décembre 1999
Michel Pluss
Aujourd’hui, l’institution résidentielle pour personnes toxicodépendantes est à la croisée des chemins. Restrictions financières et images douteuses – pseudo-carcérales ou club-med, c’est selon – ne sont pas les seuls éléments à mettre en cause. Les résidentiels, anciennement dénommés communautés thérapeutiques, ont aussi un besoin important de s’adapter aux nouvelles formes de toxicodépendances et surtout aux nouvelles donnes sociales.
La communauté thérapeutique forte, contraignante, mais aussi contenante et sécurisante est dépassée dans une société beaucoup plus individualiste où la normalisation morale musclée du toxicomane a été progressivement remplacée par une normalisation médicale et chimique. C’est-à-dire qu’il y a eu remplacement d’un cadre de contrainte par la collectivité, coercitif et moralisateur – à l’origine en tous les cas et, parfois encore, hélas – par un cadre chimico-thérapeutique: généralisation de la substitution, psychiatrisation de la dépendance (lecture en termes de co-morbidité) et camisole chimique (hauts dosages, systématisation de l’emploi de médicaments psychotropes) qui puisse contenir le débordement et la toute-puissance fantasmée du toxicomane…
De fait, largement débarrassé d’attentes sécuritaires pernicieuses, le résidentiel voit une chance particulière d’adapter ses atouts les plus pertinents qui correspondent, nous allons le voir, parfaitement aux besoins des personnes dépendantes d’aujourd’hui.
Les communautés thérapeutiques sont nées aux Etats-Unis en 1958, inspirées par le système des Alcooliques Anonymes: comportementalisme (version behavioriste de Skinner), sans professionnels. La prise en charge y était strictement communautaire et normative (pas de prise en charge individuelle). L’idée soutenue par le behaviorisme est que la toxicomanie est une déviance, une inadaptation sociale et que la voie est un reconditionnement (cf la terminologie de l’époque de «maison de redressement» concernant les adolescents). Donc, pour redresser, on va plier à la norme. Prise en charge, comme on peut le constater, d’une éthique douteuse…
ÉEtape suivante, toujours aux USA, DAYTOP qui repose sur:
Fin des années 70: arrivée en Europe. Ce système «prend» tout de suite: «Ils» connaissent le problème, le prennent entièrement à charge et ainsi protègent et soulagent, pense-t-on, le corps social et le «toxico» de lui-même et de sa drogue.
Ainsi, le résidentiel a répondu en premier lieu à un besoin de sécurisation, à l’exception peut-être de la tentative malheureuse du «Levant» dans les années 70, de lui donner une autre orientation. Sécurisation de la société face à une population peu contrôlable, sécurisation des personnes dont la consommation de produits psychotropes atteint un seuil de compulsion et de dépendances qui ne permet plus une vie autonome. On le voit, l’héritage est lourd et parfois encore sournoisement niché au creux des institutions.
Mais un lieu de vie centralisé permet, de plus, d’aborder une multitude de niveaux de problèmes différents: vie sociale, difficultés individuelles, santé, problèmes concrets, etc. C’est cette professionnalisation (interventions centrées sur des problématiques individuelles, élaboration référentielle et conceptuelle, formation du personnel) à laquelle se sont attelées ces institutions dans les années 80/90.
Le pas sans doute le plus important s’est construit autour de l’individualisation progressive des prises en charge et l’abandon d’une éducation moralisatrice (édictant le bien et le mal pour ses ouailles), remplacée par une approche éthique fondée sur le respect et le renforcement des valeurs de l’individu: en 1999, il demeure peu d’institutions à vocation coercitive et initiatique.
Des activités concrètes déjà présentes – ateliers, sport, etc.- se sont renforcées et parallèlement s’est développé, petit à petit, un travail thérapeutique efficient sur différents registres:
Comme on le voit, la professionnalisation des lieux de travail a permis un accroissement sensible des interventions, par la multiplication de prestations plus élaborées, au fur et à mesure que la vision et l’expérience des professionnels allaient en s’affinant, mais toujours intra-muros. Les lieux se sont transformés en institutions dites thérapeutiques; traitement de la dépendance, prise en compte des effets sociaux de l’addiction puis insertion.
Mais, si elles se sont enrichies de l’intérieur, elles se sont peu donné l’occasion de le faire en tissant des liens avec la «cité» 1, au risque de renforcer une centralisation déjà excessive et de pénaliser ainsi la réinsertion.
L’évolution de la société, elle aussi, a changé la donne et modifié sensiblement les besoins. Le changement le plus grave aujourd’hui apparaît au travers de la désafférentation grandissante des populations exclues, en miroir à un individualisme plus prononcé des acteurs sociaux:
Alors, dans une société dure, pourquoi sortir d’un lieu de ressourcement chaleureux qui apporte soins, une vie quotidienne et une sécurité qui a tant fait défaut, si l’institution est trop «bonne», trop nourricière et pas assez frustrante? Plus elle est efficace dans son mandat de redonner confiance et goût à la vie de ses clients, plus leur qualité de vie augmente intra-muros, plus l’idée d’en sortir est difficile… Quel paradoxe si, d’autant plus, l’institution vit repliée sur elle-même et si elle n’offre pas de liens suffisamment crédibles et organiques avec le «biotope» futur du bientôt-ex-client. De plus, dans un contexte de menaces financières et de critiques parfois virulentes, le réflexe naturel pour ces institutions, comme pour leurs clients, est le repli sur soi. Avec, comme conséquence, le renforcement de la chronicisation et de la ghettoïsation de ses clients.
C’est, paradoxalement, pour toutes ces raisons-là que le résidentiel a, dans la période à venir, une carte importante à jouer. Ses atouts? Un lieu d’apprentissage sans équivalent:
acquisition de compétences sociales et relationnelles (prendre sa place dans un groupe, gérer stress et émotions, apprendre à négocier, etc.)
apprentissage éducatif de base (hygiène, rythme quotidien, temps libre)
règlement des problèmes concrets (dettes, justice, dossier administratif, etc.)
acquisition de compétences administratives (informatique, courrier, impôts, recherche d’emploi, etc.)
apprentissage d’une autonomie face aux produits psychotropes et/ou le cas échéant à l’abstinence.
On le voit ces savoir-faire déjà efficients répondent parfaitement aux besoins évoqués. Cependant, il semble nécessaire d’aller un peu plus loin: l’articulation à développer aujourd’hui est celle du lien avec la «cité» afin que l’institution ne prenne pas le risque de devenir cet espace cocon. Jusqu’à présent, la réinsertion s’est construite sous forme d’une «phase» posée en fin du séjour. Après 3 ou 18 mois d’immersion institutionnelle, quelques mois permettaient de retisser des liens avec le futur biotope du «retour à la ville». Or cette méthode, si elle a pu suffire à une époque – et on peut légitimement se poser la question – est visiblement aujourd’hui insuffisante. La voie semble tracée par ces expériences d’ancrage de la vie institutionnelle avec une réalité externe, dans le cours même du séjour: action commune avec une ONG à l’étranger, ateliers liés à la vie sociale ordinaire (donc externe à l’institution) par exemple, déjà pratiqués ici ou là.
En bref, passer d’un modèle thérapeutique à un processus institutionnel permanent d’insertion dans une politique de réhabilitation de la personne et d’intégration dans lequel, dès le début du séjour, se retisse la vie sociale de la personne, confrontant chaque jour ses acquis dans l’institution à sa propre vie sociale, dans un va-et-vient constant.
Cela implique un redimensionnement des missions de l’institution avec probablement un recentrage sur ses compétences spécifiques, en articulation avec le réseau d’aide et de soins pour les tâches connexes à son activité, nécessaires au client, mais dont elle n’est pas spécialiste (psychothérapie p. ex.). En allant plus loin, on peut se dire qu’une institution ne peut pas prétendre réaliser une insertion effective si elle n’est pas elle-même en lien avec la vie sociale.
Cela implique non seulement que l’institution permette que le client puisse s’ancrer rapidement à l’extérieur, mais que l’institution elle-même soit structurellement articulée avec la vie civile (entreprise, vie associative, etc.). Un lieu non plus conçu comme séparé (ayant abandonné la notion même de «coupure» avec l’extérieur vécu autrefois comme nocif: zone, amis ou parents), mais en synergie complète avec ses réseaux.
Une institution écologique parce qu’intégrée au lieu même de la vie sociale, non centralisatrice, offrant un traitement mixte des problématiques provoquées par la dépendance, entre son offre spécifique et celle de ses partenaires sociaux.
Cela implique également que le client passe, dans la représentation du professionnel, d’un statut d’aidé à celui de partenaire du cheminement vers son insertion. C’est dans cette vision dynamique et écologique (parce qu’intégrée à son milieu naturel), que l’institution résidentielle a une carte résolument novatrice et sans égale à jouer.