décembre 1999
Jean-Michel Clerc
Depuis longtemps, le domaine de l’alcoologie, couvrant aussi bien l’ambulatoire, le résidentiel et l’hospitalier en soins physiques ou psychiatriques, est en proie, selon les lieux, à des luttes de territoire, des incompréhensions liées à une communication défaillante, des conflits de méthodes ou de compétences.
Il est vrai que l’alcoologie, domaine complexe, récemment «scientifisé», suppose une somme de connaissances quasi encyclopédiques pour être à même de répondre à la réalité très disparate des personnes souffrant de problèmes liés à la dépendance éthylique. Il y a donc pléthore de théories et d’approches thérapeutiques dont aucune ne fait l’unanimité pour lutter contre un phénomène vieux comme le monde, dans un contexte socioculturel à la fois incitatif, permissif, moralisant et rejetant. Dès lors, les querelles de chapelles, ou plutôt le repli sur soi ou encore la disqualification à peine voilée ou agie compliquent les relations et créent un climat peu coopératif entre les institutions et les centres ambulatoires.
Ainsi, les reproches classiques qui vont dans les deux sens compliquent la nécessité de faire alliance dans l’intérêt des clients et de s’organiser en pratique de réseau.
D’un côté, on reproche de trop materner, d’ignorer la comorbidité, de garder les gens trop longtemps en institution, faute de réponses thérapeutiques adaptées et de prises en compte réelles de la pathologie sous-jacente. Ceci, tout en reconnaissant les difficultés à réinsérer quelqu’un qui vit en marge depuis des années et qui n’a pratiquement que très peu de chances de retrouver un emploi dans le circuit socio-économique habituel. De l’autre côté, on regrette de ne pas utiliser à temps l’institution pour stopper une trajectoire problématique, ou d’avoir trop recours à l’hôpital lors de situations de crise. C’est oublier qu’il faut pouvoir motiver toute personne pour entrer dans une institution qui a ses règles de fonctionnement, principalement basées sur le volontariat et l’offre d’un cadre utile et sécurisant.
Pour leur part, les hôpitaux de soins physiques qui traitent en particulier du sevrage et les hôpitaux psychiatriques qui abordent la dépendance et les comorbidités, avec en certains lieux des programmes spécifiques, admettent mal parfois de référer leurs patients à des centres ambulatoires pour la grande majorité non médicalisée, ou à des institutions qui ne le sont que très partiellement. Mais pour cela, il faut encore connaître leur existence. D’où le risque de voir des prises en charge démultipliées, sous la responsabilité d’un nombre trop important d’intervenants de plusieurs spécialités et d’appartenances diverses. Dans ce cas, la cohérence thérapeutique fait défaut et la personne concernée ne peut évoluer dans le sens recherché néanmoins par tous.
Et puis, il y a le poids de l’histoire: chaque centre ou institution ou hôpital par définition a une histoire, parfois fort ancienne. L’évolution peut favoriser l’adaptation aux exigences actuelles ou au contraire, le poids rendant les choses plus difficiles, alourdi par des méthodes qui manquent de créativité, de modernité et d’adaptabilité. À cet égard, l’institution spécialisée a intérêt à relever le défi qui consiste à s’adapter tout d’abord à une clientèle très fragile et désinsérée (qui pose par définition le problème de suite et qui de plus en plus constitue la majorité des situations en résidentiel). Parallèlement, l’institution peine à être suffisamment attractive pour des personnes insérées qui présentent néanmoins un problème de dépendance réel et qui nécessitent un encadrement thérapeutique plus intensif.
Ainsi, la médicalisation même partielle de l’institution peut notamment permettre d’y instaurer à la fois le sevrage et l’activité thérapeutique proprement dite (en sollicitant diverses techniques ayant fait leurs preuves), dans le but d’obtenir un meilleur impact et d’offrir une alternative crédible à des hôpitaux peu concernés par ce type de problématique.
La réalité complexe du travail à fournir au jour le jour, les difficultés rencontrées avec les clients, notamment liées à leur compliance, la compétition interinstitutionnelle ou intercentre, de même que les sensibilités et les compétences diverses des intervenants rendent ardue toute intention de clarifier les rôles et les responsabilités. De plus, actuellement, il faut signaler le climat d’inquiétude lié au problème de financement émanant de l’OFAS qui met en péril bon nombre d’institutions spécialisées et ne facilite nullement toute discussion propice allant vers un partage plus adapté.
Enfin, il y a le degré d’importance bio-médico-sociale du secteur alcool en termes de santé publique comme en termes de coûts sociaux et financiers, dans les circonstancespolitico économiques actuelles. Dans le domaine des dépendances, on sait bien que le secteur alcool fait un peu office de parent pauvre, en comparaison avec la toxicomanie, ceci malgré l’ampleur du phénomène.
Cette réalité se remarque un peu partout, que ce soit à la Commission fédérale des problèmes liés à l’alcool, auprès des offices fédéraux concernés, ou dans le cadre des structures nationales spécialisées. Tous, à des degrés divers, semblent avoir du mal à se coordonner et à élaborer une vision claire sur la politique à mener à divers niveaux. Dès lors, les intervenants de terrain sont privés de lignes directrices précises, ainsi que d’un soutien utile à leurs activités, ceci malgré la multitude d’actions, d’initiatives et de projets lancés ces dernières années.
Cet ensemble de constats schématiques nous amène à porter la réflexion sur la nécessité:
d’entamer un débat de portée nationale à divers échelons abordant l’ensemble des dépendances, afin d’établir un plan d’action réaliste, avec un planning sérieux, des objectifs clairs et des synergies régionales et/ou cantonales et locales qui s’inspirent des instances qui en ont déjà élaboré de façon très générale;
de lancer un travail de refonte en matière législative visant à rendre plus cohérent et partant plus efficace la prise en compte des divers problèmes posés par les dépendances et de définir l’implication des assurances sociales;
d’approfondir l’étude de l’impact et de la pertinence des méthodologies employées concrètement pour la prévention des problèmes liés à l’alcool comme aux autres dépendances; en tenant compte des contextes spécifiques (par exemple: conduite automobile, sorties de fin de semaine, utilisation de «cocktails à la mode» particulièrement dangereux, actions de «seuil bas», etc.);
d’élaborer des programmes d’action et de collaboration interinstitutionnels et/ou interservices qui offrent une cohérence conceptuelle adaptée aux situations prises en charge, dans une optique de recherche de solutions négociées, d’alternatives souples et de possibilités de dépannage en cas de difficultés;
de lancer des travaux de recherche sur des thèmes précis (réinsertion, techniques de développement personnel, etc.) et d’animer des actions thérapeutiques en sollicitant les intervenants spécialisés (des 3 secteurs: ambulatoire, résidentiel, hospitalier) et connaissant les réalités locales et/ou régionales;
d’effectuer la mise en route de «normes de qualité» pour toutes les activités liées à la problématique des dépendances et d’évaluer la répartition des forces, la valeur thérapeutique et sociale et les moyens financiers en faveur des structures ambulatoires, résidentielles et hospitalières;
de préciser le rôle et les moyens mis à disposition aussi bien par la Confédération que par les cantons, en favorisant les synergies utiles, le partenariat, ainsi que la diffusion et la duplication d’expériences reconnues;
de créer un forum des professionnels de la prévention et de l’aide spécialisés au niveau national, en s’appuyant sur les structures existantes qui les regroupent déjà de par leurs spécificités et leurs appartenances linguistiques et/ou régionales.
Cette liste ambitieuse de choses à faire devrait être réalisée dans le but de développer et de renforcer l’ensemble du dispositif actif dans la promotion de la santé et le suivi de situations problématiques. De plus, les réalités budgétaires risquent fort d’être d’ici peu un levier sélectif qui ne prendra en compte que les réalisations reconnues, avec le risque d’appliquer une pensée unique face à une réalité complexe, coûteuse et sujette à des décisions qui ne vont pas toujours dans le sens de l’intérêt des personnes souffrantes et de l’adoption de solutions adéquates.
En dernier lieu, les professionnels concernés auraient intérêt à porter le débat sur la place publique, auprès des politiciens et des médias, afin que les solutions ainsi présentées aboutissent à une prise de conscience réaliste et responsable et obtiennent de ce fait un large soutien.
Enfin, la population aurait à être mieux orientée et motivée grâce à un travail de promotion de la santé et de marketing social. Il s’agirait tout d’abord de développer un consensus suffisamment solide et étayé et une attitude plus responsable à l’égard des problèmes évoqués. Puis, dans un deuxième temps, de donner l’habitude de consulter, en diffusant les informations utiles sur les structures existantes par divers canaux. Ceci avant que n’apparaissent les conséquences lourdes et les souffrances parfois catastrophiques, impliquant les familles, mais aussi les pouvoirs publics et les structures spécialisées dans leur mission de prévention et leur devoir d’aide et d’assistance au sens large.