre » mais une partie visible, reconnue, juste et utile du monde dans lequel nous vivons.
Un mot encore pour remercier chaleureusement Valentine Schmidhauser, qui a activement contribué au travail de rédaction de la revue Dépendances pendant deux ans, et pour souhaiter la bienvenue à Jonathan Chavanne qui a accepté de reprendre sa place.
Frank Zobel