décembre 2019
Nicolas Bourguignon (Communauté thérapeutique du Fleuve) ; Hélène Beaunieux (Université de Caen Normandie) ; Natalie Castetz (Journaliste)
Paris, la Maison des associations, un mercredi de mi-septembre 2019. Autour de la table sont réunies une dizaine de personnes : Hélène Beaunieux, professeur en neuropsychologie et enseignant-chercheur 1 et Simon Deniel, doctorant en neuropsychologie, tous deux de l’Université de Caen Normandie, ainsi que les représentants de la Fédération Addiction et de trois communautés thérapeutiques (CT) – Aubervilliers (Seine-Saint-Denis), Barsac (Gironde) et Le Cateau Cambrésis (Nord)-. À l’ordre du jour : le lancement du projet de recherche « NeuroAddiCT ».
Co-construit par des scientifiques avec les professionnels de l’addiction, ce projet de recherche a deux vocations : réaliser un état des lieux des troubles neuropsychologiques des résidents/patients des CT et tester l’efficacité de l’introduction de dispositifs de remédiation des troubles repérés.
Depuis 2007, à Caen, Hélène Beaunieux étudie avec ses collègues les perturbations des fonctions mentales supérieures, telles que la mémoire, les capacités de raisonnement, le langage ou l’attention, dues à l’exposition chronique du cerveau à l’alcool. Des recherches qui s’appuient notamment sur les techniques de la neuro-imagerie permettant d’observer la structure et le fonctionnement du cerveau. Aujourd’hui, explique Hélène Beaunieux, « la littérature scientifique est consensuelle sur la présence d’atteintes cérébrales et neuropsychologiques spécifiques chez les patients concernés par un trouble de l’usage d’alcool ou de drogue ».
Les déficits neuropsychologiques liés à l’atteinte des circuits cérébraux fonctionnels et qui concernent plus de la moitié des patients alcoolo-dépendants sont bien définis : le dysfonctionnement exécutif, avec la difficulté à s’adapter à la nouveauté et à inhiber les automatismes comportementaux ; la difficulté à maintenir et manipuler les informations en mémoire de travail comme à encoder et récupérer les évènements personnellement vécus en mémoire épisodique ; les déficits des capacités visuo-spatiales, avec une difficulté d’appréhension de l’espace. S’y ajoutent des désordres émotionnels et de cognition sociale. Or, rappelle Hélène Beaunieux, « il a été démontré que la présence de ces troubles entrave la motivation à changer de comportement vis-à-vis de l’alcool, réduit le bénéfice de l’éducation thérapeutique et compromet la capacité des patients à réduire ou stopper leur consommation d’alcool ».
Ces travaux de recherche ayant montré l’impact des atteintes cérébrales et des troubles neuropsychologiques sur l’efficacité de la prise en charge clinique en addictologie, « les cliniciens nous ont rapidement demandé comment faire alors pour identifier les patients porteurs de ces troubles, raconte Hélène Beaunieux. C’est ainsi que nous est venue l’idée de concevoir l’outil de dépistage BEARNI 2. Et l’accueil des professionnels a été très bon car nous n’avons jamais eu la prétention de remettre en cause leur pratique, mais plutôt de l’optimiser s’ils le souhaitaient. Avec BEARNI, notre but est d’apporter un outil supplémentaire, en cas de besoin. Toutes les approches sont compatibles : l’accompagnement d’un résident en cherchant à comprendre pourquoi il en est arrivé là est tout aussi important que d’évaluer les conséquences de son addiction sur son cerveau ».
Du côté des communautés thérapeutiques, qui accueillent en France des consommateurs dépendants souhaitant s’engager dans une démarche de soins de leur addiction pour une durée de prise en charge pouvant aller jusqu’à un voire deux ans, le déclic est né suite à deux interventions d’Hélène Beaunieux : en 2015, lors des Journées nationales de la Fédération Addiction, puis en 2017, lors de la Journée des communautés thérapeutiques.
« Cette approche très éloignée de notre culture nous a tous fait réfléchir », reconnaît Nicolas Bourguignon. Le directeur de la communauté thérapeutique du Fleuve, à Barsac (Gironde) et référent sur la question du « soin résidentiel » des CT pour la Fédération Addiction le concède : si le champ de l’addiction fait déjà appel à des équipes pluridisciplinaires, « la neuropsychologie me renvoyait plutôt à tout ce qui était sanitaire, hospitalier, loin de la culture et de la pratique du secteur médico-social ».
Une vingtaine de salariés des communautés thérapeutiques se sont portés volontaires pour suivre, en 2018, la formation organisée par la Fédération Addiction et animée par Hélène Beaunieux. Au programme : des notions de base en neuropsychologie ; les atteintes cérébrales structurales et fonctionnelles induites par l’exposition chronique du cerveau à l’alcool ; les facteurs aggravants et les formes neurologiques sévères ; les conséquences des troubles neuropsychologiques sur la prise en charge et l’impact sur la motivation et sur le parcours de soins.
Les techniques de remédiation cognitive ont été aussi évoquées, destinées à permettre la récupération des troubles neuropsychologiques et donc de bénéficier davantage de la prise en charge addictologique, et ainsi de réduire le risque de rechute. Et, bien sûr, la formation a présenté l’outil BEARNI. « Nous avons voulu concevoir un outil de dépistage des troubles cognitifs des patients avec troubles de l’usage de l‘alcool qui puisse être utilisé par des personnes qui ne soient pas des spécialistes ni des neuropsychologues », souligne Hélène Beaunieux. Le test consiste en une évaluation rapide portant sur la mémoire, les fonctions exécutives, les capacités visuo-spatiales ou encore l’équilibre. Il est rapide, durant entre 20 et 30 minutes et nécessite seulement un chronomètre et un crayon.
À la communauté thérapeutique du Fleuve de Barsac, dont deux éducateurs ont suivi la formation, le test BEARNI est désormais utilisé. Son directeur le reconnaît : « Le fait que des patients aient des troubles cognitifs n’était jusque-là pas forcément évident et cela nous a permis de vérifier nos intuitions. Nous avions à l’esprit que ces troubles étaient liés à la consommation elle-même plutôt qu’à des lésions liées à la consommation. »
Stéphane Lozé, directeur de la CT Sauvegarde du Nord, au Cateau Cambrésis, apprécie : « Pour l’équipe pluridisciplinaire qui s’engage dans le projet NeuroAddict, cette approche va nous permettre de nous enrichir et de nous approprier un axe complémentaire au projet de service. De plus, la remédiation cognitive viendra améliorer, par sa méthode, la qualité de l’accompagnement du quotidien déjà proposé par l’équipe aux personnes accueillies. » Autre constat, « nous avons aussi pu mettre des mots sur ce que nous faisions déjà au quotidien ». Un programme de formation à l’outil BEARNI est en cours, destiné à la dizaine d’éducateurs, psychologues et infirmiers de l’équipe.
Tous le reconnaissent : l’utilisation de l’outil de dépistage a entraîné « un changement de regard dans notre pratique professionnelle, note Nicolas Bourguignon. Nous avions auparavant une approche comportementaliste, attribuant les problèmes par exemple à un manque de motivation et d’envie réelle de s’engager et de s’impliquer dans les programmes thérapeutiques, à des limites cognitives, à des troubles psychologiques ou bien encore à l’addiction elle-même ». Les troubles semblaient auparavant factuels. « Désormais, précise Guylène Barbarreau, éducatrice spécialisée à Barsac, nous pouvons identifier ces difficultés et cela nous pousse à moduler nos exigences et à adapter notre accompagnement. Nous gagnons en respect et en valorisation de la personne, comprenant pour certains qu’ils n’ont pas les ressources cognitives pour assimiler nos demandes. Alors, nous proposons des activités plus faciles pour eux, qui ne les mettent pas en situation d’échec. »
Et du côté des résidents, « tous ceux à qui un éducateur a proposé le test ont accepté, la relation de confiance étant bien établie, souligne Nicolas Bourguignon. Ils comprenaient qu’ils avaient des difficultés notamment quand on faisait le lien avec certains incidents du quotidien. Et en voyant les résultats du test, le patient accepte mieux les stratégies que l’on met en place ».
Prochaine étape, « NeuroAddiCT ». À l’origine de ce projet mené par l’Université de Caen Normandie, le souhait de la Fédération Addiction : pouvoir aller plus loin que l’utilisation de l’outil de dépistage, en évaluant l’efficacité de l’introduction de la prise en charge neuropsychologique des résidents des communautés thérapeutiques. Si elle est démontrée, il est prévu de la déployer à l’ensemble des communautés thérapeutiques sur le territoire national.
Le projet se déroulera sur trois ans, aux côtés de trois communautés thérapeutiques, avec un premier axe : réaliser avec les CT un état des lieux de ces troubles neuropsychologiques, en s’appuyant notamment sur l’outil BEARNI (primé en 2017 par la Fondation de France). Deuxième axe : tester l’efficacité de l’introduction de dispositifs de remédiation cognitive, avec des ateliers et des exercices adaptés destinés à favoriser la récupération des déficits objectivés.
L’efficacité de la remédiation neuropsychologique sera mesurée sur des indicateurs qualifiant le devenir des résidents après leur sortie de la communauté thérapeutique, tels que leur réinsertion sociale et professionnelle et leur devenir addictologique.
La Région Normandie s’est engagée à financer la thèse du neuropsychologue Simon Deniel. Reste à trouver d’autres financements et, pour les participants, à assurer la qualité des données recueillies ainsi que leur valorisation.