décembre 2017
Yann Le Bossé (Université de Laval) ; Cécile Bettendorff (Fédération Addiction)
ARP : Quand et pourquoi vous êtes-vous intéressé à la question de l’empowerment ?
Yann Le Bossé : À la fin des années 1980, je me suis interrogé sur un problème récurrent dans les théories classiques en psychologie : alors qu’elles reconnaissent l’influence de la société sur les situations individuelles, elles ne prennent pas en compte ce facteur dans leurs applications pratiques. J’ai donc souhaité développer une démarche qui, à l’inverse, en tienne compte.
J’ai d’abord voulu clarifier la notion d’empowerment : le terme anglais, très utilisé mais dans de multiples sens, veut parfois dire tout et son contraire. Pour moi, le cœur de la notion se situe dans le processus de développement d’un « pouvoir d’agir » qui peut être entendu dans un sens superficiel – quelles actions je peux concrètement réaliser – et dans un sens plus complexe, en définissant de façon très précise les notions de pouvoir et d’action.
ARP : Vous avez développé une approche d’intervention sociale basée sur ce pouvoir d’agir. Pouvez-vous nous décrire les grandes étapes de ce travail ?
Yann Le Bossé : Il y a d’abord eu une recherche théorique, puis la modélisation d’une approche, que nous avons mise à l’épreuve pendant quinze ans auprès d’intervenants travaillant dans des secteurs très différents (du travailleur de rue au médecin en passant par l’agent de probation, le psychothérapeute ou encore l’animateur socio-culturel). Ils nous ont aidés à en faire découler des axes de pratiques. Ce modèle a été diffusé dans de nombreux pays : Belgique, Suisse, France (dont Ile de la Réunion), Canada, Portugal, et récemment en Roumanie. Nous travaillons principalement avec des acteurs de terrain (fédérations, structures rassemblant des intervenants…), pour pouvoir expérimenter au cœur des pratiques professionnelles. Tous les secteurs d’intervention sanitaire et sociale sont potentiellement concernés par cette approche : prévention et promotion de la santé, services sociaux, protection de la jeunesse, développement communautaire, médecine… y compris bien sûr l’addictologie.
Aujourd’hui, il existe un réseau international qui s’est constitué à l’initiative de personnes formées dont certaines sont devenues elles-mêmes formatrices. On travaille actuellement à la mise au point d’un cadre de référence pour évaluer l’efficience des pratiques qui adoptent cette approche.
ARP : Quelles sont les caractéristiques principales de votre approche ?
Yann Le Bossé : Il existe à mon sens deux formes d’expertises : professionnelle et expérientielle. On ne peut imaginer aider une personne si on ne comprend pas la façon dont elle vit son expérience, sinon c’est une intervention unilatérale qui risque d’être inefficace, voire dommageable. De ce point de vue, le travail du professionnel consiste à accompagner la personne en faisant en sorte qu’elle soit actrice de son changement. Le professionnel s’appuie à la fois sur ses compétences et sur la connaissance expérientielle de la personne pour savoir ce qui fonctionnera ou non avec elle.
Cette approche repose sur un cadre d’analyse structuré autour de quatre axes :
1) une analyse interactionniste et stratégique des acteurs en contexte : qui veut changer quoi ? Pour qui et pourquoi ?
2) la prise en compte du point de vue de la personne dans la définition de ce qui fait problème et des solutions potentiellement viables, sous peine de perdre du temps, voire de lui être dommageable ;
3) une intervention enracinée dans « l’ici et maintenant » : l’intervention ne peut se déployer qu’au présent ;
4) la capacité à tirer les enseignements de la situation, pour s’affranchir progressivement de la nécessité d’être accompagné dans ses démarches de changement.
Cette conception de l’intervention laisse toute sa place à la créativité de l’intervenant et à la personnalisation de l’accompagnement.
ARP : Quels sont les points forts de votre approche ?
Yann Le Bossé : La personne accompagnée peut s’attribuer le succès de son changement et se « remettre en mouvement », s’affranchir des obstacles qu’elle rencontre plutôt que de s’y adapter. Elle redevient, avec d’autres ou de manière individuelle, actrice de son devenir. Le changement ainsi opéré est plus viable.
ARP : … Et les points de vigilance ?
Yann Le Bossé : C’est une approche très précise, qui demande une formation très rigoureuse. Les attentes sont fortes vis-à-vis de l’intervenant, car cela l’oblige à quitter une éventuelle posture de sauveur, policier, ou encore militant… Il lui est plutôt proposé de se positionner comme un « passeur », n’ayant d’autre but que de faciliter la traversée d’une période délicate dans un parcours de vie. Ceci, sans forcément avoir à porter un jugement sur le parcours antérieur de la personne accompagnée ni sur ses aspirations.
ARP : Que fait concrètement l’intervenant ?
Yann Le Bossé : L’intervenant est là pour aider à identifier ce qui bloque, ce qui freine l’épanouissement, ce qui pose problème ici et maintenant. Il propose un soutien qui part de ce qu’est la personne, de là où elle se trouve, sans exiger d’objectif ou imposer de cadre. Il cherche avec elle le « pas proximal », c’est-à-dire le plus grand pas possible que la personne puisse faire dans la direction de ce qui est important pour elle, ses proches ou la collectivité à laquelle elle s’identifie.
Un exemple : l’accompagnement d’un homme fumeur de tabac. Celui-ci souhaitait arrêter de consommer car il venait d’avoir un enfant et estimait que cette nouvelle réalité imposait qu’il préserve sa santé. Dans les premiers temps, nous ne lui avons pas demandé d’arrêter de fumer, mais plutôt de continuer à fumer, en observant ses comportements de consommation. Nous avons également passé du temps à mieux cerner la fonction du tabagisme dans son existence quotidienne. La cigarette l’aidait à contrôler son stress, notamment professionnel. En réfléchissant à sa situation, il a choisi de changer d’emploi et a pu, en parallèle, arrêter de fumer rapidement. Lors du sevrage, il avait tous les symptômes physiques du manque, mais comme il était d’accord pour les vivre, il a compensé par de la nicotine en cachet et s’est appuyé sur une motivation claire. La substance est une béquille : on essaie d’accompagner la personne pour qu’elle réussisse à marcher sans.
La clé, c’est donc d’identifier la fonction que joue la consommation, à quelle demande elle répond. Continuer à consommer, mais observer à quels moments on consomme, pourquoi… donc devenir expert de sa propre consommation. En s’observant, on inscrit une distance, un espace cognitif supplémentaire. Une fois qu’une personne a fait ses constatations, elle fait ses choix. Il est possible de s’affranchir seul d’une addiction. Beaucoup de personnes pensent qu’elles ne peuvent pas faire sans, alors qu’elles ont potentiellement du contrôle sur la façon dont elles consomment. Or, se considérer comme passif face à ses consommations, avoir le sentiment de subir l’addiction confinent au sentiment d’impuissance. Au début de notre accompagnement, alors que les personnes arrivent avec une demande d’arrêt, on les place tout de suite en position d’acteur en leur proposant de commencer par observer la mécanique de leur consommation.
Si la personne trouve que la consommation reste utile, elle continuera à consommer, mais choisira consciemment de le faire ou non, au lieu de subir son addiction. Ou bien elle se rendra compte que la consommation n’est pas nécessaire, qu’on peut s’apaiser, trouver du contentement autrement. Tout cela, ce n’est pas un discours, mais le chemin que la personne va faire elle-même. On regarde avec la personne ce qui se passe et on l’aide à arriver à ses propres conclusions, même si on sait souvent où elle va aller. On marche à côté d’elle, pas devant elle, et on ne la pousse pas dans le dos non plus.
L’intervenant ne prend pas la responsabilité du changement, il est co-pilote. C’est un rôle beaucoup plus apaisant, plus confortable, mais aussi plus puissant. On peut être co-pilote de beaucoup de démarches, alors qu’on ne peut en piloter qu’une à la fois. L’intervenant sort par la même occasion de l’impuissance dans laquelle il est placé. Il n’a « rien à vendre » et mesure l’efficacité de son accompagnement au fait que la personne se remette en mouvement. Les intervenants s’épanouissent dans cette approche.
ARP : Comment articulez-vous votre approche avec l’action des groupes d’entraides ?
Yann Le Bossé : Un écueil fréquent des groupes d’entraide réside dans le fait qu’il s’agit souvent de psychologie de groupe. Or la prise de conscience des difficultés que l’on rencontre ne doit pas être uniquement personnelle, il faut qu’elle fasse lien avec les problèmes sociaux qui peuvent influencer la vie de chacun. Le risque, c’est de n’exister au sein du groupe que partiellement, que la globalité de l’individu ne soit pas prise en compte.
Un autre problème est celui de la pénalisation et de l’interdiction. Si le groupe promeut l’idée que l’addiction est une maladie sur laquelle on n’a pas de pouvoir, chacun entretient l’impuissance des autres et tente de la soulager en même temps. Cela risque d’alimenter une dépendance au groupe.
Tout prêt-à-penser est dangereux, qu’il soit proposé dans un groupe d’entraide ou par une institution, car il aliène la personne : elle ne fait pas le cheminement elle-même, elle doit « acheter » des définitions toutes faites, elle est réduite à son symptôme… On lui demande d’avoir une responsabilité dans un changement dont elle n’a pas l’entière maîtrise : on rajoute à son impuissance, on renforce l’idée qu’elle est incapable d’agir. Sous couvert d’aide, on l’abîme. C’est en ce sens que les pratiques sociales traditionnelles peuvent être dommageables pour les personnes accompagnées.
Pour qu’il y ait affranchissement, le groupe doit donc procéder à une prise de conscience collective, sociale et politique 1. Collective, car je me rends compte que d’autres vivent le même problème que moi ; sociale, car je perçois le lien qui existe entre la façon dont la société est organisée et mon problème ; politique, car je prends conscience de la nécessité de changer les choses à un niveau sociétal. C’est au niveau social et politique que le pouvoir d’agir collectif peut être développé.
Je ne pense pas qu’on n’agisse que « par soi-même » : quand on agit, on inclut toujours le collectif, « l’agir ensemble », le « faire ensemble ». Il n’existe pas d’opposition, mais une continuité, entre mon problème et celui du groupe, et pour qu’un groupe fonctionne, les deux doivent être considérés de concert, et articulés. Le piège du militant réside dans le fait de ne voir que l’intérêt collectif, de perdre de vue la façon singulière dont les gens vivent le problème. Dans ce cas, la personne saisit que ce qui la préoccupe n’a de légitimité que si cela fait partie de la problématique que les membres ont en commun. Autrement dit, elle ne peut être accueillie dans sa globalité.
Pourtant, le pouvoir d’agir collectif est très puissant à partir du moment où il ne nie pas la dimension personnelle ! Ce pouvoir est alors démultiplié, dans la mesure où il ne dépossède pas la personne de sa capacité d’initiative.
ARP : Quelles sont vos perspectives de travail ?
Yann Le Bossé : Dans le troisième volume de notre ouvrage « Sortir de l’impuissance », à paraître d’ici deux ou trois ans, nous tentons de reconsidérer la théorie de l’évaluation des pratiques sociales. Actuellement, cette évaluation s’appuie sur des concepts externes aux acteurs et structures agissantes, souvent importés d’autres domaines de connaissance ou d’action. Or les premiers concernés par le changement visé devraient prioritairement être invités à donner une valeur au changement qu’ils vivent. Des exemples récents ont montré qu’un programme pouvait être évalué d’une manière complètement opposée par les pouvoirs publics et les bénéficiaires de l’action.
On peut penser un problème d’une manière irréprochable sur le plan théorique et technique, et oublier de se demander si la réalité correspond à la théorie… D’ailleurs, à la place « d’évaluation », il serait plus juste de parler de « validation », car si on peut attribuer une valeur à un changement de manière unilatérale, on peut plus difficilement en valider la réalité sans consulter les personnes qui sont censées en faire l’expérience…
J’ai également en projet l’écriture d’un petit manuel sur le développement d’un pouvoir d’agir sur ses propres émotions, mais la date de parution n’est pas encore définie !