décembre 2019
Pascale Hensgens (Fédito wallonne)
Pour aborder la question des pratiques intersectorielles sous-jacentes à la mise en œuvre de ce projet-pilote, on ne peut pas faire l’économie d’une description du contexte belge de la prise en charge de la santé en prison. Ce contexte est complexe, à l’image de l’organisation de l’ensemble des politiques menées que l’on compare souvent à une « lasagne institutionnelle ».
En Belgique, à l’heure actuelle, les soins de santé pénitentiaires sont placés sous la tutelle du ministre de la Justice et sont gérés au sein de la DG EPI 1 du Service public fédéral Justice. Il existe une volonté politique de transférer ces compétences du ministre de la Justice au ministre de la Santé publique et des Affaires sociales, afin de répondre aux recommandations de l’OMS. Dans cette optique, les deux ministres fédéraux ont constitué un groupe de pilotage. Ce groupe a demandé au centre fédéral d’expertise des soins de santé (KCE) d’analyser l’actuelle organisation des soins dans les prisons belges et de formuler des propositions de réformes 2. Dans la foulée, des groupes de travail ont été mis en place afin de rédiger une note générale à destination des futurs ministres qui, à l’heure de boucler cet article, ne sont pas encore connus.
En décembre 2017, au sein de trois établissements pénitentiaires de Belgique 3, démarrait un projet-pilote nommé « modèle de prise en charge des personnes en détention présentant des problèmes liés aux drogues ». Le ministère fédéral de la Santé en est l’initiateur et le financeur. Ce projet-pilote « Santé » au sein des trois prisons est géré par l’administration fédérale de la Santé (SPF Santé), accompagné par l’administration fédérale de la Justice (DG EPI du SPF Justice) et mis en œuvre par trois associations régionales 4. Parmi elles, l’une est spécialisée en matière de santé en milieux fermés tandis que deux autres sont spécialisées dans la prise en charge des problématiques d’assuétudes. Les articulations de ce dispositif, secteur santé/secteur justice, niveau fédéral/niveau régional, services publics/ASBL 5, laissent entrevoir la richesse et la complexité des pratiques intersectorielles que les équipes de terrain, chargées de la mise en œuvre du projet, vont avoir à développer…
En attendant, concrètement, dans les prisons belges, les soins médicaux (curatifs) relèvent toujours de la compétence de l’autorité fédérale et du Service des soins de santé prisons (SSSP), créé au sein de la DG-EPI du SPF Justice. Le SSSP ne dispense pas lui-même des soins, mais il est chargé d’organiser et de coordonner les soins de santé dans les centres pénitentiaires. Cette organisation doit respecter différents articles de la Loi de principe de 2005, concernant l’administration pénitentiaire et le statut juridique des détenus, qui érige notamment une série de droits en matière de santé pour les détenus : « Art. 88. Le détenu a droit à des soins de santé qui sont équivalents aux soins dispensés dans la société libre et qui sont adaptés à ses l’être de manière équivalente pendant son parcours de détention. Il est conduit auprès du médecin attaché à la prison le plus rapidement possible après son incarcération, puis chaque fois qu’il le demande. Art. 90. Le détenu a droit aux services de prestataires de soins disposant des qualifications nécessaires pour répondre à ses besoins spécifiques. Art. 93. § 1. Lorsqu’un détenu a besoin d’un examen diagnostique ou d’un traitement spécialisé médicalement recommandé pour lequel la prison n’est pas, ou pas suffisamment, équipée, il est transféré, à la demande du médecin attaché à la prison et, le cas échéant, après que ce dernier se soit concerté avec le médecin librement choisi, au besoin avec encadrement médical, vers une prison spécialisée, un hôpital ou un établissement de soins. Art. 97. § 1. Les soins de santé dans les prisons sont structurés et organisés et intégrés dans l’activité de la prison de telle manière qu’ils puissent être dispensés dans des conditions optimales… ». Toutefois, cette loi de principe n’est encore que partiellement mise en œuvre, et précisément, ces articles relatifs à la santé ne sont pas encore entrés en application.
En ce qui concerne les soins de santé préventifs, la promotion de la santé, la réinsertion socio-professionnelle, l’enseignement, la culture et les sports, ces prestations aux détenus relèvent de la compétence des entités fédérées. Ces activités sont proposées par différents organismes (ASBL 5) reconnus et financés à cet effet. Mais la stabilité du financement de ces initiatives n’est pas toujours assurée.
Parmi les recommandations du centre d’expertise (KCE), on relève : « Les soins de santé pénitentiaires procèdent d’une approche holistique, qui tient compte de toutes les dimensions des problèmes (physique, psychique, social) et englobe à la fois le dépistage, la prévention, le traitement, la continuité des soins et la promotion de la santé ; les soins de santé pénitentiaires s’inscrivent dans une approche « whole prison » où la direction, le personnel de sécurité et les infrastructures sont organisés pour faciliter les soins de santé ; les soins de santé pénitentiaires sont équivalents à ceux dispensés dans le monde extérieur ; un premier entretien médical approfondi a lieu avec chaque détenu à son arrivée à la prison et constitue la base d’un plan de soins individuel… »
C’est dans ce contexte de transfert, et sur la base des recommandations du KCE, qu’en 2017 la ministre fédérale de la Santé, Maggie De Block, décide de mettre en œuvre une expérience pilote à destination des détenus présentant des problèmes liés à l’usage de drogues. Dans sa communication sur son site, elle précise : « La consommation de drogues dans nos prisons est problématique, aussi bien pour les détenus que pour le personnel pénitentiaire. Afin d’améliorer cette situation, nous souhaitons que les détenus avec une problématique de drogues reçoivent des soins sur mesure. »
Dans la suite de cet article, nous évoquerons deux mises en œuvre du projet-pilote : l’une menée à la prison de Lantin (par l’équipe Macadam – ASBL Fédito wallonne) et l’autre menée dans le complexe pénitentiaire bruxellois (par l’équipe Drugs Lab – ASBL I Care).
Une étude menée par des chercheurs de l’Université de U-Gent et de l’Institut national de criminalistique et de criminologie (INCC) a démarré en avril 2019 et devrait produire des recommandations en juin 2020 : les constats que nous mettons en évidence dans cet article relèvent donc, à ce jour d’un processus d’auto-évaluation.
L’articulation des différents acteurs « responsables » de ce projet-pilote est, au niveau de l’intersectorialité, un défi en soi. La ministre de la Santé finance le projet-pilote qui est mis en œuvre par son administration Santé. L’administration de la Justice est associée à différentes étapes du projet mais, en tant que coordinateur local externe nous ne connaissons pas la manière dont cette association s’est construite. De leur côté, les directions des prisons concernées ont été conviées à participer à l’élaboration des objectifs du projet au sein de leur établissement. Enfin, les coordinations locales qui mènent les actions dans les établissements et gèrent l’équipe psycho-médicale sont des ASBL spécialisées en assuétudes, financées pour l’occasion par arrêtés royaux. Secteur Santé, secteur Justice, personnel d’administrations, personnel salarié par des associations subventionnées… : tous se retrouvent régulièrement au sein d’un comité de pilotage qui est amené à évaluer dans chaque prison la progression du projet-pilote et de ses objectifs.
Si le cadre général des objectifs a rapidement fait l’objet d’un consensus partagé par l’ensemble des acteurs de la Santé et de la Justice, le temps nécessaire à la concertation pour la mise en œuvre des moyens et des méthodes dans chaque établissement a manqué. D’un côté, les directions des prisons, administratives et médicales, et de l’autre, les équipes externes, coordinatrices du projet, ont donc été amenées à collaborer de facto. C’est ainsi, par exemple, que pour le projet Macadam, il a semblé pertinent à la Fédito wallonne d’associer la direction administrative et médicale de la prison de Lantin au recrutement des personnes qui allaient composer la nouvelle équipe. De plus, l’équipe Macadam veille particulièrement à assurer une concertation avec les services internes concernés dans l’évolution du projet sur le terrain (ainsi, l’accord de l’infirmière en chef pour l’occupation des locaux de la polyclinique). Du côté de Drugs Lab à Bruxelles, l’équipe a initié une réunion de concertation regroupant deux professionnels de santé de la prison et deux services spécialisés en matière d’assuétudes, déjà actifs dans l’établissement. Autour de la table, se retrouvent des professionnels dépendant de la justice, d’autres mandatés par le niveau fédéral (Santé publique) et des services régionaux bruxellois. Ainsi, s’il s’agit de discuter de la clinique et d’améliorer l’orientation des personnes détenues, cet espace de concertation donne l’opportunité de réfléchir à la question des collaborations et du secret professionnel, partagé ou non.
Infirmiers, psychologues et médecin des équipes Macadam et Drugs Lab sont plongés, depuis plus d’un an et demi, dans l’organisation des soins de santé en prison, assurés par des infirmiers, des médecins généralistes et spécialistes, des médecins addictologues, des psychologues avec un statut et une hiérarchie « justice ». Mais le travail de l’ensemble de ce personnel « santé » en prison, qu’il soit sous l’égide de la Santé ou de la Justice, est intrinsèquement dépendant de l’organisation de la vie des détenus. Celle-ci comprend entre autres les règles liées au système carcéral, les déplacements de détenus assurés par le personnel de surveillance et la complexité de l’infrastructure.
Des pratiques intersectorielles, voire transdisciplinaires, s’imposent de fait pour les équipes Macadam et Drugs Lab. La perspective intersectorielle est la garantie de la viabilité même du projet. Et cela, à plusieurs niveaux, car il s’agit de prendre en compte les différentes réalités du travail des acteurs impliqués dans l’organisation des soins en prison : les uns sont au service d’un cadre sécuritaire et les autres au service de l’aide et du soin dans un cadre sécuritaire. Par ailleurs, la posture de travail du personnel psycho-médical attaché à la justice est différente de celle des équipes « santé » Macadam et Drugs Lab. Là où sécurité et soins semblent s’opposer, il existe pourtant des interstices au sein même de la prison qu’une équipe externe « santé » peut mettre en évidence et consolider.
Dans les deux prisons, pour s’essayer à l’intersectorialité nécessaire au projet-pilote, les deux équipes ont d’abord dû prendre le temps de comprendre le fonctionnement de ce monde fermé dans lequel elles arrivaient. Ses codes, ses habitudes, ses représentations… Elles n’ont pu ensuite pratiquement compter que sur d’une part, l’implication personnelle de certains membres hiérarchiques du personnel (direction et médical) et, d’autre part, sur l’entretien de bonnes relations interpersonnelles et informelles (agents de surveillance et services psycho-sociaux internes). Ce n’est pas une surprise, la plupart des intervenants externes travaillant en prison le disent depuis longtemps. Dans un article qu’il rédige pour la revue MursMurs 6, Philippe Landenne souligne : « Le « Care » persiste malgré tout ! Il force le passage. Il s’introduit tant bien que mal dans les brèches de l’Institution Carcérale. Souvent, il faut l’apprécier, c’est la complicité précieuse et discrète de certains membres du personnel pénitentiaire (des directeurs et des agents motivés, eux-mêmes en résistance face à la rigidité froide et inhumaine de l’Institution Totale qui les emploie) qui permet de promouvoir des initiatives de soin et d’attention inespérées derrière les murs… »
Et c’est ainsi que dans cette « intersectorialité non définie », des pratiques font évoluer un cadre qui semblait à priori verrouillé. À Lantin par exemple, l’anamnèse d’entrée des détenus a été modifiée avec le soutien et l’accord de l’infirmière en chef, une co-consultation avec les médecins addictologues et l’infirmière du projet a pu être initiée, une place régulière pour les psychologues du projet a été dégagée au sein de la polyclinique. À Bruxelles, des carnets de liaison ont été mis en place permettant aux infirmiers de l’établissement de relayer des situations problématiques en matière de consommation de drogues. D’autre part, sous l’impulsion du médecin généraliste du projet pilote, la réunion occasionnelle entre médecins généralistes de l’établissement a été intensifiée, la réunion mensuelle favorisant un partage d’expériences et de réflexion sur la prise en charge du public cible.
Dans un modèle à venir, cette étape de la collaboration « intersectorielle » interne à chaque prison s’avère cruciale à développer. Il s’agit d’un processus de co-construction qui exige des méthodes, avec des lieux de formalisation et d’évaluation. Cela implique que l’ensemble des acteurs-partenaires (santé / justice / médical / social / thérapeutique / surveillance et personnel sous statuts différents travaillant à l’amélioration de la santé des détenus dans un même établissement) doivent pouvoir inclure cet objectif dans leurs missions et leur temps de travail.
Ce travail collaboratif mérite une profonde réflexion à chaque étape. Il est primordial de tenir compte des mandats de chacun et du contexte général. Par exemple, une infirmière n’est pas une infirmière car son cadre de travail, sa mission ne sont pas les mêmes si elle est engagée par l’administration Justice ou par une association financée par la Santé publique. Dès lors, il y aussi dans ce contexte un risque à travailler la collaboration intersectorielle au quotidien : celui de baisser son seuil de vigilance et de partager toute information « entre collègues ». Il est en effet indispensable de mettre le patient-détenu au centre des préoccupations, en se demandant si notre intervention profite au patient lui-même ou au cadre de sécurité qu’impose la Justice. Des projets-pilotes comme Drugs Lab et Macadam mettent en lumière toute la complexité de la mise en œuvre de pratiques intersectorielles.