décembre 2019
Jean-Michel Delile (Fédération Addiction) ; Michel Le Moal (neuropsychiatre)
Jean-Michel Delile : Bonjour Michel, quand on parle de « pathologies comportementales et sociales » ou d’addictions, la question des origines semble cruciale : certains y voient un processus génético-moléculaire, d’autres un phénomène complexe, multi-causal. Comment poser la question ?
Michel Le Moal : Dans les sciences de la vie et de la santé, et plus particulièrement dans le domaine des neurosciences cliniques, la recherche des causes est essentielle. Le pourquoi et le comment du basculement de la physiologie vers la pathologie, du normal vers le pathologique, la pathogenèse, sont la base de la recherche médicale et de la découverte rationnelle d’un médicament adéquat. Les niveaux d’approche ont une importance fondamentale. Il est admis que le système nerveux s’aborde par la génétique moléculaire, ou au niveau des cellules et des relations intercellulaires, ou au niveau des fonctions et, enfin, en considérant les manifestations plus globales relevant de la psychologie et des sciences du comportement.
Les neurosciences fondamentales et cliniques contemporaines sont régies par des dogmes fondateurs : tout ce que le cerveau fait est explicable à partir du fonctionnement de ses composants de base (neurones). Complémentairement, à tout événement mental correspond un événement cérébral qui lui est causal : la connaissance du cérébral permet la connaissance du mental. Toutefois, le réductionnisme et le physicalisme ne sont pas les seuls paradigmes possibles. L’être vivant n’existe que par ses interactions avec les environnements qui le façonnent dès la conception et qui seront ultérieurement créés ou choisis en fonction d’un patrimoine génétique hérité de l’évolution.
L’environnement humain, subi ou créé par l’espèce, engendre des pathologies, témoins des limites adaptatives. Cette perspective, paradoxalement, est rarement considérée en médecine.
Jean-Michel Delile : Les causes environnementales ne sont pas virtuelles, elles agissent elles aussi au plan biologique. Mais sur un autre plan, c’est ce que tu appelles la question des causes distales et des causes proximales en biologie des comportements ?
Michel Le Moal : C’est cela, oui. Dans un article fondamental et majeur, référence toujours actuelle pour une réflexion sur la causalité, Ernst Mayr (1961) rappelait que la biologie n’est en rien une science uniforme et unifiée. Il faut distinguer une biologie dite fonctionnelle d’une biologie dite évolutionniste. Par exemple, le fonctionnement d’une cellule peut être ramené aux mouvements de molécules en fonction de lois précises et en raison de stimulations spécifiques, mais toute cellule vivante est également porteuse des expériences diverses acquises au cours des millions d’années d’expériences léguées par ses ancêtres. La première biologie, fonctionnelle, s’emploie à isoler les composants d’un individu, d’un organe, d’une cellule, par l’intermédiaire d’expériences contrôlées éliminant toute variation et par des méthodes rigoureuses de nature réductionniste relevant de la physique et de la chimie, puis à en démontrer les fonctions. De fait, la question posée est de savoir « comment » des causes proximales gouvernent les réponses de l’individu (ou de la cellule) à des sollicitations immédiates de l’environnement. La biologie évolutionniste considère que tout est lié au temps et à l’espace, cherche les raisons des diversités, les voies des adaptations possibles. Elle tente de répondre au « pourquoi », de connaître les causes ultimes, lointaines, distales, responsables de l’évolution et des variations du code ADN dont chaque individu est doté.
Le développement ordonné, de l’œuf à l’adulte, correspond à la mise en place d’un but – finalité causale – préconçu dans le passé. La sélection naturelle a fait de son mieux pour favoriser la production des codes garantissant la production de compétences, ou programmes, finalisant la meilleure adaptation possible. Les causes finales (téléologiques) correspondent à deux ensembles de phénomènes très différents. En premier lieu, il faut considérer la production et l’amélioration, au cours de l’histoire, des espèces des remodelages du code génétique et, conséquemment, du processus développemental et d’une activité comportementale ayant une finalité contrôlée par un programme. En second lieu, il y a le test de ces programmes et leur décodage au cours de la vie d’un individu et, en conséquence, l’amélioration permanente, régulière, constante, stable du code, à savoir l’adaptation évolutionniste contrôlée par la sélection naturelle.
Jean-Michel Delile : Oui, le comportement lui-aussi est un produit de l’évolution…
Michel Le Moal : « Comportement », « se comporter » : peu de vocables sont devenus aussi ubiquitaires au point d’en perdre un sens précis. Du point de vue de l’éthologie, de la psychologie scientifique et évolutionniste et de l’anthropologie, le « comportement » englobe les compétences universelles, prototypiques, héritées de l’évolution, partagée par tous les primates et de nombreux vertébrés et correspondant à des causes lointaines de nature phylogénétique. La manière de conduire un comportement – conduite – relève de causes proximales pour un individu qui exprime à un moment donné ses capacités adaptatives en raison des nécessités. Au pourquoi du comportement, répondent les nécessités de survie de l’individu et de l’espèce, causes distales, lointaines. Au comment des conduites, répondent les nécessités proximales à un moment donné. Quelques-uns des prototypes comportementaux hérités de l’évolution (recherche de nourriture, relations interindividuelles et sociales, reproduction, sélection et préparation du gîte, etc.) sont inscrits dans le patrimoine génétique. En complément de ces prototypes partagés avec les mammifères et les vertébrés supérieurs, il existe des programmes fonctionnels tels que l’empathie, l’attachement, la coopération, la tromperie, l’agressivité, etc…, d’une importance décisive pour la survie.
Peu après la publication d’Ernst Mayr, Nikolaas Tinbergen posait lui aussi la question du « pourquoi » des comportements (1963). Il proposait quatre grandes causes, de la plus lointaine (phylogenèse) à la plus proximale dans la vie quotidienne. Ici encore, la causalité se dilue et devient de plus en plus contingente lorsque l’on passe d’un niveau à un autre.
Jean-Michel Delile : Comment expliquer dès lors l’explosion, ces dernières décennies, des pathologies comportementales en Occident, dans le proximal ? Quand les modifications environnementales sont devenues trop rapides pour nos capacités adaptatives ?
Michel Le Moal : Ce phénomène a provoqué une réflexion approfondie venue des pays anglo-saxons afin de cerner le pourquoi – les causes – de ces désadaptations. Ces recherches sur les comportements individuels et sociaux, productions les plus intégrées de l’organisme, ont culminé avec l’éthologie – science des comportements des espèces dans leur milieu naturel – et le prix Nobel décerné en 1973 (K. von Frisch, K. Lorenz, N. Tinbergen). Mais la primauté donnée à partir de cette époque à la biologie moléculaire, en particulier en France, a orienté la recherche en neurosciences dans une direction opposée, réductionniste.
Jean-Michel Delile : Le comportement est un résultat de l’interaction entre gène et environnement, mais les modifications environnementales peuvent déborder nos capacités homéostasiques, c’est cela ?
Michel Le Moal : Cette relation complexe doit être précisée (Dunbar, 1988). Différentes sortes de comportements jouent des rôles sélectifs dans l’évolution. Par exemple, les comportements destinés à la communication seront plus stéréotypés ; ils ne peuvent être source de méprises – un comportement de cour par exemple -, et leur programme génétique sera dit « clos », fermé et résistant à tout événement survenant au cours de la vie. D’autres comportements – choix de nourriture ou d’habitat par exemple – auront plus de flexibilité afin d’incorporer une nouvelle expérience : le programme sera dit plus « ouvert » vers une adaptation adéquate. Il est admis que des pressions sélectives provoquant des changements comportementaux peuvent conduire à des changements phénotypiques facilitant l’accoutumance à de nouvelles situations écologiques et nécessités adaptatives. Le comportement est le pacemaker des changements évolutifs. Les gènes ne « déterminent » pas le comportement, en termes de causalité, du moins pas plus qu’un ordinateur, en raison des puces qu’il contient, « détermine » la production de ses programmes. La biologie, les constructions physiologiques guidées par les gènes, sont du côté des nécessités ; l’environnement, en raison de la complexité des cerveaux acquise par l’évolution, est du côté des possibles.
Il existe cependant une frontière lorsque les situations environnementales sont telles qu’une flexibilité relative n’est plus possible et qu’elles placent l’organisme au-delà des capacités de l’homéostasie. Si le stress perdure, surviennent les désadaptations physiques et psychiques, puis les syndromes pathologiques. Les espèces sont devenues sociales afin de résoudre certains problèmes psychobiologiques avec plus d’efficacité. Les vertébrés, les mammifères et les humains construisent et choisissent en relation avec des a priori génétiques et biologiques, dont les capacités d’apprendre.
La maladie et la mort témoignent des limites de l’adaptation lorsqu’elles sont poussées aux extrêmes. Lorsque l’environnement social n’évite plus d’avoir faim, d’avoir froid, d’être physiquement atteint, ne permet pas de se reproduire, il met en cause l’équilibre psychique et physique (Compton et Shim 2015, Marmot et Wilkinson 2006).
Jean-Michel Delile : De ce point de vue, peux-tu avancer que les « maladies comportementales et sociales » seraient une singularité contemporaine ?
Michel Le Moal : Oui, dans leur prévalence actuelle et, en tout cas, il est possible d’avancer qu’un environnement social peut être pathogène. La psychiatrie moléculaire est devenue le programme explicite des maladies mentales et comportementales (vaste domaine de la médecine), réaffirmé à maintes reprises depuis la « décennie du cerveau » des années 1990 née aux USA, confirmant le primat de la génétique moléculaire pour la recherche des causes. De fait, de nombreux variants génétiques ont été découverts, qui peuvent avoir un rôle pathogénique, très souvent communs à plusieurs conditions psychopathologiques. Toutefois, il apparait que les variations révélées par dizaines ont un rôle étiologique faible, à quelques exceptions près, et n’ont pas pu démontrer que les syndromes étudiés étaient biologiquement cohérents (Kendler, 2013). En conclusion, « l’ambiance gène » a imposé, pour l’essentiel, une orientation de recherche à l’exception de nombreuses autres et qui s’est révélé être pour une bonne part une véritable impasse.
Les sciences médicales sont fortement influencées par le concept de la maladie transmissible qui implique l’apparition en masse d’une condition pathologique donnée reposant sur la probabilité d’un agent pathogène – bactérien, viral – se transmettant d’un individu à un autre. Les maladies dites « non transmissibles » touchent également un grand nombre d’individus : le cancer, l’obésité, les lombalgies, les dépressions, les addictions par exemple. Le suicide est un acte individuel mais le taux de suicides est une propriété du groupe social étudié et il en est de même pour la violence et ses conséquences, manifestations dont la fréquence s’accroît. La transformation des sociétés humaines depuis la révolution néolithique s’est accélérée ces derniers siècles et plus encore ces dernières décennies. Et ce, en raison des développements technologiques, des évolutions des situations politiques, de la propriété, des idéologies hiérarchisantes, de l’avènement des classes sociales et de la domination des élites. Ces facteurs socio-économiques ont entraîné de grandes inégalités dans le bien-être et la santé des individus. Nos sociétés contemporaines au sein desquelles les normes de vie avaient atteint de hauts niveaux au cours du précédent siècle ont, ces dernières décennies, mis en cause d’une manière massive les équilibres fonctionnels fondamentaux qui permettaient une certaine stabilité biologique et adaptative pour le grand nombre. Dans les pays anglo-saxons où inéquités et inégalités ont le plus progressé, une grande quantité de travaux scientifiques (Atkinson 2015) ont mis en évidence la nature des nouvelles normes sociales contraignantes (le terme « social » inclut les interactions entre sujets et des sujets avec leur environnement). Des contraintes de long terme – stress chroniques – concernant les choix comportementaux induisent des conditions physiologiques et psychologiques nocives qui mettent en péril la santé physique et mentale des citoyens. Il a été montré que la bonne santé des individus est devenue un marqueur essentiel d’une société harmonieuse, équitable, égalitaire et inversement (Hanson et al. 2013, Marmot, 2015, Tricomi et al, 2010). Les déterminants sociaux pathogènes « passent sous la peau ».
Jean-Michel Delile : De ce point de vue, peux-tu avancer que les « maladies comportementales et sociales » seraient une singularité contemporaine ?
Michel Le Moal : Cette évolution lente, profonde et dramatique dans ses conséquences en pathologie humaine a été identifiée au cours des dernières décennies. Dès les premières lignes de son célèbre ouvrage consacré à la perte des capacités d’autorégulation comme marqueur de la société américaine, Roy Baumeister(1994) écrivait : « La faillite des capacités d’autorégulation est la pathologie sociale majeure des temps présents. L’Amérique se trouve assaillie de toutes parts par des problèmes sociaux et de profonds malaises, reflets du dysfonctionnement des structures sociales ayant des racines économiques et sociobiologiques. Ils se manifestent par les difficultés qu’ont les individus à se contrôler, mais aussi à se rendre responsables de leur existence et à devenir autonomes. Partout dans le pays, des gens se sentent misérables parce qu’ils ne peuvent contrôler leur argent, leur poids, leur consommation de tabac ou d’alcool, leurs émotions, leurs hostilités variées, leurs impulsions diverses et plus encore… »
De même, le psychiatre et généticien Michael Rutter notait en 1999 (Rutter, 1999) : « Durant le demi-siècle qui suivit la deuxième guerre mondiale, il a été observé une augmentation importante du taux des conduites antisociales, des troubles dépressifs, de l’usage de drogue et d’alcool et cela chez les adolescents et jeunes adultes.
Quelle que soit l’importance de la génétique en relation avec les différences interindividuelles, il est tout à fait invraisemblable qu’une dérive génétique ait pu apparaître si rapidement et soit la cause de l’augmentation des troubles psychopathologiques chez les jeunes. En clair, des facteurs sociaux sont responsables de ces changements majeurs. » Plus récemment le directeur général de la Santé des USA, Richard Carmona, concluait ainsi son rapport annuel (2003) : « Cette augmentation régulière et incontrôlable des pathologiques comportementales et sociales est devenue intolérable au regard des souffrances causées aux familles, aux enfants et aux adolescents et plus généralement aux communautés. Ces pathologies représentent une charge considérable qui met en péril le futur de notre système de santé et au-delà, le futur de notre société. »
Jean-Michel Delile : Cette évolution ne peut que mettre en difficultés les approches médicales traditionnelles.
Michel Le Moal : Désormais, l’humain est confronté à des conditions pathologiques dites « comportementales et sociales ». La question qui hante la médecine, à savoir quand une maladie commence, se déporte désormais de l’individu à l’échelle historique du groupe social. Les affections, de formes très diverses, longtemps nommées « fonctionnelles » faute d’y attribuer des étiologies spécifiques sont souvent caractérisées dans la littérature scientifique comme « endémiques » voire « épidémiques » en raison de leur lente et incontrôlable propagation. La liste est longue, quoique fluctuante, de ces pathologies chroniques constituant désormais une large part de l’activité du médecin : un traitement sera prescrit (avec une efficacité très limitée) pour chacune d’entre elles, en raison des bases physiopathologiques (pathogéniques) par lesquelles elles s’expriment. Les causes apparaissent indéterminées pour la plupart des praticiens ; elles sortent des cadres habituels d’un enseignement qui serait basé sur le triptyque classique, étiologie (cause), pathogenèse (physiopathologie) et traitement.
À l’issue d’une consultation de quinze minutes, le médecin traite le contexte proximal, la prescription concerne un organe, ou une partie d’un organe, en raison de la fragmentation de la médecine. De fait, ces syndromes révèlent les inadaptations de l’individu et de son héritage phylogénétique à un contexte social auquel il ne peut faire face. Le cerveau humain n’a pas été construit au cours de l’évolution pour se conformer aux conditions de vie délétères de notre modernité. L’adaptation de l’homme et des autres espèces animales se réalise par des capacités qui sous-tendent les relations interpersonnelles et prosociales, les coopérations entre individus, les liens émotionnels et empathiques, le sens de la réciprocité, de l’équité, etc… (Decety, 2014). Les pathologies comportementales et sociales font apparaître des causalités d’un ordre différent et obligent à un changement de paradigme, de représentation des normes. Ce nouveau modèle de pensée est le thème du dernier ouvrage de Michael Marmot (2015). L’auteur résume le dilemme dès la première ligne : « What good does is do to treat people and send them back to the conditions that made them sick ? » 1
Jean-Michel Delile : Mais si l’on aborde la question des déterminants sociaux de la santé, les causes des causes, ne peut-on envisager d’enrichir l’approche médicale individuelle des patients d’une action plus globale prenant en compte leur équilibre personnel, leur niveau de stress, leur environnement social ?
Michel Le Moal : Bien sûr, c’est pourquoi je soutiens vos actions de prise en charge médico-sociale des addictions et plus largement le projet de la Fédération Addiction. Sinon, le médecin agit comme le pompier : il souhaite « éteindre » les souffrances et les dérèglements identifiés, non qu’il se désintéresse au pourquoi du feu ; les causes possibles sont, le cas échéant, dues à l’environnement social et donc en dehors de ses attributions ou de ses compétences. Plus précisément, sa mission est de soigner l’individu, éventuellement en situation de précarité ou de pauvreté, non d’agir sur la précarité elle-même ni sur le pourquoi de la situation présente. La prescription va traiter la physiopathologie du symptôme, mais elle n’aura aucun effet sur la cause du dérèglement physiopathologique. Il est indiscutable que la génétique contribue à l’acquisition des vulnérabilités individuelles, mais pour de nombreuses pathologies les advertisés sociales et socio-économiques sont les causes déclenchantes réelles, à l’origine des mécanismes créant les maladies (Marmot M. et Wilkinson R.G. (2006).
Ce qui est appelé déterminants « sociaux » de la santé concerne les conditions dans lesquelles les gens naissent, grandissent, travaillent, vieillissent, qu’elles soient positives ou délétères. Les conditions néfastes réfèrent aux adversités, globalement socio-économiques, qui précèdent avec un délai plus ou moins long les troubles physiques ou mentaux, ou qui accroissent la probabilité de leur apparition. Ces adversités, appelées « causes sociales fondamentales » sous-tendent et orientent les facteurs de risques et les vulnérabilités au niveau individuel, puis les pathologies. L’accroissement lent, régulier, décennies après décennies, des « pathologies comportementales et sociales » ne touchent pas les populations dans leur ensemble. Les travaux cités s’accordent sur l’existence d’un gradient concernant l’inéquité dans le domaine de la santé au sein d’un pays donné et entre pays, mais l’absence d’accès aux soins n’est pas plus la cause de la maladie que l’absence d’aspirine n’est la cause des maux de tête.
Jean-Michel Delile : L’iniquité, les inégalités sociales de santé ont donc un impact direct sur notre biologie et notre santé ?
Michel Le Moal : La pauvreté, le désavantage social, l’inégalité, sont autant de toxines qui détruisent la cohésion sociale : plus basse est la position, plus profond est l’isolement. Il en est ainsi des travailleurs pauvres et des individus sans emploi (Barr et al. 2016). Cette situation, que l’on a identifiée à une « mort sociale », affecte la parentalité, l’éducation des enfants mais surtout leurs capacités cognitives, leurs émotions, leur développement global (Hanson et al. 2013) [Figure 1 : substance grise corticale totale mesurée au cours du développement (5 à 37 mois) par IRM en fonction du statut économique et social (SES) familial. La pauvreté réduit le développement cérébral. Reproduit avec autorisation et avec modifications de Hanson et al. 2013, Plos One, 8, e80954]. Des corrélations ont été établies entre le statut économique et social (SES) et le nombre de mots adressés et acquis : dès la venue dans son monde dans les milieux à SES bas, sans contrôle de la vie, le petit enfant est déjà handicapé. Au cœur du processus, il est une réalité largement démontrée, à savoir que les conséquences d’un SES bas sont transmissibles.
Jean-Michel Delile : Cela nous ramène au fondement social de l’individu…
Michel Le Moal : Au début du premier millénaire, Sénèque (4 avant J.C. – 65 après J.C.) écrivait dans l’une de ses lettres au jeune Lucilius consacrée à la détresse de l’individu déclassé (la 87ème) : « … La pauvreté, cela veut dire souffrances et carences physiques et affectives… Vous serez pauvre en fonction de ce que vous n’avez pas… C’est un état et un sentiment de non existence au milieu de ceux qui ont et qui existent… On ne « devient » pauvre que lorsque pauvre, on vit au milieu des riches… » En d’autres termes, la rupture du sujet d’avec son milieu de vie et du monde dont il a une connaissance naturelle (clan, communauté) en raison de sa pauvreté, sa relégation sur les marges où rien ne se fait et ne peut se faire vont à l’encontre de la nature même du vivant partagée avec les animaux et légué par l’évolution (Decety J. (2014). Sénèque définissait déjà avec perspicacité l’être social résultant de dispositions et de manières d’être dont l’acquisition constitue un capital social reflétant son appartenance au groupe. Ce capital est constitué de ressources liées à la possession d’un réseau durable de relations structurantes au sein de clans et communautés, d’inter-(re)-connaissances dont les modalités adaptatives reflètent celles du groupe, des manières de penser, agir, sentir, constitutives de l’individu qui ont été appelées « sens pratique » (Tocqueville) ou « habitus » (Bourdieu). Cette nature intériorisée, sensible et pratique, intelligente, qualitative, est le fondement même des liens (les dimensions physiques, psychiques, sociales, culturelles) et de l’interdépendance avec le milieu humain et la classe sociale auxquels il appartient. Il s’agit d’une dimension naturelle, universelle, phylogénétique, bien étudiée dès les vertébrés et mammifères, avec des modalités d’expression propres au groupe.
Jean-Michel Delile : Que se passe-t-il quand ces programmes biologiques à la base de l’empathie, de la coopération, du sens de l’équité, de la cohésion des groupes et de la construction sociale, nécessaires à la survie de l’individu et de l’espèce sont altérés ou réduits à néant ?
Michel Le Moal : La « mort sociale » de l’individu, et ce qui a été défini (voir plus loin) par humiliation, déresponsabilisation, sont à l’origine d’une « mort biologique ». En son temps, Durkheim écrivait : « Le suicide varie en fonction inverse du degré d’intégration des groupes sociaux dont fait partie l’individu. Quand la société est fortement intégrée, elle tient les individus sous sa dépendance, considère qu’ils sont à son service et, par conséquent, ne leur permet pas de disposer d’eux-mêmes à leur fantaisie » (Durkheim, 2007). Le déséquilibre du lien social ou la désintégration sociale sont pathogènes. La pauvreté, le chômage entraînent une rupture, un rejet, un stigmate, une perte de statut ; ils dépersonnalisent et vident l’individu de ce qui est une raison d’être (Link et Phelan, 2001).
Jean-Michel Delile : Peut-on parler de psychopathologie de l’exclusion ?
Michel Le Moal : Au plan psychopathologique, ont un rôle central la perte de contrôle, de l’autorégulation, de l’existence et l’impossibilité d’en être responsable, ainsi que pour son entourage.
La déresponsabilisation, dans ses trois dimensions – matérielle, psychosociale, politique – empêche l’accès aux nécessités de base et prive d’une place dans la communauté. La perte du sentiment d’équité, de vie digne, d’être un individu agissant et projeté dans l’avenir, débouche sur le mal le plus profond : l’humiliation, la honte, le regard dépréciatif des autres, facteurs d’un stress violent affectant les équilibres physiologiques. Les pauvres ne sont pas les architectes de leur pauvreté. L’injustice sociale tue à grande échelle. Dans de nombreuses villes, en Europe et en Amérique du Nord, il suffit de franchir en quelques minutes les limites de certains quartiers pour passer d’un monde à un autre, divergeant par une espérance de vie de dix voire vingt ans (Marmot, 2015). Les humains (et les primates) acceptent une inégalité justifiée et loyale, mais l’évolution les a également dotés de capacités à créer une sociabilité sur des bases empathiques (Decety, 2014). et à être sensibles à l’arbitraire, la déloyauté, l’inéquité, l’injustice. Pauvreté, rejet, inégalités dans un monde sans équité, perte du contrôle de son existence, réduction de la cohésion sociale, réduction des coopérations et amoindrissement de la connectivité intrasociale, sentiment de non existence, inaccessibilité à l’échelle sociale, humiliation, etc… : autant de facettes d’une détresse qui met en cause les acquis phylogénétiques ayant permis les constructions pro-sociales à la base des coopérations empathiques animales et humaines. Cette détresse entraîne des atteintes graves aux équilibres physiologiques et des symptômes divers physiques et psychiques (Compton et Shim, 2015) Figure 2 : déterminants sociaux de la santé mentale : causes distales, causes proximales (G X E : interactions gène – environnement). Reproduit avec autorisation de Shim R.S., 2015, The social determinants of mental health, American Psychiatric Publishing, Washington DC et London, England]. Les déterminants sociaux de la détresse sont les causes de la cause pour laquelle le médecin rédige l’ordonnance.
Tout ce qui contrariera l’expression des caractéristiques fonctionnelles psychobiologiques qui constituent notre héritage commun, dont le raffinement de plus en plus complexe des conduites parentales et sociales cohésives, agira comme un stresseur et déclenchera des réactions physiopathologiques, de l’anxiété, de la dépression, des troubles cérébraux s’aggravant avec le temps et la durée des contraintes pathogènes (Katsnelson, 2015, Tricomi et al. 2010). En retour, les troubles mentaux, comportementaux, physiques, amoindriront les capacités d’autonomie et d’adaptation. L’anxiété sociale (ou l’évaluation sociale négative) suscite une large littérature scientifique, en particulier dans le contexte du sentiment d’inégalité (Atkinson, 2015). Le sentiment de honte dû au rejet est également très présent chez les animaux ; il provoque la mobilisation de l’axe biologique et hormonal du stress et de la sécrétion de cortisol.
En résumé, la discrimination et l’exclusion sociale, les expériences de vies défavorables dès la petite enfance, une éducation négligée, le chômage, le sous-emploi, l’insécurité au travail, l’inégalité insupportable et discriminatoire des rétributions, la pauvreté, l’isolement et l’absence de voisinage sécurisant, l’insécurité alimentaire, les logements de mauvaise qualité et non sécurisés, l’environnement inquiétant, l’accès inadéquat aux soins médicaux, tous ces facteurs souvent liés sont autant de déterminants sociaux de troubles physiques et mentaux dans la mesure où la santé dite mentale et la santé dite physique sont liées. Lentement, le nombre des sujets atteints s’accroît, inexorablement, selon les critères internationaux qui définissent les seuils de pauvreté ou la qualité de travailleur pauvre.
Jean-Michel Delile : Quelles conclusions ?
Michel Le Moal : Les causes sociales à l’origine des maladies physiques et mentales ont fait l’objet d’une grande quantité de recherches, dans les pays de langue anglaise essentiellement. Ces pathologies sont le reflet de l’état social et politique d’un pays (Ottersen, 2014). L’accroissement régulier du taux de pauvreté et de déclassement dans les pays industriels permet de considérer le développement des pathologies comportementales et sociales sur un mode transgénérationnel et épidémique.
L’approche sociale, bien plus qu’environnementale, est la seule qui aide à comprendre que tout ne se construit que dans le long terme. Ce n’est pas l’environnement en soi, mais nos sociétés qui sont devenues par bien des aspects « souffrantes », injustes et délétères, et ce sont donc elles qui doivent être « traitées ». Bien évidemment, le « social » et le biologique sont inséparablement liés dans leurs interactions. Le social n’a de sens ici que dans la mesure où il « passe sous la peau » dans un contexte bio-psycho-social. Les processus biologiques pathogènes en cause sont désormais étudiés dans le cadre de l’épigénétique. Les interactions entre pathologies dites mentales et pathologies dites physiques sont largement documentées : l’obésité, le diabète, les maladies cardiovasculaires, les troubles respiratoires, les troubles de l’immunité, etc…, d’une part, et les désordres comportementaux, émotionnels, l’anxiété, l’usage de drogues, la violence, la perte des autorégulations, etc…, d’autre part, sont comorbides.
La médication pharmaceutique inscrite sur l’ordonnance, aux effets très limités, ne traitera pas la discrimination sociale, l’humiliation due à la pauvreté, les événements de vie précoces négatifs, l’absence d’éducation, le sous-emploi, le chômage, l’insécurité au travail, l’inégalité des revenus, l’isolement en marge de sa communauté, l’insécurité alimentaire, la mauvaise qualité de l’habitat, l’accès limité (ou impossible) aux soins, la non-maîtrise de l’existence.
Les réponses doivent donc nécessairement être globales, médico-psychosociales et ne pas se limiter à la seule approche médicale. Dans une société de moins en moins ouverte et bloquée, les aléas pathogènes se transmettent de génération en génération ; l’enfant naissant dans les milieux défavorisés est déjà handicapé. La cause des causes a également une cause : elle est politique, ainsi que l’indique clairement le gradient établi entre sociétés nordiques et le reste du monde industriel. Les déterminants sociaux de la santé éclairent sur le statut politique d’une nation, la Cause des causes des causes (Ottersen, 2014).