décembre 2017
Tim Greacen (EPS Maison Blanche) ; Emmanuelle Jouet (EPS Maison Blanche)
La loi du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé en France a eu un impact considérable sur les relations entre usagers et soignants en milieu sanitaire. Cependant, malgré les avancées constatées, un premier rapport de la Haute autorité de la santé (Compagnon & Ghadi, 2009) souligne que les plaintes des usagers font toujours état d’attentes inexpliquées, d’absence d’écoute, de frustration, voire de maltraitance ; les témoignages sur les abandons de soins, mais également de la violence chez des usagers qui s’estiment victimes de cette maltraitance, sont fréquents. La prévention des violences et de la maltraitance dans les institutions sanitaires et médico-sociales est un sujet particulièrement critique pour les structures médico-sociales qui accueillent les populations en situation d’exclusion sociale telles que les usagers de drogue ou les personnes vivant avec un trouble psychique, et notamment pour les structures de première ligne. La promotion de la bientraitance et la prise en compte du point de vue de l’usager font l’objet d’actions innovatrices et d’expérimentations de toute sorte. Dans les structures médico-sociales, la thématique de l’expression et de la participation des usagers reçoit un nouvel élan avec la loi 2002-2 rénovant l’action sociale et médico-sociale, texte qui a cherché à renforcer la place et les droits des usagers et de leurs associations dans la vie des structures en question. La participation y est entendue comme le droit à participer à la conception, voire à la mise en œuvre du projet d’établissement (Art. L311-3 du Code de l’action sociale et des familles) et au fonctionnement du service via les Conseils de la vie sociale (CVS) ou autres formes de contribution (Art. L311-6 du Code de l’action sociale et des familles).
La notion de participation du patient dans la vie institutionnelle et dans ses soins n’est pas nouvelle dans le système de soins en France, et plus particulièrement en psychiatrie. La psychothérapie institutionnelle de la période de l’après-guerre a accusé l’hôpital de l’époque d’être non pas un lieu de soins, mais une institution « pathologisante » qui contribuait à l’aliénation sociale et psychique du patient. Ce mouvement proposait une transformation où l’établissement serait non plus un havre, un asile, mais un outil de soins actif. La relation entre soignant et soigné se transforme. Le lieu de soin n’est plus considéré comme un simple lieu de « calme et de repos » pour un « patient » sous traitement médicamenteux, mais devient un lieu de vie et une thérapie en soi. Le patient va jouer un rôle de plus en plus actif dans la vie de l’institution. Il est « responsabilisé » par rapport à ses soins, il n’est plus un « objet » mais devient acteur de son projet thérapeutique.
Au niveau international, la participation des citoyens aux services de santé qui les accompagnent est inscrite dans la Charte d’Ottawa (1986), qui pose l’accès à l’information et aux soins, ainsi que l’influence sur les politiques sanitaires et sociales comme un droit dévolu à l’ensemble des citoyens. L’approche de la réduction des risques s’est développée en mettant en avant ce principe de promotion de la participation des usagers de drogue vus comme des citoyens actifs à part entière, revendiquant le principe « rien sur nous sans nous » (Canadian HIV/AIDS Legal Network, 2005). Ils ont alors exprimé leur désir, devenu volonté politique, d’être partie prenante de la collaboration avec les professionnels, de la production de messages de prévention et de leur diffusion aux publics les plus concernés (London Drugs and Alcohol Network, 2006). Le spectre d’action de cette participation, déterminée au niveau mondial par l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS), s’est instauré, graduellement, aux niveaux national et local, car l’exigence de déploiement de ce principe au plus près des personnes faisant usage de produits s’est imposée comme garante de la démocratie et d’une réelle implication des personnes.
Du côté des usagers de drogue, la position de l’European Network of People who Use Drugs est sans ambiguïté : « pour ce qui est de représenter le point de vue d’une communauté marginalisée, criminalisée et opprimée telle que les usagers de drogue et de concevoir une politique et des services les concernant, il faut se rappeler que c’est cette communauté et ses organisations qui sont les véritables experts ; cela fait partie d’une plus large reconnaissance au sein du mouvement de réduction des risques et dommages qu’il ne soit plus possible de continuer le débat mondial sur la politique des drogues sans la pleine participation des personnes les plus concernées, à savoir les personnes qui utilisent des drogues » (EuroNPUD, 2003).
L’exclusion sociale des usagers de drogues a connu une remise en cause importante avec l’épidémie du SIDA dans les années 1990, épidémie qui a constitué à la fois un nouvel enfer et une nouvelle piste pour avancer. C’est en effet soutenue par les associations de lutte contre le SIDA, à la fois juridiquement et financièrement, que, en France, l’association Auto-Support des Usagers de Drogues (ASUD) a vu le jour. Le choix du mot « usager » a profité à la fois de l’anglais « user » et de ce nouveau terme « usager » du système de santé. Les termes péjoratifs comme « drogué », ou naïvement clinique comme « toxicomane », qui définit le produit comme « toxique » et son utilisation comme « manie », sont condamnés à disparaître. Les revendications par rapport au système de soins : une qualité d’accueil, des endroits pour parler, du respect, réduire les dommages et les risques autant que possible, l’accès à des produits de substitution, l’accès à des seringues propres. Mais aussi : la santé, c’est un bien joli terme, mais les priorités que m’assènent mon médecin, mon infirmier, mon psy sont-elles prioritaires pour moi ? La réponse ? Clairement non. Il me faut un « logement d’abord » (Estecahandy et al., 2015), de quoi manger, pouvoir gagner ma vie autrement que par la drogue, un travail… (INPUD, 2015). Comment croire à une offre de soins qui ne s’adresse pas à l’ensemble des déterminants de la santé, qui ne prend pas en compte la nécessaire participation de l’usager pour identifier l’importance de chaque déterminant par rapport à son projet personnel ?
Les champs d’action concernés par cette participation de l’usager en matière de soins et d’accompagnement en addictologie seraient donc non seulement organisationnels mais aussi politiques (Charlois, 2009) :
Selon le rapport européen Empowerment and Self-organisations of Drug Users – Experiences and Lessons Learnt (Broring & Schatz, 2008) et les conclusions de la conférence du réseau EXASS Net en 2009 intitulée « Drug User Participation and European Cities » (Charlois, 2009), l’histoire de la participation des usagers serait marquée par une forte consultation à ses prémices, mais par une faible implication de l’ensemble des acteurs lors de sa généralisation. L’hétérogénéité s’avère également caractéristique de cette participation en raison des spécificités de cultures locales, du poids des Etats selon les contextes politiques et de l’ensemble des indicateurs sociaux, culturels et politiques des régions concernées (Van der Poel et al., 2006).
Pokrajac et al. (2016), dans le contexte slovène, rappellent aussi les obstacles pour les usagers de drogues pour accéder aux services en question, dont en premier lieu, le poids de la stigmatisation et de la discrimination liées à l’usage de drogues. Dans leur étude auprès d’une population d’usagers d’héroïne, la stigmatisation était parmi les raisons les plus fréquemment citées pour ne pas chercher de l’aide, et ce sentiment était encore plus fort chez les personnes ayant déjà eu accès à des soins pour leur addiction. Cette stigmatisation contre les personnes vivant avec une addiction est un enjeu majeur non seulement en termes d’inscription dans le système de soins, mais aussi par rapport à leur inclusion sociale et la possibilité d’agir effectivement sur l’ensemble des déterminants sociaux de la santé concernant chaque individu.
Hunt et al. (2010) soulignent la distinction entre la participation des usagers (user involvement) et les actions de soins et d’accompagnement menées par les usagers eux-mêmes (user-led initiatives) et concluent à l’importance pour les personnes de construire leur propre chemin avec une participation réelle aux décisions concernant les systèmes et services qui vont accompagner leur projet de vie. Une revue récente de la littérature internationale, incluant quelques 117 études, souligne des différences fondamentales entre les priorités des usagers et celles des professionnels (Bee et al., 2015a). Si la participation des usagers au projet de soins est un principe reconnu et soutenu dans de nombreux contextes nationaux, sa mise en œuvre en pratique est critiquée à la fois par les professionnels et par les usagers. Les usagers voudraient construire un projet de soins ensemble avec les professionnels dans une relation de qualité, alors que les professionnels visent surtout des résultats, souvent définis comme la conformité face aux exigences des inspections et contrôles des autorités sanitaires. Ces auteurs concluent à l’importance de reconnaître et de valider le temps passé avec chaque usager pour développer et suivre son projet de soins de manière souple et néanmoins tangible.
Une étude qualitative auprès des professionnels dans le contexte britannique constate l’importance de la tension entre la responsabilité professionnelle et la participation des usagers, et conclut en soulignant la nécessité d’avoir une formation soutenue chez les professionnels sur les compétences relationnelles (Bee et al., 2015b). Dans le contexte anglais, les stratégies pour former les professionnels pour changer la donne sont actuellement à l’étude, notamment en évaluant l’impact d’une formation des case managers sur la participation des usagers, formation dont les résultats seront évalués par les usagers eux-mêmes, en termes non seulement de mutualisation de la construction de leurs projets de soins, mais aussi de rétablissement et de qualité de vie (Bower et al., 2015).
Des stratégies de formation-action réflexive sur la participation des usagers avec des cycles itératifs de formation, d’action et d’évaluation en continuant les changements dans les pratiques qui semblent fonctionner en termes de satisfaction des usagers et en discontinuant ceux parmi les changements qui ne produisent pas de tels résultats ont produit des avancées non négligeables dans une intervention au Tower Hamlets Specialist Addictions Unit au Royaume-Uni (Kulik & Shah, 2016). L’intervention qui a eu le plus d’impact était la mise en place d’un « Breakfast Club » (Club Petit-Dej), des rencontres matinales régulières animées par des pairs-aidants, avec la particularité de ne pas se focaliser sur les aspects biomédicaux des soins. L’autre facteur prédicteur d’un niveau plus élevé de satisfaction chez l’usager était… une satisfaction plus élevée chez le personnel.
Au Canada, l’implication des personnes utilisatrices de produits dans la prise de décisions liées aux services de soins a fait l’objet d’une étude qualitative en Colombie-Britannique, de 2010 à 2014. L’apprentissage réflexif créait des stratégies pratiques pour développer la confiance mutuelle, rééquilibrer les enjeux de pouvoir entre soignant et usager et améliorer la relation de soins. Une stratégie de soins construite sur les forces des personnes était un facteur déterminant (Greer et al., 2016). La pair-aidance, avec des usagers de produits employés comme formateurs pairs, s’est révélée comme élément-clef dans le travail de réduction des dommages et des risques chez les utilisateurs de crack et d’amphétamines à Vancouver (Jozaghi et al., 2016).
En France, l’Agence nationale de l’évaluation sociale et médico-sociale (ANESM) a mené une enquête nationale par questionnaire sur L’expression et la participation des usagers dans les établissements médico-sociaux relevant de l’addictologie (ANESM, 2009). L’enquête conclut que la participation des usagers peut se retrouver dans l’ensemble des activités d’une structure : l’accompagnement individuel et le projet de soins, les groupes thérapeutiques, éducatifs et ateliers créatifs, les groupes d’auto-support et d’échange de savoirs, les actions collectives ou les projets individuels d’inclusion sociale dans la ville en dehors de l’institution, et les instances telles que les CVS et les groupes d’expression. L’enquête conclut que la participation constitue une expérience positive pour l’usager, considéré comme un sujet de droit. Les échanges participatifs renforceraient ses compétences et l’estime de soi. Les recommandations finales de bonnes pratiques professionnelles à cet égard soulignent l’importance de diversifier les formes de participation, d’avoir le soutien actif de la direction, de respecter le droit à la participation (droit facultatif et non obligatoire), et d’être pragmatique dans la mise en œuvre : s’appuyer sur les usagers les plus impliqués, valider rapidement les propositions, et trouver des temps de consultation adaptés à la fois aux usagers et aux professionnels (ANESM, 2010, p. 19-23).
Enfin, une enquête de l’IGAS dans les CSAPA et les CAARUD en 2014 conclut que « le principe de la participation des usagers dont l’action vise notamment à promouvoir l’exercice de la citoyenneté des personnes accueillies n’est pas contesté mais est plutôt vécu comme une évidence dans le continuum de la prise en charge, mais une évidence parfois difficile à mettre en œuvre. » L’enquête cite un projet d’établissement : « les personnes que nous accueillons ont souvent des vécus difficiles avec les procédures institutionnelles. De ce fait, il s’agit pour nous de pouvoir prendre en compte cela en réduisant au maximum les discours trop techniques… Si nous n’adaptions pas notre cadre, il y a eu peu chance qu’ils soient « attirés » par le Comité des usagers et l’investissent de façon opérante » (IGAS, 2014).
En conclusion, si la participation des usagers dans les structures en addictologie en France a été érigée comme une nécessité dans la loi de 2002, texte de loi qui a été suivi par une série de recommandations à cet égard par l’ANESM en 2010, l’ensemble des études sur cette question au niveau national et international soulignent les difficultés de mise en œuvre de cette participation. Si la formation des professionnels, l’évaluation de la satisfaction des usagers et la consultation lors de réunions institutionnelles ou informelles sont des approches nécessaires, de nouvelles pistes sont clairement à explorer et notamment la co-construction et la co-production de services de soins et d’accompagnement et une intégration réelle de la pair-aidance dans notre offre de soins en addictologie en France, avec des usagers employés comme accueillants, animateurs, voire comme pairs aidants et formateurs.