décembre 2024
Interview de Julien Maret par Camille Robert et Jean Clot
Camille Robert et Jean Clot : Pouvez-vous vous présenter rapidement, ainsi que la fondation Bartimée ?
Julien Maret : je suis sociologue de formation et travaille comme directeur à Bartimée depuis juillet 2022. Avant cela, j’ai travaillé dans le domaine de la probation, d’abord sur le terrain, dans le canton de Vaud, où je m’occupais des personnes qui portaient des bracelets électroniques et qui faisaient du travail d’intérêt général pendant plusieurs années. Ensuite, dans le canton de Genève, pendant de nombreuses années, comme chef du secteur « peines alternatives et hébergement » au Service de probation et d’insertion, avant d’être directeur adjoint, puis directeur de ce service.
La Fondation Bartimée fête ses 30 ans cette année. Il s’agit d’un établissement socio-éducatif d’accompagnement et de réinsertion des personnes concernées par des problématiques d’addiction. Il y a trois grands blocs de prestations : une structure résidentielle à Grandson, pour des séjours relativement longs, d’une année à une année et demie. Il y a 20 places, 13 volontaires et sept non volontaires. Il y a aussi 25 appartements dans la région d’Yverdon, avec un suivi ambulatoire à domicile. Le troisième bloc de prestations comprend des ateliers d’insertion en périphérie d’Yverdon, avec « Y Métal » qui fait de la construction métallique et « La Ressourcerie » qui est le magasin de récupération et de revente d’objets recyclés et revalorisés de la déchetterie. On a environ 50 places de travail en ateliers d’insertion, et entre 25 et 30 personnes suivies en appartements.
Camille Robert et Jean Clot : concernant les offres en résidentiel, il y a donc des places pour volontaires et pour non volontaires. Pouvez-vous nous en dire plus ?
Julien Maret : Officiellement, Bartimée est agréée par le canton pour avoir cinq places réservées pour des mesures selon l’art. 59 du Code pénal (NB : Il s’agit de personnes qui ont commis un crime ou un délit et dont le juge estime que l’infraction a été commise en lien avec un « grave trouble mental »). Cela dit, on a décidé avec le Conseil de fondation de limiter notre offre à sept places non volontaires, dans lesquelles on compte également les art. 60 CP (NB : infractions commises en lien avec une addiction), les exécutions anticipées de mesures, les mesures de substitution à la détention avant le jugement, selon l’article 237 du code de procédure pénale, et puis les placements à des fins d’assistance (PAFA ou PLAFA selon les cantons). Pourquoi on les regroupe alors que ce sont des réalités très différentes ? Cela est lié à la charge administrative et aux ressources supplémentaires que ces suivis impliquent.
Camille Robert et Jean Clot : quels sont les objectifs de ces mesures ?
Julien Maret : Il faut se demander si on parle d’objectifs pour les personnes, pour l’institution ou par rapport au Code pénal. En fin de compte, c’est quand même le Code pénal qui détermine ce que sont censées être ces mesures. Pour faire simple, lorsqu’une personne commet un délit en lien avec sa problématique d’addiction ou de troubles mentaux, la justice ordonne une expertise psychiatrique qui conduit à des diagnostics et à prononcer des mesures en lieu et place de la détention. Les mesures selon les art. 59 et 60 CP s’adressent à des personnes qui présentent un risque de récidive ou qui ont commis des délits en raison d’un trouble psychique ou de troubles addictifs. On les enjoint à se soigner « comme punition », en quelque sorte. Il y a toujours une peine en soi, mais qui est suspendue au profit du traitement institutionnel. De ce point de vue, les objectifs que nous poursuivons, en accueillant des personnes sous mesures, c’est la poursuite de l’avancement prévu par le Code pénal et par les plans d’exécution de la sanction, selon l’art. 75 CP. En effet, le système pénal suisse prévoit une progression dans l’exécution de la peine : plus la personne arrive à des échéances, par exemple à un tiers de peine, à mi-peine ou aux 2/3 de peine, plus elle a d’autorisations de sortie ou d’ouverture de cadre, si elle se comporte bien, qu’elle respecte ce cadre et qu’elle atteint ses objectifs. On est un des maillons de cette chaîne-là, le passage en milieu ouvert de personnes qui ont un début de parcours de détention. Quant aux objectifs pour la personne, selon moi, c’est souvent, en tout cas dans un premier temps, d’éviter la prison à travers la mesure, même s’il y a des niveaux d’attentes différents, notamment en termes de réinsertion ou de rétablissement.
Camille Robert et Jean Clot : qui décide du degré d’ouverture et de cette liberté graduelle ? Est-ce que vous jouez un rôle dans ce processus ?
Julien Maret : C’est essentiellement l’autorité d’exécution qui fonctionne aujourd’hui dans les cantons romands avec une sorte de case manager – qui est souvent juriste, professionnel·le du social ou des binômes – qui applique le plan d’exécution de la sanction (PES) selon l’art. 75 CP. En théorie et selon le Code pénal, la privation de liberté n’est censée renvoyer qu’à la privation de liberté de mouvement ; la personne devrait pouvoir continuer à accéder à tous ses droits, et sa réinsertion est censée commencer déjà en détention. En réalité, ce n’est pas le cas. Il y a parfois des personnes qui ont fait de longues périodes de détention (y.c. avant jugement) et qui ont déjà un PES qui détermine les phases d’ouverture, les temporalités, les conditions à respecter ou encore les objectifs à atteindre. Dans la plupart des situations, en particulier les art. 60 CP pour lesquels les peines sont moins longues, on rédige nous-mêmes le PES, en collaboration avec la personne concernée et cela doit ensuite être avalisé par l’autorité.
Camille Robert et Jean Clot : vous devez par conséquent effectuer des tâches de contrôle, par exemple, des prises d’urine ?
Julien Maret : Oui, il y a toute une série d’obligations. On y reviendra, mais dans l’immédiat je peux vous dire qu’il y a toujours une injonction. La question des quatre piliers n’est pas tellement prise en compte, mais il y a une tolérance, un pragmatisme plus ou moins grand selon les cantons pour les mesures selon l’art. 60 CP, mais pas pour les mesures selon l’art. 59 CP. Donc effectivement, on doit faire un certain nombre de contrôles, et puis on doit surtout dénoncer ou signaler toute rupture de cadre.
Camille Robert et Jean Clot : c’est ce que vous disiez sur la prise en charge de personnes non volontaires qui a un impact en termes organisationnels. Est-ce que vous pourriez préciser ce point ?
Julien Maret : Oui, c’est une charge organisationnelle complexe. Concernant les personnes qui passent de la détention à un établissement socioéducatif, elles n’ont pas le droit de sortir les premiers temps, mais on essaie de traiter tout le monde selon le même régime : les personnes entrées volontairement et celles sous art. 60 CP ont le même régime de progression même s’il y a des variabilités au niveau des temporalités. En revanche, pour les personnes sous art. 59 CP, c’est minimum deux mois, voire trois ou quatre, sans sorties. On reçoit des personnes qui ont passé du temps en détention où, la plupart du temps, elles ont eu des soins minimaux. Je vous donne un exemple : en ce moment on accompagne quelqu’un qui a des problématiques de dos, et qui s’est fait prescrire des antidouleurs et des patchs de fentanyl pendant trois ou quatre ans. Le fait d’avoir davantage d’activités, et non plus une heure de promenade par jour dans la cour, demande des soins somatiques aigus. On doit donc l’accompagner trois, quatre ou cinq fois par semaine à ses rendez-vous médicaux.
Cette première période sans sorties est très compliquée et on utilise énormément de ressources. Il y a également le choc du passage au milieu ouvert. En détention, on dit aux personnes à quelle heure se lever, à quelle heure manger, presque à quelle heure dormir – j’exagère un peu – et puis elles retrouvent tout à coup une certaine autonomie. Chez nous, si elles veulent partir, elles partent. Au début, il y a l’appréhension de l’épée de Damoclès, mais cela s’estompe rapidement. Pour l’institution, c’est compliqué en termes organisationnels, il faut gérer les risques entre les ouvertures de cadre prévues et imprévues. Je prends l’exemple de quelqu’un, perdu ou abîmé par l’addiction, qui est dans une situation où il tente de rétablir un lien avec ses enfants. Est-ce que l’on va compter les heures où il va voir ses enfants comme faisant partie de ses congés ou est-ce que l’on octroie ces heures sous forme de sorties de « réinsertion » ? C’est toujours un peu compliqué : chaque fois qu’il se passe quelque chose, il faut rendre des comptes, demander un préavis au médecin. Cela constitue une charge administrative importante.
Camille Robert et Jean Clot : avec ces différents régimes, comment se passe la cohabitation entre résident·e·s ?
Julien Maret : Quand je suis arrivé, dans l’ancien système, il y avait autant de régimes que de personnes différentes, d’autant plus que l’on est dans un système fédéral où chaque autorité cantonale d’application a ses propres règles, ses propres méthodes, ses propres modalités d’application. Il y a bien le concordat sur l’exécution des peines, mais comme vous le savez, les concordats c’est une tentative d’arriver à des plus petits dénominateurs communs entre des cantons qui n’ont pas les mêmes réalités. Par conséquent, ce sont des recommandations assez standards, et il faut discuter avec chaque canton. Aujourd’hui, pour moi, la grande avancée c’est d’arriver à ce que toutes les personnes aient le même type de régime de sortie, hormis celles sous art. 59 CP. Pour elles, il faut gérer les situations au cas par cas, et pas seulement en fonction des cantons, mais en tenant compte de la problématique, des niveaux de risque, ou encore de l’évolution de la personne ; c’est ainsi que l’on va définir les temporalités de l’exécution de la mesure. C’est en quelque sorte un accompagnement « cousu main » pour chaque situation, négocié avec l’autorité et rediscuté régulièrement avec la personne concernée, en fonction de son évolution.
Au début, on essaie de préserver les personnes du stigmate, en n’annonçant pas aux autres résident·e·s qu’elles sont sous mesure selon l’art. 59 CP. Mais cela se sait rapidement. On a un exemple assez récent d’une personne qui arrive d’un autre canton en convoi de transfert pénitentiaire, menottée et accompagnée de deux policiers. On remarque aussi que, même si on informe les personnes du fait que l’on a maintenu la confidentialité quant à leur situation, elles en parlent rapidement entre elles. Donc, en fin de compte c’est assez clair pour tout le monde dès le départ que les personnes soumises à un art. 59 CP n’ont pas les mêmes possibilités que les volontaires.
Mais cela crée plutôt une dynamique de soutien, les résident·e·s volontaires essayant de défendre la cause de leurs collègues sous mesure. Cela peut être aussi à double tranchant : s’il y a des leaders avec des attitudes plus négatives cela peut créer des sortes de clans. Finalement, chaque personne comprend que les droits sont en théorie les mêmes pour tout le monde, et que plus elles avancent avec leurs objectifs, plus elles sont transparentes avec les professionnel·le·s, mieux les choses se passent. Dans tous les cas, on a des principes qui orientent l’accompagnement. En d’autres termes, il y a un parcours idéal typique, mais qui peut aller plus ou moins vite selon les situations, et le niveau d’autodétermination de la personne. Chaque situation est différente, mais la dynamique communautaire est essentielle au bon fonctionnement de l’accompagnement. On porte aussi une attention particulière à un de nos critères d’admission : la compatibilité des profils avec les personnes déjà présentes.
Camille Robert et Jean Clot : l’équipe passe en revue les différentes situations et problématiques ? Vous faites en quelque sorte un casting ?
Julien Maret : il s’agit du processus d’admission : une demande initiale arrive, la plupart du temps venant de l’autorité qui essaie de placer les gens qui sont en détention en mesure. Si la personne a un·e bon·ne avocat·e qui comprend le système, la demande est aussi parfois faite par l’avocat·e. Dans certains cas c’est la personne elle-même qui fait la demande en écrivant depuis la détention, ou avec l’appui des services sociaux et médicaux des établissements. Si ces demandes n’arrivent pas via l’autorité d’application, nous sollicitons cette autorité qui va évaluer si la mesure de placement est envisageable.
L’étape suivante, c’est de rassembler le dossier, afin qu’il soit le plus complet possible, donc il faut les jugements, le casier judiciaire, les expertises psy, les rapports médicaux, les rapports de détention, etc., le plus d’informations possibles. Sur cette base-là, une commission d’admission interne, qui se réunit chaque semaine et dans laquelle il y a les coordinateurs·trices des accompagnements, les chef·fe·s des secteurs, l’assistant·e social·e, moi et un ou une collègue du résidentiel, étudie le dossier.
Après en avoir pris connaissance, soit ça s’arrête là, parce qu’on estime que ce n’est pas le bon profil, soit on donne un premier préavis à l’autorité pour dire qu’on va aller voir la personne en détention. On a aussi besoin de vérifier avec elle si elle a bien compris où elle allait mettre les pieds, de voir un peu ce qu’elle nous raconte, si c’est cohérent avec ce qu’il y a dans le dossier, etc. On lui remet l’ensemble de la documentation, le règlement, le contrat socio-thérapeutique et les informations sur l’accompagnement. On lui laisse le temps d’en prendre connaissance, puis elle doit nous confirmer sa décision et nous autoriser à communiquer avec son réseau et les autres institutions où elle a déjà séjourné. Si elle n’est pas d’accord ce n’est généralement pas bon signe. Plus il y a de regards différents sur une situation, plus l’analyse sera fine. Il y a parfois une deuxième rencontre en détention, et si tout va bien, il y a une conduite, c’est-à-dire une journée d’essai durant laquelle la personne est souvent accompagnée par le personnel socio-éducatif et/ou pénitentiaire. Concernant les personnes sous art. 59 CP, on demande encore un avis à la psychiatre qui est en charge des mandats médico-légaux, et parfois à notre médecin responsable. Et, systématiquement, pour les personnes sous art. 59 CP, nous organisons ensuite quelques jours d’immersion dans l’institution, avant de nous décider formellement. Tout ce processus doit se faire en bonne intelligence avec l’autorité d’exécution afin de garantir au maximum l’adéquation entre les attentes de l’autorité, les objectifs de la personne et nos possibilités d’accompagnement.
Camille Robert et Jean Clot : les personnes concernées vous considèrent-elles comme un partenaire ?
Julien Maret : Pas au début, forcément. On est du mauvais côté de la force, du côté de l’autorité, on est ceux qui dénonçons. Ce qui est important pour moi c’est de tout le temps dire ce que l’on fait et de faire ce que l’on dit, afin que les choses soient claires. Il faut rappeler le cadre régulièrement et expliquer qu’en tant que référent·e de terrain, il y a des responsabilités, un cahier des charges, et qu’en cas de dépassement de cadre, on n’a pas d’autre choix que d’informer l’autorité. Au lieu de découvrir par hasard lors d’une prise d’urine que quelqu’un a consommé et qu’elle nie, que l’on doive faire de multiples tests complémentaires en laboratoire, il vaudrait mieux qu’elle vienne directement vers nous, qu’elle nous explique qu’elle n’arrive pas à faire autrement, et que l’on essaie de trouver, avec elle d’autres moyens. Cela marche assez bien, même si le principe de l’aide contrainte est très complexe à pratiquer sur le terrain. On a travaillé pendant des années là-dessus, et cela ne s’apprend pas théoriquement. Tu es à la fois celui qui soutient, mais celui qui doit rappeler le cadre et qui dénonce.
Je pense que souvent, au début, l’objectif principal de la personne est d’éviter la prison, malgré ce qu’elle peut dire. Toutefois, je suis assez convaincu, après près de 20 ans de travail dans l’aide contrainte, que, même si vous faites semblant de correspondre aux principes d’un cadre contraignant, à un moment donné, vous finissez tout de même par correspondre à ces principes, et cela peut amener la personne vers de réels changements. Autrement dit, l’idée c’est de passer de l’imposition du cadre, à l’acceptation de ce cadre, puis à l’intégration individuelle, puis au détachement. Ça veut dire que la personne ne fait plus les choses pour correspondre au cadre, mais pour son propre développement et rétablissement, ce qui fait qu’au final elle correspond au cadre. Là, on a réussi. Mais c’est ça le plus dur et ça peut prendre des années et nécessiter plusieurs essais
Camille Robert et Jean Clot : et comment juge-t-on de l’efficacité d’une mesure institutionnelle ? Est-ce que celle-ci repose sur des indicateurs ?
Julien Maret : je dirais qu’il y a plusieurs types d’indicateurs, et que cela dépend aussi du contexte. Pour l’autorité, c’est assez simple. C’est on/off. Autrement dit, et en particulier pour les mesures art. 59 CP, c’est : 1) abstinence, 2) pas de récidive, 3) respect du cadre. Ce sont les indicateurs que la justice va prendre en compte au moment de l’évaluation des ouvertures de régime. La justice se base toujours, selon le Code pénal, sur les trois mêmes principes : est-ce qu’il y a un risque de récidive ? Est-ce qu’il y a un risque de fuite ? Est-ce qu’il y a un risque de collusion ? Cela étant, c’est variable selon les juges et les cantons, et dépend aussi du discours que va tenir la personne devant la justice. La réinsertion ou l’amendement, ce sont aussi des indicateurs qui sont pris en compte par les autorités, mais que nous voyons différemment, en tant que professionnel·le·s de terrain, et qui sont vus aussi différemment par les établissements de détention, par les autorités d’exécution, par les services de probation ou par la personne elle-même. On est toujours dans un système où l’on estime que, si la personne ne reconnaît pas ses délits et qu’elle n’a pas un amendement sincère, elle constitue un risque. Mais le fait d’exiger d’une personne qui souffre d’une problématique grave de santé mentale, comme une psychose, qu’elle ait un amendement sincère, cela peut paraître aberrant.
Qu’est-ce que l’on considère comme une réinsertion réussie ? Quelqu’un qui vit à l’aide sociale, sans commettre de délits, en consommant un petit peu, puis qui va rester comme ça toute sa vie ; est-ce que c’est une réinsertion réussie ? C’est relatif. Si son passé c’est la prison, le brigandage et les agressions, alors oui, on peut dire que c’est un bout d’une réinsertion réussie. Puis, il faut suivre l’évolution sur deux, cinq ou dix ans, et il y a très peu d’études qui permettent de bien cerner le phénomène. Je pense que la qualité de vie est un bon indicateur, ce à quoi la personne aspire, comment elle peut se sentir mieux dans sa vie avec ou sans consommations, au-delà de la récidive propre.
Camille Robert et Jean Clot : Il est souvent, et à juste titre, question des besoins des personnes concernées auxquels doivent répondre les prestations du réseau socio-sanitaire, mais qu’en est-il des besoins des institutions pour garantir un accompagnement approprié ?
Julien Maret : On a besoin de plus de temps. On a besoin de temps pour l’analyse et l’évaluation. On a besoin de temps pour essayer et expérimenter. Ce sont des choses difficiles à faire lorsque l’on travaille avec des personnes sous mesure. On a besoin de plus de temps pour l’intégration et puis on a besoin de plus de ressources et de moyens au début de l’accompagnement. Comme je l’ai expliqué, les suivis sous contrainte sont très chronophages, et cela a un impact sur les équipes qui sont assez fatiguées au bout d’un moment. On a parfois l’impression d’être un Uber pour personnes sous mesure. Je caricature un peu, mais cela peut être assez usant, dans les premiers mois, quand la personne n’a pas de droit de sortie non-accompagnée.
Je pense que l’autre problème, c’est qu’il faudrait un peu plus de souplesse et d’adaptabilité de certaines autorités, et puis il faudrait plus de facilités lors des sorties et des transitions. Aujourd’hui, pour une personne qui est sous mesure 60, c’est assez simple : si cela se passe mal, on va arrêter le suivi en collaboration avec l’autorité. Ils vont évaluer s’ils la remettent en détention ou s’ils la placent dans un autre établissement. Pour un art. 59 CP, c’est très compliqué d’arrêter le suivi et de trouver une nouvelle institution. On ne peut pas le faire comme ça, on ne peut pas juste le mettre à la porte. Tout doit être coordonné avec l’autorité. S’il est hospitalisé, il doit l’être dans l’unité hospitalière carcérale de son canton, et comme on le sait, le système hospitalier est au bord de l’effondrement et fonctionne en flux tendu. C’est très compliqué. Il y a certaines périodes dans les suivis où on a besoin de sortes de décharges hospitalières, et c’est difficile de les obtenir. En définitive, il y a une énorme marge de progression en termes de collaboration avec les hôpitaux psychiatriques, même s’ils ont bien entendu leur réalité et leurs difficultés, avec leur liste d’attentes et situations complexes à gérer.
Autrement, il faudrait plus de communication et de transparence dans les institutions sur les risques et les opportunités de ce type d’accompagnement, parce que, moins on connaît les choses, plus on a une appréhension un peu dogmatique ou, comment dire, monolithique de cette réalité. Cela peut faire peur parce que ce sont des gens qui ont commis des délits graves, qui ont des psychoses, etc. Il ne faut jamais oublier les actes que la personne a fait, mais il ne faut jamais la réduire à ses actes. Nos méthodes d’accompagnement sont adaptables à des personnes qui ont des problématiques d’addiction et qui ont commis des délits. Pour moi, il y a un travail de lobbying aussi à faire sur ce que sont les mesures, quels sont les profils des personnes qui sont sous mesure, déjà à l’interne dans nos institutions, et plus largement dans l’opinion publique et auprès des décideur·euse·s politiques.
En termes de défis, je dirais aussi qu’il y a un difficile équilibre à trouver entre les obligations sécuritaires qui découlent des cas pénaux et puis ce que j’appellerais la réinsertion pragmatique de terrain. La réinsertion, c’est toujours une prise de risque. En fait, si on ne peut pas prendre de risque, certes mesurés et documentés, on laisse les gens en prison, on jette la clé et comme ça on ne prend aucun risque. Maintenant, comment évaluer ce risque, comment le catégoriser, puis comment le prévoir, ça, c’est une partie de notre job, en collaboration avec les services criminologiques des autorités de placements et les partenaires de la psychiatrie. Aujourd’hui, dans les établissements sociaux, ce n’est pas encore extrêmement développé. J’entends souvent des collègues qui se demandent si la personne fait semblant d’adhérer au cadre. Mais je ne pense pas que ce soit le plus important. Elle fait semblant d’adhérer ou pas. Elle sort de deux, cinq, voire dix ans de prison, laissons-la faire semblant. Au bout d’un moment elle fera tellement semblant qu’elle sera dedans quand même. C’est aussi parce que cela fait 20 ans que je travaille dans ce domaine que j’arrive à tenir ce discours. Je comprends que c’est compliqué à entendre parfois, pour des personnes n’ayant pas une connaissance fine de ce genre de situations, et ce n’est pas que je relativise ou que je minimise, c’est que j’estime qu’il faut trouver la juste pesée d’intérêt. Et puis je pense qu’il ne faut jamais minimiser les indicateurs. Il faut très bien connaître les dossiers des personnes, leurs expertises psy, leurs déclencheurs, parce que ce sont vraiment des profils très, très spécifiques. C’est notre responsabilité de bien connaître les dossiers, pour anticiper au mieux les zones à risques pour les personnes et dans l’accompagnement
Ce que je dirais aussi par rapport aux défis, et je finirai là, est qu’ils se situent au niveau de la collaboration avec les structures hospitalières qui sont surchargées, le manque de moyens, et le manque de places. Il y a de plus en plus de mesures qui sont prononcées et de moins en moins de libérations de mesures. Donc, le « stock actif » de personnes sous mesures augmente constamment, les personnes vieillissent, mais il n’y a pas plus de places spécifiques, voire il y en a de moins en moins. C’est la raison pour laquelle la Cour européenne des droits de l’homme a condamné la Suisse pour traitement inhumain, dans un arrêt de 2024, parce que dire à quelqu’un : « vous avez fait des délits parce que vous êtes malade, donc vous devez vous soigner », mais en même temps laisser cette personne dans une prison, cela s’apparente à de la maltraitance.
Camille Robert et Jean Clot : Merci pour cet entretien.