décembre 2019
Olivier Simon (Université de Lausanne)
Le traitement des troubles liés à l’usage d’opioïdes par la prescription au long terme d’un médicament agoniste opioïde (ci-après « traitement agoniste opioïde », ou TAO) représente un cas très singulier. Identifiée en tant que traitement de référence dès la fin du XIXème siècle, cette pratique fut interdite dans les années 1920, dans le cadre des législations prohibitionnistes. Les conséquences sanitaires furent dramatiques, accompagnées de la mise au banc des professionnels et d’une véritable censure des connaissances médicales 1.
S’en est suivie une longue traversée du désert avec une pratique tacite de quelques professionnels engagés, à l’instar de l’avortement ou de l’euthanasie passive. L’approche fut en quelque sorte « redécouverte » à la fin des années 60, avec la méthadone. L’approche n’en demeurera pas moins fortement stigmatisée (« deal en blouse blanche »). À la fin des années 80, la crise du Sida et les politiques de réduction des dommages met un terme à cet ostracisme. La méthadone, puis la buprénorphine seront alors étudiées à l’aune des méthodes de recherche en santé publique, puis finalement de la recherche clinique, au point d’intégrer en 2006 la liste modèle des médicaments essentiels de l’OMS 2.
Sur le terrain, l’extrême disparité des pratiques reflète cette histoire tourmentée. Plus que tout autre domaine des conduites addictives, le traitement du syndrome de dépendance aux opioïdes cumule tensions et contradictions, au risque que les autorités concernées travaillent les unes contre les autres, rendant par-là impossible la collaboration harmonieuse des professionnels de terrain 3. Survenue dans un contexte très défavorable à l’accès aux soins en général, et aux TAOs en particulier, la crise nord-américaine des opioïdes jette une lumière particulièrement crue sur l’ampleur de l’enjeu 4.
Pour guider les pays dans cette nécessaire modernisation des conditions cadres des TAOs, le Groupe Pompidou a constitué un comité d’experts de la santé et du droit pour expliciter ce que devraient être les conditions cadres du traitement des troubles liés à l’usage d’opioïdes 5). Sur la base des travaux du Comité, le Groupe Pompidou a publié l’an passé un rapport intitulé « Traitements agonistes opioïdes : principes directeurs pour les législations et réglementations », disponible dans différentes langues sur le site web du Conseil de l’Europe, notamment en français. Le présent article se propose de résumer les principales conclusions de ce rapport, au croisement des savoirs, sur le plan scientifique et technique (interdisciplinarité et interprofessionnalité) mais aussi sur le plan des savoirs expérientiels et politiques (implication des usagers et de la communauté, agentivité).
Il existe un corpus scientifique robuste en matière d’efficacité clinique des TAOs de première intention, comme la méthadone et la buprénorphine. Pour les cas qui ne répondent pas à la méthadone ni à la buprénorphine, plusieurs essais cliniques randomisés ont aussi montré l’efficacité du traitement avec prescription de diacétylmorphine (héroïne pharmaceutique). Mais si l’efficacité clinique ne fait plus aucun doute, le domaine de l’organisation des services et du système de traitement demeure quant à lui très peu étudié. Pour cette raison, le comité d’expert du Groupe Pompidou a travaillé au moyen de l’approche dite « Delphi ». Cette méthode vise à recueillir et à élaborer l’avis d’un panel d’experts indépendants 6. Elle permet de structurer les discussions par le biais d’un questionnaire soumis à de multiples reprises au groupe, le plus souvent de manière anonymisée, jusqu’à l’obtention d’un consensus.
62 principes directeurs ont ainsi été identifiés, puis ont fait l’objet d’une consultation publique parmi les réseaux professionnels des pays participants 7. La structure de ces principes directeurs a été organisée en cinq parties : définitions/objectifs, droit d’accès aux médicaments et à l’accompagnement psycho-social lié, rôle des professionnels, rôle des autorités, et finalement coordination nationale et collaboration internationale.
La partie relative au rôle des professionnels souligne l’importance de la formation dans les différentes filières : l’efficience et l’efficacité des services dépendent de la disponibilité d’un personnel compétent, au clair sur les différents rôles sollicités. À leur tour, cette compétence dépend de robustes connaissances et compétences de base, mais aussi de savoir-faire et de savoir-être acquis par compagnonnage sur le terrain : la qualité de l’approche clinique et la collégialité entre les différentes professions et fonctions mobilisées en découlent, car le cercle des personnes concernées est très large. La plupart des personnes présentant un syndrome de dépendance aux opioïdes entrent en contact, souvent d’abord avec des professionnels ponctuellement concernés : services sociaux, services médicaux d’urgence, médecins de premiers recours, mais aussi avec les ambulanciers, personnels techniques divers, personnels des administrations judiciaires ou civiles, personnels de sécurité.
La partie abordant le rôle des autorités pointe donc l’importance de l’interdisciplinarité dans le soutien à la formation, mais aussi dans le cadre de la promotion de la recherche et de l’innovation. Ainsi, l’État devrait encourager une perspective globale sur l’ensemble des conduites addictives, tout en veillant à ce que le cadre législatif ne comporte aucune disposition restreignant l’initiation ou la réalisation de projets.
Enfin, l’interdisciplinarité est au cœur des principes liés à la coordination nationale et à la collaboration internationale. Afin de coordonner et de suivre la mise en œuvre des TAOs, l’État doit prévoir l’existence d’une instance nationale consultative : elle devrait être composée de représentants des professionnels et des personnes concernées, ainsi que de représentants des différents domaines impliqués, étatiques, paraétatiques ou privés. Devraient figurer notamment au sein de cette instance des représentants en charge de l’homologation des médicaments, du remboursement des soins, de la supervision des professions socio-sanitaires, des politiques publiques, des producteurs de médicaments et des autorités de surveillance des assurances sociales.
À partir de ces « Principes directeurs », le groupe d’experts s’est attaché à identifier quatre recommandations stratégiques reproduites ci-après :
Recommandation n°1 : Prescription et remise sans régime d’autorisation préalable
Les mécanismes du droit du médicament, en matière d’autorisation et de supervision du marché, offrent la marge de manœuvre nécessaire pour garantir la sécurité des prescriptions et leur conformité aux conventions internationales sur les substances placées sous contrôle. À l’inverse, les régimes d’autorisation préalable représentent avant tout l’héritage d’une époque révolue où les TAOs relevaient de prescriptions « off-label » et étaient compris davantage comme mesures de réduction des risques que comme traitements médicamenteux à part entière. C’est pourquoi ces régimes aujourd’hui dépassés doivent être supprimés. Un régime déclaratif a posteriori est suffisant pour éviter les doubles prescriptions et garantir la récolte de données épidémiologiques.
Recommandation n°2 : Suppression effective des barrières financières
Même dans les pays présentant des taux de couverture élevés, il subsiste des populations particulièrement vulnérables et difficiles à atteindre. Leur non-accès effectif aux soins est à la fois un défi éthique et un risque pour la santé publique. Et ce, d’autant plus que, sur le plan économique, la mise à disposition des TAOs conduit à une baisse avérée des coûts sociaux directs, indirects et intangibles, baisse excédant largement le coût global des traitements. Un mécanisme de prise en charge financière renforcée se justifie donc pleinement pour encourager l’accès au traitement chez ces personnes.
Recommandation n°3 : Coordination et suivi par une instance nationale consultative
Chaque État est invité à créer ou aménager une instance nationale consultative, le cas échéant en adaptant le cahier des charges d’une instance préexistante. Une telle instance permet de soutenir dans la durée l’évaluation de la réglementation, tout en identifiant les difficultés résiduelles nécessitant la poursuite ou la réinstauration de mesures spéciales ciblées et strictement nécessaires. Son indépendance et sa transparence doivent être garanties, notamment dans sa composition, son budget, son agenda. Ses travaux doivent faire l’objet de rapports publics.
Recommandation n°4 : Terminologie neutre, précise et respectueuse des personnes
Le domaine des dépendances emploie de nombreux termes ambigus mais pourtant couramment utilisés par les professionnels, les administrations et les institutions internationales. L’abandon prôné ici du qualificatif de « traitement de substitution » au profit de la notion de « traitement agoniste opioïde » est à cet égard emblématique. De manière plus générale, il est utile d’identifier les termes qui nuisent à la bonne compréhension, entretiennent le stigma et alimentent aussi les clivages entre les professionnels. Les terminologies utilisées dans les documents institutionnels et réglementaires devraient faire l’objet de révisions périodiques, afin de vérifier qu’elles demeurent correctes, précises et respectueuses.
Les TAOs illustrent le lien étroit entre interdisciplinarité, citoyenneté, droits humains et droit fondamental à l’accès aux soins. Il faut souligner que l’horizon proposé par le Groupe Pompidou représente un état souhaité ; les chemins pour l’atteindre dépendent bien évidemment des contextes nationaux et d’un agenda politique. Plus largement, la francophonie représente un terreau fertile. La réflexion et l’échange au sujet du langage sont en particulier une formidable opportunité de dialogue au sein de nos réseaux interprofessionnels. Enfin, pour que l’interdisciplinarité soit crédible, elle doit être incarnée. Pour cela, l’enseignement et la formation ne suffisent pas : une responsabilité d’exemplarité engage au quotidien nos associations et nos réseaux.