août 2001
Gérard Pradelle
Le réflexe de peur apparaît en relation avec une situation de danger, d’insécurité. Mais ces situations ne sont pas forcément réelles, dans le sens où l’individu apeuré n’est pas forcément directement exposé au danger; c’est à partir de ces constats que les sociologues ont élaboré le concept de sentiment d’insécurité. J’ai utilisé ce concept (et tout particulièrement les travaux de Sébastian ROCHÉ 1 ) pour comprendre les représentations sociales de l’usage de drogues et des toxicomanies, et tenter de valider mon hypothèse.
En France, l’histoire du sentiment d’insécurité est assez récente: elle débute au cours des années 70, en même temps qu’une forte augmentation de la criminalité, datée de 1972 selon les statistiques criminelles. Le Rapport Peyrefitte 2 , de son vrai nom “Réponses à la violence”, officialise la préoccupation des pouvoirs publics non seulement pour l’insécurité elle-même, mais aussi par rapport au sentiment d’insécurité qui est identifié, et qui doit être traité en tant que tel. Par la suite, les politiques gouvernementales resteront dans le même registre et appuieront leurs actions sur des analyses similaires. C’est là sans doute le trait principal de ce Rapport: le sentiment d’insécurité doit être traité pour lui-même, indépendamment des problèmes de criminalité réelle: le droit au sentiment de sécurité apparaît comme aussi légitime que le droit à la sécurité; à ce titre, le sentiment d’insécurité est désigné comme cible de l’action publique.
Préoccupation politique et instrument du pouvoir
Des circonstances sont nécessaires pour que puisse naître et s’épanouir le sentiment d’insécurité; il faut tout d’abord qu’il y ait une réaction du corps social à l’augmentation de la criminalité, et plus largement aux comportements jugés menaçants, et à leurs auteurs; cette réaction s’observe dans les sondages d’opinion, les consultations électorales, les équipements de protection… Il faut encore que cette réaction soit reprise, appropriée par les dirigeants du pays, et qu’ils la restituent à la population; les pouvoirs publics deviennent alors une sorte “d’intellectuel collectif” (selon l’expression de Sébastian ROCHÉ), proposant une grille de lecture des événements qui forgent le sentiment d’insécurité. C’est bien la cohérence de ces deux mouvements qui rend le sentiment d’insécurité opérationnel: inquiétudes du corps social, reprises, mises en mots par les pouvoirs publics, et rendues aux citoyens comme une mise en ordre du monde.
Le sentiment d’insécurité devient une préoccupation officielle avec le rapport Peyrefitte, qui en fait un concept politique, qui doit être traité en tant que tel, au même titre que l’insécurité elle-même. Les pouvoirs publics mesurent la montée de l’insécurité dans la société française, et prennent conscience des risques que génère le développement du sentiment d’insécurité: alimentation de l’agressivité et de la violence, augmentation de l’autodéfense sont les indicateurs les plus voyants.
Les points d’appui du sentiment d’insécurité
Si aucun lien entre sentiment d’insécurité et expérience de la victimisation 3 n’a pu être établi, il n’en demeure pas moins que les peurs ne sont pas complètement autonomes d’une réalité de l’insécurité; on relève dans les éléments empiriques dont on dispose une évolution parallèle et synchrone de la délinquance et de l’expression des peurs et préoccupations. Le sentiment d’insécurité semble d’abord se nourrir de la croissance réelle des manquements à l’ordre public, et paraît ensuite s’alimenter d’une image subjective de la délinquance.
Le sentiment d’insécurité s’appuie aussi sur la réalité de l’activité policière et judiciaire: alors que de nombreuses plaintes sont enregistrées, celles-ci sont rarement traitées de manière satisfaisante du point de vue des plaignants… Il s’ensuit le sentiment dans la population que “la police ne fait pas son travail”, d’autant que de nombreuses infractions sont relevées par les citoyens, sans qu’elles semblent être l’objet d’actions de répression.
L’expression du sentiment d’insécurité dans la population
De nombreuses enquêtes, françaises et étrangères, nous renseignent sur la population insécure 4, ses caractéristiques, ses attentes, ainsi que sur les conséquences dans le corps social du développement du sentiment d’insécurité, lié ou non à la réalité de l’insécurité.
L’insécurité est un phénomène reconnu et accepté, où que l’on se trouve en société: caméras de surveillance, vigiles, patrouilles de police, îlotage, chiens policiers dans les grandes surfaces, fouilles au corps lors des manifestations publiques… Toutes ces mesures qui quadrillent notre quotidien contribuent sans doute à davantage de sécurité de la population; mais ne propagent-elles pas aussi le sentiment que l’insécurité est généralisée? D’autre part, cette surveillance au quotidien ne brouille-t-elle pas nos repères, notamment en nous adressant le message que chacun de nous est un délinquant en puissance?
La criminalité – et la peur qu’elle suscite – ne favorisent pas la solidarité et l’intégration dans une communauté; au contraire, les relations sociales intracommunautaires sont affectées par la peur, et les individus développent des attitudes punitives et d’exclusion.
La peur du crime est très liée à la figure de l’étranger: la violence est vécue comme étant le fait des “étrangers” (de race, de culture, de nationalité, mais aussi par rapport à l’âge, au quartier, à la communauté). Du même coup, les risques locaux sont sous-estimés. Les risques réels sont niés pour préserver un sentiment de sécurité: les gens maintiennent ainsi la tranquillité d’esprit nécessaire pour vivre dans leur quartier.
Selon les enquêtes disponibles, la population insécure exprime plusieurs demandes, qui marquent un paradoxe; en effet, les individus inquiets, et surtout ceux qui manifestent une forte préoccupation pour l’ordre, demandent davantage de sévérité dans la répression et se montrent plutôt favorables à la restauration de la peine de mort; dans le même temps, ils proposent des solutions à l’insécurité en demandant à l’École d’être plus active dans l’apprentissage de la civilité et des valeurs morales, ainsi que des interventions “douces” de l’autorité face aux incivilités, comme pouvait le faire autrefois le garde champêtre.
Le sentiment d’insécurité et les médias
Les médias sont placés au centre de la problématique par divers locuteurs. Alain Peyrefitte les désignait en 1977 comme propagateurs du sentiment d’insécurité par le fait qu’ils sont source d’information sur les phénomènes de violence. Certains chercheurs font état d’une collusion Etat médias qui aurait fabriqué et diffusé un système de représentations, créant en conséquence le sentiment d’insécurité, décrit comme un mythe qui propose une certaine compréhension de la réalité: les événements de la vie contemporaine, de plus en plus complexes, deviennent lisibles par ce biais.
On ne peut soutenir la thèse de la « machination »: ni les médias, ni les appareils politiques ne sont responsables de l’émergence du sentiment d’insécurité; il reste cependant qu’ils sont une formidable chambre d’écho aux bruits du corps social, reprenant sans cesse ses préoccupations, soit pour essayer de les traiter (c’est la mission des politiques), soit pour répercuter les informations (c’est l’affaire des médias). Dans une société où le rôle des médias est toujours plus puissant et plus incontournable, ces derniers – ainsi que les appareils politiques qui les utilisent abondamment – apparaissent comme les principaux vecteurs du sentiment d’insécurité et permettent aux individus d’être reconnus dans leur inquiétude.
Un moteur et un instrument de l’action publique
Le sentiment d’insécurité est à l’origine de la vocation préventive des Services de police et de gendarmerie: leur rôle d’information et de présence est maintes fois rappelé dans les circulaires ministérielles et les orientations données par les gouvernements. La création et le développement des Conseils de Prévention de la Délinquance, qui agissent du sommet de la nation jusque dans les mairies, ont une fonction de réduire le sentiment d’insécurité; en affirmant la volonté d’harmoniser les politiques locales de prévention de la délinquance et de rendre cohérentes les pratiques sociales et répressives, l’Etat tente de créer un consensus susceptible de réduire le sentiment d’insécurité, notamment en imposant un discours univoque sur la situation de la délinquance et sa prise en compte par les acteurs.
Le sentiment d’insécurité justifie aussi bien les mesures préventives que répressives prises par les pouvoirs publics. En effet, le discours sur l’insécurité inquiète l’opinion, et justifie les mesures de répression; mais du même coup, ce discours rassure en présupposant l’efficacité de ces mesures. Ces instruments du Pouvoir ne peuvent exister que parce que le sentiment d’insécurité est suffisamment fort pour rassembler les énergies dispersées des acteurs de l’action publique, qu’ils aient une vocation préventive, curative, ou répressive.
Le sentiment d’insécurité impose encore à tous les acteurs de la politique publique d’être univoques: celui qui dérogerait à cette règle serait aussitôt accusé de développer l’insécurité. Ainsi, au niveau politique, les partis traditionnels alignent leurs discours sur celui de l’extrême droite, et au niveau local, les acteurs de terrain harmonisent leurs actions sur le modèle sécuritaire.
Définition du “problème-drogue”
Avant toute chose, nous devons bien nous entendre sur le choix des termes utilisés; toxicomanie(s), usage de toxiques, usage de drogue(s), usage de stupéfiants, usage abusif, usage récréatif, infraction à la législation sur les stupéfiants – et d’autres formules encore certainement! – sont utilisés par les différents intervenants en toxicomanies pour désigner ce que chacun reconnaît sous le générique de “problème-drogue”; c’est cette locution que nous garderons pour désigner l’objet de notre étude. Nous avons bien conscience de ce que l’emprunt au sens commun peut générer comme incompréhension, mais ce sont ces termes qui nous paraissent le mieux convenir, pour autant que nous prenions soin de les définir.
A priori, on peut lire une ambiguïté dans cet énoncé: le problème de la drogue ne recouvre pas la même réalité selon le locuteur: politiques, journalistes, professionnels de santé ou du social, policiers ou magistrats, simples citoyens se sont construit leur propre représentation, liée ou non à une expérience. Pourtant, chacun reconnaît cette expression comme recouvrant une préoccupation majeure dans la société française: il s’agit de la transgression d’un interdit législatif et social, de la question du trafic et de la consommation de drogues dans l’environnement des lycées et collèges, du problème des quartiers dits difficiles, d’un public jeune, des risques de contracter des maladies infectieuses, de l’escalade… Bref, nous parlons bien des représentations des drogues et des toxicomanies et non pas de la réalité des pratiques toxicomaniaques. C’est pour cela que nous choisissons d’employer les mots utilisés au sens commun: parce qu’ils désignent précisément l’imaginaire, le monde conçu par les individus, et non pas la réalité objectivée par chacun des professionnels. La drogue est un problème, en dehors même de sa réalité sanitaire, sociale ou sécuritaire. Elle est un problème parce qu’il n’existe aucune solution satisfaisante pour l’ensemble des intervenants, et que le corps social se trouve aujourd’hui dans une position surréaliste, où les conduites les plus stigmatisées sont aussi les plus banalisées. C’est bien cette infernale contradiction qui alimente l’imaginaire et crée le problème-drogue.
À l’instar du sentiment d’insécurité qui s’est développé en même temps que l’insécurité augmentait dans la société, le problème-drogue s’est construit autour du développement de l’usage de drogues et de la toxicomanie, et s’est détaché de cette réalité pour devenir autonome; le problème-drogue prend toute sa force et sa puissance par le discours dont il est l’objet, particulièrement de la part des politiques et des médias, que ce soit à titre d’informations relatées ou comme sujet (principal ou secondaire) de fictions.
Nous définissons le problème-drogue comme l’inquiétude centrée sur les usages de toxiques illicites et les individus qui en sont auteurs et/ou acteurs. Cette inquiétude s’appuie sur une réalité objectivable et se développe en référence à des valeurs morales, conçues par les personnes inquiètes comme universelles.
Problème-drogue et sentiment d’insécurité: l’osmose
Le problème-drogue n’est pas seulement une illustration du sentiment d’insécurité, et encore moins un de ses composants comme peuvent être considérés les violences, vols, vandalismes et autres incivilités: il cristallise le sentiment d’insécurité et lui donne un aspect concret, une objectivation. Alors qu’en matière d’insécurité en général, nous faisons référence à des comportements, à des sujets-acteurs, le problème-drogue se rapporte à l’objet-drogue, dont on ne peut pas nier l’existence et la disponibilité.
Nous avons repéré les éléments de conceptualisation du sentiment d’insécurité; nous allons utiliser ces composants pour les appliquer au problème-drogue. De nombreuses observations, saisies autant dans notre expérience qu’au fil de nos lectures et réflexions, nous conduisent à formuler l’hypothèse d’une osmose entre sentiment d’insécurité et problème-drogue.
L’expression du problème-drogue
Nous retrouvons dans l’expression du problème-drogue les axes principaux qui fondent le sentiment d’insécurité:
Des peurs personnelles sont formulées par les individus, sans que ces appréhensions puissent être liées à un danger réel ou à des indices de risques. Ces appréhensions ne concernent pas ou peu les personnes interrogées, mais autrui et principalement les proches (enfants, petits enfants, neveux, nièces).
La préoccupation de la population se pose en termes d’ordre: la drogue est ressentie comme un fléau aux multiples facettes par le corps social; il faut combattre par tous les moyens cette calamité, et les idées ne manquent pas: il s’agit de donner davantage de moyens au système répressif, de désintoxiquer les victimes de la toxicomanie, au besoin de faire la guerre aux pays producteurs…
L’idée d’une menace généralisée est bien ancrée dans les esprits: la drogue est fréquemment comparée à une hydre dont l’influence ne cesse de s’accroître, malgré toutes les précautions et toutes les actions pour s’en prémunir.
Les pouvoirs publics et les médias valident le problème-drogue
Les pouvoirs publics, depuis vingt ans, n’ont cessé de marquer leur préoccupation pour le problème-drogue: les rapports au Premier Ministre (Pelletier, Trautmann, Henrion), se sont succédés, tandis que diverses instances étaient créées à tous les niveaux de décision:
Mission Interministérielle de Lutte contre la Toxicomanie, qui devient ensuite Délégation Générale à la Lutte contre la Drogue et la Toxicomanie et, enfin, Mission Interministérielle de Lutte contre la Drogue et la Toxicomanie au niveau gouvernemental.
Nomination depuis octobre 1995 de Chefs de Projets pour chaque département.
Commissions toxicomanies au sein des Conseils locaux et départementaux de prévention de la délinquance…
Le thème de la drogue est largement repris par les formations politiques, quelle que soit leur position sur l’échelle gauche – droite. Nous avons repéré deux tonalités nettement différenciées; la première est utilisée pour parler des soins aux toxicomanes et de leur prise en charge: l’accent est mis alors sur l’aspect médical et technique, avec un brin de pitié et de condescendance. L’autre ton employé concerne l’ensemble du problème-drogue et se place résolument sur le terrain sécuritaire: c’est là qu’agissent les hommes de police et de justice. Cette alternance de discours, quelquefois contradictoires dans les choix qu’ils opèrent, crée et développe une confusion dans les esprits qui renforce le problème-drogue dans sa dimension de danger.
Enfin, et nous l’avons observé encore récemment, les hommes politiques propagent facilement l’idée que: “la drogue, ça vient de l’étranger!”. Nous connaissons la polémique France/Pays-Bas; nous pouvons aussi évoquer le Front National, qui utilise l’argument de la drogue pour refuser l’ouverture des frontières à l’intérieur de l’Europe.
Les médias se sont bien sûr également emparés du thème de la drogue: dans le but d’informer le plus souvent, quelquefois avec l’espoir de prévenir la toxicomanie, et parfois aussi en dramatisant les événements dans des buts moins avouables.
On ne saurait reprocher ni aux pouvoirs publics, ni aux hommes politiques, ni aux médias, de prendre en compte les préoccupations de la population, de s’y investir, de prendre position et de tenter de mettre en œuvre des solutions, quand bien même certaines nous paraissent inadéquates, voire dangereuses. Ce qui est en jeu ici est différent de la question de l’efficacité des mesures contre la drogue, car il s’agit de traiter d’abord le problème-drogue, de la même façon que Peyrefitte préconisait jadis de considérer sur le même plan l’insécurité et le sentiment d’insécurité.
Il existe cependant une différence de taille: le problème-drogue n’est pas apparu encore comme un problème en soi; il s’opère donc une confusion entre les problèmes réels des usages de drogues illicites (conduisant ou non à une toxicomanie) et le problème-drogue, qui est la préoccupation pour les problèmes de la drogue. Il nous apparaît pourtant que l’attitude des dirigeants de la nation, comme celle des médias, en s’attachant à répondre au problème-drogue en tant que représentation construite par le corps social, le valide de fait. Si le problème-drogue n’est pas reconnu en tant que concept par les instances publiques, ces dernières l’acceptent de fait par les actions mises en place, et plus encore par les discours à son propos.
Le problème-drogue s’appuie sur une réalité
Il n’existe pas en France d’enquêtes sur l’usage de drogues illicites portant sur la population générale, et l’Observatoire Français des Drogues et des Toxicomanies procède à des recoupements d’enquêtes parcellaires pour évaluer quantitativement le problème des drogues. Si les enquêtes officielles sur les consommations de toxiques illicites ont été réalisées très tardivement, et même si ces études avouent beaucoup d’imprécisions et d’imperfections, elles n’en montrent pas moins un fort accroissement des pratiques toxicomaniaques, et une banalisation de l’usage des drogues douces.
Il s’agit d’une augmentation forte, dont la courbe se distingue de celle de la délinquance par une inclinaison beaucoup plus marquée: ROCHÉ faisait état d’une augmentation de la criminalité de 113,62 % entre 1972 et 1985. Pour la même période, nous relevons une augmentation de 930 % des interpellations pour usage et usage-revente, et une augmentation de 1500 % pour les interpellations concernant le trafic illicite de stupéfiants 5.
L’augmentation spectaculaire de l’activité policière et judiciaire pour faire respecter l’interdit d’usage et de commerce des substances illicites accompagné de la naissance et du développement de prises en charge spécialisées, le drame du sida -qui touche particulièrement les toxicomanes français – et son impact dans la population, pourraient suffire à marquer l’importance du problème. Pourtant, lorsque nous nous attachons à la réalité de la victimisation, et plus particulièrement aux indicateurs que sont la morbidité et la mortalité, les usages de drogues n’apparaissent pas comme un problème de santé publique majeur, surtout si on les compare aux usages d’alcool et de tabac. Nous en déduisons que l’expérience de la victimisation, pour soi et ses proches, n’est pas directement liée à la peur exprimée de la toxicomanie. Nous devons corriger cette assertion en considérant d’autres formes de victimisation que la morbidité; en effet, les usagers de drogues illicites, et surtout les toxicomanes, sont aussi victimes de l’interdit qui induit le marché noir, la cherté des produits et la délinquance pour obtenir l’argent nécessaire à entretenir sa toxicomanie, et enfin les usagers sont l’objet de poursuites judiciaires du simple fait de la consommation de substances interdites. Cette victimisation opérée par les services répressifs est fortement ressentie par les proches et agit dans les liens sociaux comme une tache d’huile, polluant bien au-delà du réseau restreint des relations familiales et amicales.
Le problème-drogue distinct du sentiment d’insécurité
En étudiant le problème-drogue avec les outils de compréhension du sentiment d’insécurité, nous arrivons à le conceptualiser, à l’identifier non seulement comme un éventuel composant, comme une possible illustration, mais comme un fait social à part entière. Le problème-drogue transcende le sentiment d’insécurité, l’utilise comme un tremplin pour trouver sa propre autonomie, ses propres repères, et s’en détache finalement. Cependant, le problème-drogue n’existe pas sans que la réalité des conduites toxicomaniaques d’une part, et l’expression du sentiment d’insécurité d’autre part, n’en soient les prémisses.
ÀA lui seul, le problème-drogue cristallise peurs et préoccupations sur l’objet-drogue et sur ses auteurs/acteurs; s’appuyant sur des faits incontestables, il s’est élaboré selon un système de valeurs qui fondent l’identité de la communauté; l’objet-drogue est conçu et vécu comme un danger pour l’avenir des individus et de la communauté. C’est au nom de cette perception que sont exclus et stigmatisés les usagers de drogues et ceux qui en font le commerce illicite.
Le problème-drogue est une passerelle
Nous savons comment l’usage de drogues illicites s’est développé dans la société de l’après-guerre: dans les années 60, les hallucinogènes étaient revendiqués par le mouvement hippie pour accéder à un monde nouveau. La répression de ce mouvement s’accompagne du développement de l’usage des sédatifs, morphiniques en tête, signant une ultime rébellion face à l’ordre social dominant. Nous nous attarderons sur cette naissance de la toxicomanie moderne, car elle nous éclaire sur l’apparition du problème-drogue. Souvenons-nous en effet que l’héroïnomane par son geste morbide, affirme d’abord son refus d’entrer dans le monde qui lui est proposé, au point de risquer sa propre mort: il s’agit bien d’une mise à l’écart, d’un rejet violent de la société, de la civilité et de la citoyenneté; les toxicomanes se déclarent eux-mêmes étrangers à cette société. Évidemment, le corps social ne supporte pas que soient ainsi bafouées les règles communément admises, et réagit en stigmatisant les conduites toxicomaniaques, en réprimant ceux qui s’y adonnent. On pouvait penser la rupture définitive, et que l’arsenal répressif déployé viendrait à bout des contestataires: il n’en est rien!
La toxicomanie continue de se développer, mettant de plus en plus en cause le modèle dominant, au point que le corps social ne peut plus se satisfaire de stigmatiser et réprimer: la crise est trop sévère pour être ainsi contenue, et il faut lui trouver une explication, une justification. C’est là qu’intervient le problème-drogue qui jette une passerelle entre la société et “le monde des drogués”: il est une clé de compréhension des faits observés, insupportables sans cette lecture.
Le problème-drogue est nié en tant que concept autonome du problème posé par l’usage et le commerce des drogues, par les pouvoirs publics et l’autorité politique. Il en résulte une confusion du problème-drogue avec la réalité des problèmes de l’usage de toxiques; la portée des réponses proposées – tant au problème-drogue qu’à la réalité de la toxicomanie – en est considérablement limitée, voire nulle.
Nous plaçons l’interdit comme le nœud autour duquel se confondent problème-drogue et réalité de l’usage de toxiques. L’interdit est d’abord social (c’est mal de se droguer), et il est renforcé par la loi, à tel point que la communauté délègue à la police et à la justice le soin de faire respecter cet interdit; il en résulte deux conséquences majeures:
Les individus ne réagissent pas lorsqu’ils observent des comportements d’usages de toxiques: soit ils banalisent en accréditant l’idée que “il y en a partout”, soit ils demandent l’intervention de la police qui tantôt ne réagit pas, tantôt médiatise largement la répression; quel que soit le cas de figure, le citoyen se trouve dispensé d’exercer ses devoirs.
La loi et son acceptation comme fondement de la communauté, reste un argument majeur dans les représentations sociales des usages de drogues. Il se produit alors une assimilation des problèmes de la toxicomanie avec les conséquences pénales de l’interdit. Il est en effet admis par l’opinion – position reprise par les politiques et les médias – que la délinquance est conséquence de la drogue… alors qu’en fait, elle est conséquence de l’interdit législatif, dès lors que l’on admet comme possible une dépénalisation de l’usage.
Cette approche conceptuelle du problème-drogue, conforme à l’hypothèse de départ, doit être vérifiée par des éléments empiriques. Nous sommes allés les chercher au travers de deux démarches:
l’étude des articles sur la drogue ou la toxicomanie parus dans la presse locale 6 , sur une durée de 4 années
une enquête par entretiens auprès d’acteurs de la prévention des toxicomanies (bénévoles et professionnels de divers secteurs), et d’élus locaux du département de Saône-et-Loire.
Les résultats détaillés de ce travail de terrain ne peuvent être communiqués ici; en voici donc seulement les ultimes conclusions.
L’étude des articles de la presse locale vient confirmer et préciser le concept de problème-drogue que nous avions proposé:
Les peurs personnelles sont très présentes dans les articles, qui présentent “la drogue” comme une calamité pouvant atteindre et détruire nos enfants.
La préoccupation pour l’ordre est manifeste, en posant la répression comme moyen principal de lutte.
L’idée d’une menace généralisée s’affirme avec une force croissante.
Le discours univoque, centré sur l’interdit social et juridique des drogues, exprime le large consensus social sur la question: produits illicites et pratiques prohibées sont fortement stigmatisés.
L’action publique est justifiée dans tous ses domaines (répression, soin, prévention) et dans ses priorités.
Cette étude nous a conduits à préciser les représentations sociales concernant le phénomène des drogues et des toxicomanies: face à des conduites et à des individus fortement stigmatisés, la presse désigne les produits illicites comme principaux responsables du fléau et justifie la répression exercée à l’égard des individus jugés responsables de la diffusion de ces toxiques.
Auprès des personnes qui jouent un rôle dans la prévention des toxicomanies, nous avons découvert d’autres axes: si la stigmatisation des toxicomanes est aussi forte que dans la presse, la répression est moins revendiquée. Les peurs personnelles sont fortement exprimées, et la préoccupation pour l’ordre, bien que masquée derrière un sincère souci altruiste, est également marquée: le problème des drogues est ressenti comme un véritable fléau social, insuffisamment pris en compte par les pouvoirs publics, et contre lequel chaque citoyen a le devoir de lutter, selon une même profession de foi: “la drogue, c’est mal”.
Lors de nos entretiens, nous avons souvent été contrariés lorsque nous affirmions que la prévention des toxicomanies développée jusqu’alors n’avait pas répondu aux attentes de ses promoteurs, à savoir contenir, sinon réduire la toxicomanie. L’argument qui revenait systématiquement était le manque de moyens consacrés à la prévention, qui expliquait un échec relatif. Cet argument ne nous convainc pas. La première raison est que les moyens sont sous-estimés; des financements relativement importants sont en effet mis en œuvre à tous les niveaux: Mission Interministérielle de Lutte contre la Drogue et la Toxicomanie, collectivités locales et territoriales, initiatives privées… Mais ces financements restent isolés, sans coordination, apparemment incohérents. En fait, nous l’avons observé en Saône-et-Loire, la prévention des toxicomanies représente un investissement humain très important (des dizaines de personnes s’y consacrent), et le cumul des sommes engagées dans ces actions n’est pas négligeable, bien que le bénévolat soit souvent la règle. La seconde raison réside dans la difficulté actuelle à concevoir la prévention spécifique des toxicomanies: il n’est pas possible de donner des moyens pour mettre en œuvre des actions qui n’ont pas de référence théorique, pas de cadre conceptuel, empêchant toute coordination, toute organisation globale de la prévention. Le manque de moyens doit donc être considéré comme une conséquence de la difficulté à trouver un accord sur ce que doit être la prévention des toxicomanies.
L’incohérence de la prévention des toxicomanies n’est qu’une apparence: en fait, les pouvoirs publics ont une connaissance précise des moyens engagés et des actions entreprises, que ce soit par les subventions qu’ils accordent, par la sensibilité de certains hommes politiques à ces problèmes, par les relations personnelles que les dirigeants associatifs entretiennent avec les détenteurs du pouvoir. La parcellisation de la prévention des toxicomanies semble convenir à tous les intervenants: cette parcellisation permet à chacun de se renforcer dans son idéologie, de ne pas remettre en cause sa pratique, de garder l’illusion que son action participe à la lutte contre la toxicomanie, alors qu’en fait on lutte contre la peur suscitée par les représentations de la toxicomanie.
Nous trouvons ici la validation de notre hypothèse: alors que les buts généraux de la prévention visent à lutter contre les représentations, le sens commun, à favoriser une approche pragmatique du problème à résoudre, la prévention des toxicomanies se nourrit des représentations sociales, d’une idéologie confuse avec la réalité et, en même temps, elle concourt à renforcer ces représentations sociales.
La loi est un point fondamental de la situation dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui. La loi est conçue par les individus et le corps social comme un code indispensable au bon fonctionnement de la société; dans un système démocratique, elle est ressentie comme légitime, dans la mesure où elle naît d’un débat, sinon entre les citoyens, tout au moins entre les parlementaires représentant le corps social. La loi est donc vécue comme une autorité morale légitime, et l’interdiction légale de consommer certaines substances devient le ciment des représentations sociales des toxicomanies.
La loi actuelle ne permet pas de prendre en compte la réalité du problème des drogues, – se posant même en contradiction à la politique de santé publique – car elle est bâtie sur une idéologie qui considère l’objet-drogue dans ce qu’il représente comme danger pour le corps social. À l’inverse, le problème-drogue interdit toute révision de la loi sur les toxicomanies, puisque dans cette perspective, nous serions contraints d’admettre qu’il existe un écart considérable entre les représentations sociales des drogues et la réalité des toxicomanies.
Le problème-drogue fonctionne comme un verrou social, empêchant toute approche pragmatique de la question des toxicomanies et donc de leur prévention. Le problème-drogue est le terrain qui permet à l’interdit social et législatif de se maintenir, malgré sa stérilité, voire ses effets pervers: loi bafouée, santé publique menacée…
La société française se trouve actuellement dans une impasse, où il est de plus en plus difficile de traiter les problèmes sanitaires, sociaux et sécuritaires posés par l’abus de stupéfiants, où il n’est pas possible d’engager une politique de prévention des toxicomanies efficace. Cependant, la situation ne semble pas complètement bloquée: la question de l’efficacité est à l’ordre du jour, et l’idéologie qui préside actuellement aux décisions concernant le traitement du phénomène des drogues cède petit à petit, sous les assauts d’une réalité de plus en plus exigeante.
L’éclatement du problème-drogue est la condition nécessaire pour un traitement plus efficace du problème des abus de toxiques, que ce soit dans les domaines du soin, de la répression, de la prévention. Un des points de blocage est la difficulté à réviser la loi, à la rendre à nouveau opérationnelle selon des normes sociales et des mœurs qui ont évolué; changer la loi est le point de départ d’une politique pragmatique, susceptible d’engager un vaste débat de société sur la question des drogues. Ce débat est nécessaire pour réduire les représentations sociales, terrain d’une idéologie aujourd’hui vide de sens et dangereuse par son décalage avec la réalité.