décembre 2019
Mathieu De Backer (Santé mentale & exclusion sociale, SMES)
Confrontés à un public présentant des problématiques multiples, des intervenants psycho-médico-sociaux bruxellois ont souhaité se rassembler, il y a 25 ans, pour s’enrichir de leurs pratiques respectives et construire des réponses adaptées à des situations complexes. Depuis lors, ils ont pratiqué l’intersectorialité à (presque) toutes les sauces.
Comme dans la plupart des grandes villes, on retrouve à Bruxelles de nombreuses problématiques socio-sanitaires. Ainsi, la capitale belge (1,2 million d’habitants) compte plus de 43 000 ménages sur les listes d’attente pour un logement social auquel la moitié de ses habitants pourraient accéder : 30% de la population se situe sous le seuil de pauvreté et 40% présente un risque de pauvreté ou d’exclusion sociale.
Le nombre de demandes de traitement lié à l’usage de drogues a augmenté de 5 à 10% de 2014 à 2017 ; un quart des ménages reporte des soins pour des raisons financières et près de 4200 personnes sans-abri, sans logement ou en logement inadéquat ont été recensées en 2018 1.
Ces chiffres, bien connus des acteurs socio-sanitaires bruxellois, sont pourtant loin de refléter la réalité. Ils occultent en effet toute une série d’« oubliés des statistiques » : les personnes inscrites au registre de la population mais dans aucune base de données de la Sécurité sociale, les personnes sans résidence légale, etc. Tout un public invisible, et pourtant susceptible d’être en situation d’une plus grande vulnérabilité encore.
Le Conseil bruxellois de coordination sociopolitique, qui rassemble 165 organisations des secteurs du social et de la santé, publie tous les cinq ans un rapport intersectoriel des services dits « ambulatoires », qui regroupent une dizaine d’agréments différents : services actifs en matière de toxicomanie, plannings familiaux, services de santé mentale, services d’aide à domicile, services de médiation de dettes…
La dernière édition, parue en septembre 2018, pointait qu’une série de dynamiques renforcait les processus de déstabilisation et d’exclusion des publics pour lesquels nous sommes amenés à travailler : difficulté d’accès au logement décent, rigidification des règles administratives, dissolution des solidarités informelles et des liens familiaux… Au-delà des questions d’ordre médical, c’est sur de multiples aspects sociaux (déterminants pour la santé) qu’il s’agit donc d’intervenir. Avant de mettre en place un accompagnement psychologique, c’est à l’altération des conditions de vie qui participent d’une bonne santé mentale qu’il faut remédier. […] Ce véritable « entortillement » de problèmes qui se renforcent les uns les autres a des conséquences multiples, tant en matière d’adéquation du recours (l’usager n’est pas toujours au bon endroit, le service doit s’occuper de questions qu’il ne maîtrise pas), qu’en durée de prise en charge (les demandes s’accumulent sans fin, les prises en charge deviennent interminables), ou encore en matière d’usage approprié des compétences : l’imbrication entre des problématiques sociales et de santé obligent beaucoup de services à faire « un peu de tout » ou à répondre à des besoins de première nécessité. » 2
Du côté des populations concernées, cet enchevêtrement des problématiques entraîne souvent une difficulté d’accès aux droits, voire un non-recours à ceux-ci 3, dû entre autres aux barrières sectorielles, comme en témoignent de nombreux travaux de recherche. Ainsi, l’étude « Parcours.Bruxelles 4 », parue en 2019 et qui analyse l’organisation du système de la santé mentale à Bruxelles le souligne : « Les usagers présentant les problématiques les plus complexes et les situations sociales les plus vulnérables font d’autant plus l’expérience d’exclusion ou de discontinuités importantes dans leurs parcours de soins. […] Les observations relatives à l’exclusion des publics les plus vulnérables sont étayées par les propos recueillis lors des rencontres avec les professionnels. Ceux-ci décrivent des difficultés importantes pour réorienter les publics complexes au sein du système de soins, en particulier vers les SSM 5) et les services résidentiels de type IHP 6) et MSP 7). Ces services observent des critères et des procédures d’admission. Or, les situations, les parcours et les temporalités des usagers ne s’accommodent pas toujours de ces critères. […] De manière générale, cette recherche a également permis de mettre en évidence l’impact de cultures professionnelles sur l’accès aux soins. Les cultures professionnelles tantôt sous-tendent des conceptions différentes de la psychiatrie et de la santé mentale, tantôt justifient des habitudes de travail avec certains publics, définis en termes de diagnostic mais également de statut socioéconomique. Dans les deux cas, différentes cultures donnent lieu à des réponses professionnelles différentes dans des situations similaires. Cette situation justifie le recours, par certains professionnels, à des pratiques informelles consistant à négocier l’accès à certains services par le biais de stratégies diverses. Les réseaux de connaissances existant parmi les professionnels faciliteraient en outre l’admission des publics complexes dans ces services. Pour toutes ces raisons, cette recherche a décrit l’accès aux soins de santé mentale comme difficile, aléatoire et négocié. »
Ces seuils d’accès seront d’autant plus importants que le bénéficiaire présente une multiplicité de problèmes. Ainsi, la faible connaissance des travailleurs psycho-médico-sociaux sur les questions de consommation les amène souvent à réorienter vers d’autres structures le public, qui se retrouve alors ballotté d’un service à l’autre.
Ces constats ne sont pourtant pas neufs : observer que le cumul des problématiques rend complexe l’intervention psycho-médico-sociale, a précisément entraîné la fondation du SMES, en 1993. Le souhait de ses initiateurs était clair : co-construire des solutions intersectorielles pour améliorer l’accès à l’aide et aux soins des plus fragiles.
Cette volonté de dépasser les obstacles a donné naissance à un réseau rassemblant aujourd’hui des institutions actives dans les secteurs de la pauvreté et de la santé mentale, mais aussi de la toxicomanie, du logement, et de la santé au sens large.
Dès sa naissance, le SMES a mis en place un dispositif qui perdure encore aujourd’hui : des intervisions intersectorielles et interinstitutionnelles. Ces groupes pluridisciplinaires rassemblent une dizaine de travailleurs issus des différents secteurs qui se réunissent une demi-journée par mois. Chaque séance se déroule en deux temps. Tout d’abord, une présentation de l’institution accueillante : chaque membre du groupe, à tour de rôle, reçoit les autres dans son service et le présente, ce qui améliore la connaissance mutuelle de l’offre socio-sanitaire à Bruxelles. Ensuite, le groupe, co-animé par deux intervenants issus des champs du social et de la santé mentale, aborde des questions vécues par les participants qui relèvent de l’intersection des problématiques, telles que la gestion des limites professionnelles avec les profils borderline, les conflits entre cadres institutionnels et besoins du public, ou encore la rechute et le sentiment d’impuissance vis-à-vis des personnes en situation de fragilité psychique. Il s’agit donc d’un processus de co-construction d’une pratique entre professionnels : chaque participant est invité à présenter, durant l’année, une situation vécue dans son univers professionnel, présentation à la suite de laquelle chacun est invité à réagir, afin d’alimenter la réflexion sur la prise en charge des situations complexes. C’est aussi parfois l’occasion de faire évoluer les représentations des intervenants psycho-médico-sociaux, tant sur le public qu’ils accueillent que sur les pratiques des autres travailleurs et/ou institutions de première ligne.
Au fil du temps, ces intervisions ont fait émerger des questions communes aux différents secteurs, qui ont été traitées dans d’autres dispositifs, tel que les « tables d’échanges » : ces espaces de réflexion réunissent usagers, travailleurs de première ligne, directions d’institutions et décideurs politiques autour de questions communes (la prise en charge des personnes en séjour irrégulier, les situations de violence, l’augmentation des conditions d’accès à l’aide et aux soins, la saturation des services…). Ces tables d’échanges peuvent prendre différentes formes, comme à l’occasion du 25ème anniversaire du SMES : a été organisé un théâtre législatif, forme de théâtre forum visant à permettre aux populations fragilisées d’interpeller les représentants politiques sur leur situation, dans une dynamique d’empowerment.
Au cours de ses 25 ans d’existence, le SMES a également donné naissance à d’autres outils intersectoriels. L’un d’eux est une équipe mobile pluridisciplinaire d’appui aux intervenants de première ligne, SMES Support. Car les intervenants psycho-médico-sociaux se retrouvent fréquemment démunis ou découragés face aux situations complexes, pour toute une série de raisons : le manque de formation des travailleurs, l’inadaptation des cadres institutionnels au cumul des problématiques du public, ce qui a pour effet d’élever les seuils d’accès ou encore les non-demandes et non-recours de la part du public.
Pour faire face à ces difficultés, l’équipe du SMES a construit une méthodologie d’intervention qui s’appuie sur la demande des travailleurs et qui promeut la rencontre des intervenants et des usagers, là où ils se trouvent, pour construire ensemble des réponses, en garantissant à l’usager un statut de partenaire. Outre cette activité d’interventions autour de situations individuelles, SMES Support propose également des formations et des supervisions, à partir des besoins et des points d’impasses des travailleurs qui en font la demande. Il s’agit de sensibiliser et de former les intervenants et les institutions aux spécificités de la prise en charge du public cible – fort vulnérable – pour éviter que ces personnes ne se retrouvent « ballottées » d’une institution à l’autre, qu’elles renoncent à solliciter toute forme d’aide ou qu’elles soient exclues des services d’aide ou de soins.
Par ailleurs, faisant le constat que l’accès au logement était particulièrement ardu pour le public cumulant les problématiques de vie dans la rue, d’assuétudes et de santé mentale, le SMES s’est tourné dès 2011 vers le modèle Housing First 8 : il a commandité une recherche visant à identifier les besoins auxquels une implémentation bruxelloise pourrait répondre et les conditions de sa mise en œuvre 9. Un groupe de réflexion intersectoriel s’est ensuite mis au travail pour en affiner les contours et chercher des premiers financements. Ces acteurs dépassaient les champs de la santé mentale et de l’exclusion sociale pour travailler de concert avec les champs de la toxicomanie et du logement. En 2013, un projet-pilote était mis en place. Six ans plus tard, SMES Housing First a relogé 51 personnes.
Durant plus de deux décennies d’existence, le SMES a donc pu expérimenter que l’intersectorialité pouvait se matérialiser sous bien des formes. Cet appel à changer d’approche ne peut se résumer à la seule mise sur pied de services intégrés (qui peuvent évidemment avoir leur pertinence). Il s’agit aussi, voire avant tout, de faire se rencontrer et dialoguer les acteurs (travailleurs de terrain et directions d’institutions, mais aussi bénéficiaires, décideurs politiques et citoyens), de faire tomber des préjugés, d’améliorer la connaissance des réalités des uns et des autres, d’offrir des repères et d’outiller les intervenants sur des problématiques qui ne relèvent pas a priori de leur champ d’intervention, d’élaborer un plaidoyer politique à partir des besoins du terrain… Et surtout, d’oser, de tester, de sortir des sentiers battus et de sa zone de confort : recourir à la pair-aidance, pratiquer l’outreach 10, accompagner les bénéficiaires de son institution vers les autres services… Au-delà de son impérieuse nécessité pour améliorer la prise en charge du public, l’intersectorialité se révèle aussi particulièrement enrichissante pour les acteurs de terrain.