août 2001
Pierre-André Michaud (Unité multidisciplinaire de santé des adolescents et IUMSP) ; Karen Klaue (Groupe de recherche sur la santé des adolescents)
Un premier malentendu pourrait s’installer autour du concept même de dépendance: d’une part, certaines conduites sont largement médiatisées, alors que d’autres, comme l’abus d’alcool ou les troubles de la conduite alimentaire sont plus volontiers passées sous silence.
D’autre part, beaucoup de personnes encore dans le public ont tendance à confondre l’usage et l’abus de substance; la majorité des adolescents font un usage récréatif et occasionnel de psychotropes qui s’inscrit dans des conduites exploratoires propres à cette période de la vie et seule une minorité, toutes substances confondues, en font un usage problématique, un usage associé à des problèmes de santé, des échecs scolaires et professionnels ou encore des dettes et de la délinquance. Finalement, une plus petite minorité encore deviennent dépendants.
Philippe Jeammet et Daniel Marcelli ont montré que les conduites de dépendances signent avant tout une rupture, un blocage du processus développemental du processus d’autonomisation dans lequel un individu, un adolescent déplace des relations des personnes aux choses 1 2. En d’autres termes, les conduites de dépendance sont avant tout des symptômes d’un malaise ou de problèmes, ce dont les activités de prévention doivent à tout prix tenir compte.
Mais, au-delà des aspects individuels de la dépendance, il faut bien voir aussi la manière dont la société gère de telles conduites, au plan de la visibilité et de l’accessibilité des produits, de la législation, la manière aussi dont ses membres se représentent les produits et leurs effets jouent un rôle considérable. La prévention va donc s’adresser à la fois aux individus et aux collectivités et elle va devoir s’intéresser à la fois aux consommations et à tous les facteurs qui la sous-tendent. On distingue donc classiquement les préventions primaire, secondaire et tertiaire, qui visent tour à tour des individus sains avant qu’un problème n’apparaisse, des individus placés dans des situations de risque et enfin des personnes souffrant de difficultés et ayant besoin d’un appui pour surmonter leur situation. En d’autres termes, la plupart des activités de prévention primaire s’adressent essentiellement à des communautés, alors que les activités de prévention secondaire et tertiaire sont plus souvent centrées sur des individus – et leur environnement proche – affrontant certaines situations ou difficultés. Enfin, alors que certaines activités visent spécifiquement à empêcher certains comportements, comme par exemple le fait de fumer, d’autres cherchent plutôt à agir en amont sur les facteurs susceptibles de favoriser des conduites de dépendances. Dans cette perspective, terminons cette brève mise en place des concepts en soulignant qu’avec la Charte d’Ottawa 3, les professionnels engagés dans des activités de prévention se sont dotés d’un instrument de réflexion et d’intervention novateur, qui met l’accent sur la participation et la responsabilité individuelles et collectives des publics cibles, dans une optique positive, promotionnelle.
Que vient faire la recherche dans ce cadre-là? 4. La recherche épidémiologique descriptive vise à circonscrire des phénomènes. S’agissant de l’usage de drogue, elle cherchera à répertorier, dans différentes populations, le pourcentage de personnes possédant tel ou tel savoir, exhibant telle ou telle attitude et croyance ou encore adoptant tel ou tel comportement, avec les conséquences que de tels comportements peuvent entraîner 5 6 7 8. Ces études, malgré leurs limites et leurs imperfections, permettent non seulement de se rendre compte de l’état de la situation, mais aussi d’établir des comparaisons d’une période à une autre, d’un groupe à un autre, d’une région à une autre, apportant leur lot de bonnes et moins bonnes nouvelles. Ainsi, les recherches menées ces dernières années révèlent une augmentation importante de l’usage de tabac par les jeunes filles, de cannabis par les jeunes des deux sexes, tant en quantité qu’en fréquence; elles démontrent aussi que si la consommation globale d’alcool dans la population ne semble pas augmenter, il existe, tant chez les jeunes filles que les garçons, une tendance accrue à la consommation d’alcool en quantité excessive durant un court laps de temps, ce que les Anglo-saxons appellent le “binge drinking” 7.
L’intérêt de ces études est donc de donner aux responsables de santé publique et aux professionnels du terrain une description de la situation et de son évolution dans différents domaines, et donc des arguments scientifiques pour accorder la priorité à tel ou tel thème de prévention. Ainsi, le fait que divers organismes publics et privés se soient vu accorder des subsides pour la prévention du suicide chez les jeunes n’est probablement pas étranger au fait que nous sommes l’un des pays dans lesquels le taux de décès par suicide chez les jeunes est le plus élevé 9.
Les études d’évaluation cherchent à mettre en évidence l’impact de différentes mesures de soins et de prévention, soit en décrivant les processus mis en jeu, soit leurs conséquences directes sur les populations visées. Elles peuvent se révéler utiles aux gens du terrain en leur permettant de mieux orienter ou réorienter leurs interventions 10 11 12). Comme la suite de cet article va l’illustrer, il importe de distinguer entre la mesure des processus et celle de l’impact: d’un côté il s’agit d’examiner la manière dont une action de prévention définie est conçue et implantée, si elle se déroule selon le programme prévu, si elle a atteint le public auquel elle était destinée, éventuellement le degré de satisfaction du public cible.
De l’autre, il importe de savoir si les objectifs définis au départ ont été atteints, soit de savoir si on observe des changements de connaissances, d’attitudes ou de comportements attendus dans le groupe cible visé (il existe d’ailleurs aussi, dans certains domaines, des moyens indirects de procéder à de telles évaluations, comme de suivre des courbes de morbidité ou de mortalité, la vente de certains produits, etc.).
Comme esquissé plus haut, il existe deux formes de prévention primaire. La première est axée sur une approche non spécifique qui vise avant tout à rendre les adolescents plus sensibles aux différents aspects des conduites addictives et à leur donner les moyens de ne pas devenir dépendants d’un produit. La seconde vise expressément l’abstention de diverses consommations spécifiques, qu’il s’agisse du tabac, d’alcool ou de drogues considérées comme illégales. Si la seconde stratégie trouve son utilité auprès des jeunes déjà fortement engagés dans les processus de l’adolescence et qui ont, pour leur majorité, déjà été confrontés à diverses consommations, il est actuellement devenu évident que la prévention auprès des jeunes adolescents ne doit plus se centrer sur des produits mais sur l’acquisition de compétences 10 13. En d’autres termes, il ne sert à rien de faire peur aux jeunes adolescents, et des exposés détaillés sur les méfaits des drogues ne font bien souvent que les encourager à “essayer pour voir”. Une chercheuse bien connue des États-Unis a recensé les différents programmes de prévention primaire des dépendances 14 et arrive aux conclusions suivantes:
Il existe divers exemples de ces approches dans notre pays. Par exemple, la troupe “caméléon” travaille dans de nombreux établissements de Suisse romande et offre des spectacles dans lesquels les jeunes sont invités à participer, se mettant ainsi en situation. L’Institut suisse de prévention de l’alcoolisme et autres toxicomanies met à disposition des enseignants ou d’autres intervenants de nombreux outils d’intervention interactifs. Cette philosophie d’intervention s’inspire largement de concepts très voisins qui ont dominé la recherche et les interventions ces dernières années: la Charte d’Ottawa, signée il y a un peu plus de 10 ans 16, insiste sur la nécessaire participation des publics cibles sur la définition et la mise en place des actions de promotion de la santé qui leur sont proposées. Dans ce même courant, divers auteurs ont développé les notions de salutogenèse 17 ou de résilience 18. Dans ces deux cas, l’accent est mis non pas sur les problèmes présentés par les individus, mais sur les ressources dont ils disposent, soit à titre personnel, soit dans leur environnement. Les recherches menées selon cet axe de pensée aboutissent toutes à des constatations très convergentes 19:
C’est dire, en conclusion à ce premier pan de réflexion touchant à la prévention primaire, qu’une approche respectueuse et efficace de la prévention primaire ne peut s’effectuer que dans un cadre global impliquant l’ensemble de la communauté visée dans une optique positive.
Une bonne partie des éléments de réflexion qui viennent d’être présentés valent aussi pour ce qui touche à la prévention secondaire. Cette partie de la présentation se centre sur l’approche que divers professionnels peuvent avoir auprès de jeunes en situation de risque. Insistons au passage sur la notion de jeunes en “situation de risque”, qui se démarque clairement de celle de jeunes à risque, fortement condamnable aux plans stratégique et éthique 23.
L’adolescence est une période de changements rapides, marquée par le désir de découvrir et d’expérimenter, d’où la tendance, pour la grande majorité des jeunes, de s’engager dans ce que plusieurs auteurs français ont appelé il y a plusieurs années “conduites d’essai” 24, transitoires dans la majorité des cas.
Par ailleurs, ce ne sont souvent pas tant les jeunes qui sont à risque mais bien l’environnement dans lequel ils se meuvent qui peut constituer un risque potentiel. Malheureusement, bien de ces comportements d’expérimentation sont largement stigmatisés dans notre société et tendent à enfermer certains jeunes dans leur situation. Ainsi, parler de “situation de risque”, c’est modifier la représentation que l’on peut avoir d’une problématique et ouvrir la réflexion à un possible changement, laisser la porte ouverte à une évolution favorable, tant au niveau de l’individu que de son milieu.
La littérature nous fournit d’amples listes de telles situations 25 26: au plan de l’environnement, ce sont avant tout le dysfonctionnement familial, une situation socio-économique précaire, un environnement géographique défavorable, une accessibilité importante aux produits, l’absence de législation claire, alors qu’au plan personnel, on relève souvent une dépression sous-jacente ou un état anxieux, l’impulsivité et les troubles de l’attention, des difficultés scolaires et d’apprentissage ou des affections psychiatriques graves.
Le travail auprès de jeunes placés ainsi en situation de risque comporte deux volets, tous les deux grevés de difficultés: d’abord leur identification, et l’évaluation du rapport qu’ils entretiennent éventuellement déjà avec des produits psychotropes, et ensuite la mise en place de stratégies d’accompagnement efficaces. Si la première étape n’est pas toujours difficile à réaliser, la seconde est entachée de problèmes importants. Ainsi, dans une évaluation du travail d’orientation et de conseil effectué par des infirmières de santé publique dans le cadre d’un service de santé scolaire pour des adolescents vaudois de 15 à 19 ans, il s’est avéré que les adolescents souffrant de problèmes somatiques suivaient bien volontiers les conseils des infirmières consultées; en revanche, en présence de situation à risque, elles éprouvaient de grandes difficultés à convaincre les adolescents à se mettre en contact avec des structures d’accompagnement 27. À la suite de cette évaluation, les infirmières ont perfectionné leur formation dans l’écoute et la guidance des jeunes faisant face à des problèmes psychosociaux, elles ont amélioré leur connaissance du réseau d’aide existant et ont surtout pris l’habitude, dans des situations extrêmes, d’accompagner elles-mêmes les jeunes vers des structures adéquates. On voit à nouveau apparaître dans cette évolution l’importance du lien, d’une relation chaleureuse et empathique et de la continuité des soins et des prises en charge. En d’autres termes, il faut imaginer des stratégies qui permettent d’aller le plus possible à la rencontre des jeunes éprouvant des difficultés et de les assister dans la formulation d’une demande d’appui.
Une fois la démarche engagée, encore faut-il pouvoir proposer des programmes d’accompagnement efficaces. Que nous apprend la recherche sur les ingrédients d’une telle démarche?
C’est d’ailleurs de cette philosophie que s’inspire le programme supra-f (pour Suchtprävention Forschung) soutenu par l’Office fédéral de la santé publique 33 34. Environ 14 centres de Suisse alémanique et de Suisse romande offrent à des adolescents de 12 à 20 ans confrontés à des situations difficiles un accompagnement personnalisé, dans l’idée d’éviter qu’ils ne deviennent dépendants de drogues ou qu’ils développent des conduites déviantes. Le programme supra-f prévoit donc des activités dans les trois secteurs qui viennent d’être mentionnés, relayées par un important travail de réseau avec les autres institutions travaillant localement avec des adolescents. Cette approche fait l’objet d’une recherche dans le cadre de laquelle les jeunes bénéficiant d’une telle aide sont vus dès leur intégration dans le programme, puis 6 mois et 18 mois plus tard.
D’autres programmes 35, comme celui mis en place à Genève par l’Association “le Point” visent – sans se centrer uniquement sur des jeunes rencontrant des difficultés personnelles – un travail global auprès de la communauté, en favorisant les liens entre école et parents, entre membres de la communauté et élus politiques, à travers des activités d’animation, la création de lieux de parole, la mise en place de médiation. Néanmoins, force est de reconnaître que ces programmes sont difficiles à évaluer dans la mesure où ils visent très globalement à améliorer le bien-être et la qualité de vie de l’ensemble d’une population donnée, des objectifs ambitieux mais malaisés à apprécier.
Cette revue, loin d’être exhaustive, passe sous silence un certain nombre d’enjeux d’importance qui devraient faire l’objet d’un débat public. Nous en retiendrons trois:
Ainsi, l’avenir de la prévention ne passe-t-il pas par une réflexion approfondie et l’ouverture d’un débat large sur les véritables causes de l’abus de substances? Les jeunes, à travers leurs consommations abusives, n’invitent-ils pas les adultes à réfléchir à leurs propres consommations et à leurs propres dépendances? Enfin, quelle place souhaitons-nous laisser aux jeunes eux-mêmes dans ce débat dont ils sont bien souvent absents, par manque de perspective d’avenir, par manque de confiance dans leurs aînés et dans le monde que nous leur avons préparé…