décembre 2024
Interview de Anne-Claire Brechet Bachmann (HUG) par Barbara Broers (HUG)
Barbara Broers : Pourquoi avez-vous choisi cette orientation si spécifique ?
Anne-Claire Brechet Bachmann : Je ne peux pas dire que ce fut un vrai choix. Je suis arrivée un peu par hasard dans le service de médecine pénitentiaire pour remplacer une collègue en congé maternité. J’ai aimé ce travail et j’y suis restée. J’avais fait ma formation en médecine interne générale à Genève dans différents services. Le travail dans ce cadre si particulier de la prison, qui pourrait paraître un peu effrayant pour certains, m’a plu. Le but du service médical est de prendre en charge des personnes avec des problèmes de santé et de pouvoir le faire dans le respect de leur dignité et de leur humanité, cela correspond vraiment à mes valeurs éthiques, humaines et professionnelles. C’est donc tout naturellement qu’après le remplacement, j’ai continué à travailler comme médecin en milieu pénitentiaire. Le volet « universitaire » me permet aussi de partager et transmettre ces valeurs aux médecins en formation, ou en voie de spécialisation.
Barbara Broers : Pourquoi considérez-vous qu’il est important d’avoir un service médical en prison ?
Anne-Claire Brechet Bachmann : Le temps de détention peut être vu comme une opportunité de soins pour la population carcérale qui est particulièrement vulnérable. Souvent, les personnes incarcérées sont désaffiliées et en marge du système de santé. Elles ont une prévalence de maladies, infectieuses et autres, nettement supérieure aux moyennes nationales. Le temps d’incarcération offre donc la possibilité de prendre en charge des maladies chroniques (diabète, hypertension, etc.), d’offrir le dépistage de maladies infectieuses (hépatite B, hépatite C et VIH), d’aborder des problèmes de santé mentale et les habitudes de vie, y compris les consommations de substances psychoactives comme le tabac, l’alcool, le cannabis, la cocaïne, etc. Puis, on peut procéder à des investigations plus poussées si nécessaire et proposer des thérapies adaptées. Le principe d’« équité des soins » s’applique, cela signifie que tout le monde a droit aux mêmes soins en milieu carcéral que dans la société.
Barbara Broers : Quelles consommations problématiques de substances rencontrez-vous et comment les gérez-vous ?
Anne-Claire Brechet Bachmann : C’est une question qui nécessite des réponses à plusieurs niveaux. Tout d’abord, chaque personne qui entre en milieu carcéral a un entretien et examen médical minimal avec un·e infirmier·ère, qui évalue l’état de santé, identifie les maladies et traitements connus ainsi que les substances psychoactives consommées. On peut donc être amené à faire des dépistages urinaires, des échelles de manque (alcool, opiacés) ou encore à essayer de contacter les médecins traitants ou des pharmacies qui fournissent les médicaments. Si la personne indique qu’elle consomme des substances psychoactives, prescrites ou non, une seconde évaluation est réalisée. L’objectif est de déterminer la nécessité de mettre en place un traitement, sans connaître le niveau de tolérance du consommateur ou de la consommatrice, afin de diminuer les risques liés au sevrage tout en évitant les surdosages. Par la suite, des protocoles de traitement spécifiques sont établis pour les différentes substances, avec un plafond (dosage maximal) pour les premiers jours de détention. Les détenu·e·s peuvent ensuite demander une consultation médicale.
Barbara Broers : Est-ce qu’il y a eu des changements au cours de votre carrière concernant le type de substances consommées chez les détenu·e·s ?
Anne-Claire Brechet Bachmann: Il y a une proportion stable de la population carcérale ayant des troubles liés à l’usage de tabac et d’alcool. Nous avons connu une longue période avec des consommateur·trice·s d’héroïne mais ce phénomène semble être en diminution actuellement. Le service médical de Champ-Dollon a été précurseur en proposant des sevrages avec de la méthadone déjà dans les années 80, puis l’acceptation des traitements à base d’opioïdes (TAO) et les échanges de seringues dès les années 90.
Depuis 15 ans, nous avons aussi régulièrement des demandes de clonazépam (Rivotril), pour lequel il a été nécessaire de mettre en place un protocole spécifique avec des prises surveillées de gouttes et un dosage limité. Ensuite, la prégabaline est devenue un produit « phare ». Concernant cette substance, nous avons de la peine à trouver un consensus sur l’attitude médicale à adopter. Plus récemment, nous avons eu des détenu·e·s dépendant·e·s à la cocaïne consommée sous forme de crack, mais ceci ne nécessite pas de prescription spécifique, juste une attention particulière à l’état psychique et nutritionnel. Nous surveillons en permanence les évolutions liées au marché des stupéfiants et nous restons en contact avec le réseau addictions à Genève.
Barbara Broers : On entend que la prescription de médicaments psychoactifs nécessite une attention particulière en milieu pénitentiaire, que pouvez-vous nous en dire ?
Anne-Claire Brechet Bachmann: Le milieu pénitentiaire est souvent ressenti comme une source de stress pour les détenu·e·s, ce qui rend fréquentes les demandes de substances calmantes ou permettant de dormir. Les approches non médicamenteuses, comme l’activité physique, les soutiens psychologiques, la relaxation ou la méditation, sont souvent peu disponibles, ainsi le corps médical peut être amené à faire des prescriptions qui risquent de créer une dépendance ou d’induire d’autres sources d’ennui. On doit tenir compte de la double nécessité de permettre aux personnes détenues d’accéder aux traitements d’usage courant, tout en prévenant les complications liées à la substance et à un approvisionnement du marché clandestin, qui a tendance à renforcer les rapports de domination dans la prison. C’est un équilibre très délicat. Nous avons par ailleurs toute une liste de médicaments à éviter, vu leur valeur sur le « marché local », comme le tramadol, le zolpidem, l’akinéton, la quétiapine, etc. La mise en place de protocoles claires facilite la discussion entre les soignant·e·s et les détenu·e·s (moins de « négociations ») et permet de diminuer les actes de violence car cela crée moins de marché noir.
Barbara Broers : Encore un désir, une recommandation ou un conseil à partager pour les professionnel·le·s du domaine des addictions ?
Anne-Claire Brechet Bachmann: Un désir serait certainement une meilleure collaboration entre les services de soins, de traitements et de logements après la période de détention, car souvent les ex-détenu. Une partie du problème est liée au fait que le service médical en dehors de la prison est informé trop tardivement des départs des détenu·e·s, ce qui ne leur laisse pas le temps d’organiser un bon suivi. L’implémentation de structure favorisant les relais seraient également bienvenus. Sur le plan national, j’aimerais que toutes les prisons puissent offrir des traitements adéquats pour les personnes qui souffrent de dépendances, et proposent un accès à des mesures de réduction des risques. Actuellement, ce n’est pas le cas dans une bonne partie des prisons. Pour terminer, j’aimerais passer un appel aux soignant·e·s en les incitant à s’intéresser à la santé et à la médecine pénitentiaire, c’est un domaine de travail passionnant et enrichissant sur le plan professionnel et personnel.