décembre 1999
Olivier Amiguet
Existe-t-il un parallèle entre l’évolution de la société et celle des prises en charge résidentielles? Telle est la question que l’on me propose de traiter…
Tenir un discours sur «la société» n’a pas de sens. La société n’existe pas. Pas plus que les toxicomanes, pas plus que les institutions résidentielles. Tout énoncé qui se voudrait général ne pourrait au mieux que se prévaloir d’un groupe de référence plus ou moins grand. L’évolution de la société ne peut donc être posée en termes univoques. Je ne peux qu’en être réduit à une démarche pointilliste, partielle, ne relevant que de mon regard. Ni exhaustif ni objectif, je ne suis qu’un observateur immergé, incapable de discerner, en dehors de mon propre regard, ce qui se passe. Aussi, je ne m’aventurerai pas dans une analyse dont je suis incapable pour traiter de comparaisons qui ne seront jamais raison.
Pourtant, la question de l’influence réciproque que peuvent exercer la «société» et les institutions résidentielles accueillant des personnes toxicodépendantes, que je nommerai tout simplement «institutions» dans la suite de cet article, me titillent. Qui influence qui, comment les impératifs des uns marquent-ils ceux des autres? Leur logique est-elle proche, complémentaire, contradictoire? Leurs enjeux sont-ils compatibles? Dans le cadre des deniers publics dont dépend la survie des institutions, y a-t-il des marges de manœuvre ou de négociation à retrouver? Voilà en quelques mots les questions auxquelles je me propose de réfléchir. Ces quelques lignes se veulent un point de vue, un essai plus qu’une analyse.
La toxicomanie, lit-on parfois, est un fléau de notre société, un symptôme, un révélateur. Affirmer cela, c’est prétendre qu’il y a un lien entre l’organisation sociale et le comportement de certaines personnes qui se rendent dépendantes de produits toxiques. C’est probablement pertinent, mais difficile à démontrer en termes si généraux. Cela supposerait que beaucoup de pays ont une organisation sociale semblable et que, dans des régions dont l’organisation différerait, on devrait voir des différences dans l’intensité, les modalités ou les effets de ce phénomène. On pourrait dire par exemple que la société suisse s’est caractérisée par un nivellement des conflits, que la paix sociale a gommé les choix possibles d’orientation de société. La gauche s’est laissée embobiner par le discours consensuel au lieu de jouer son rôle critique et innovateur. C’est ce que prétendaient certains lors des dernières élections fédérales. La toxicomanie pourrait alors être vue comme une réaction adéquate dans une société qui ne laisse ni choix ni échappatoire, une société au consensus mou et à l’avenir stérile. Si tel était le cas, on pourrait alors se réjouir de la polarisation plus grande des dernières élections qui permettent la montée aussi bien de la droite dure que de la gauche plus affirmée car la toxicomanie devrait évoluer c’est-à-dire diminuer. Or nous savons que dans les pays fortement polarisés du point de vue politique, le phénomène de la toxicomanie existe dans des proportions comparables. Cela devrait nous permettre de relativiser les discours qui proposent une vision linéaire, en termes de causes à effets entre le fonctionnement de la société et la toxicodépendance. C’est une vision assurément trop simplificatrice et trompeuse.
Que dire alors de l’influence réciproque qu’exercent société et institutions? Bien sûr, les institutions font partie de la société et on ne peut poser ces deux termes comme si nous avions affaire au même niveau logique. La société englobe les institutions et donc les surdétermine. Mais nous savons aussi que chaque membre de la société y est acteur, qu’il exerce un pouvoir d’influence, qu’il peut contribuer à accélérer ou ralentir le mouvement de l’ensemble. Peut-on alors repérer en quoi société et institutions participent parfois du même mouvement, en quoi elles se répondent et s’encouragent mutuellement dans des processus analogues? Y a-t-il une pertinence à penser non seulement qu’elles sont prises dans les mêmes filets mais qu’elles les renforcent mutuellement? C’est l’hypothèse que je vous propose.
Moi, je paie mon natel avec ma carte de crédit. Ce sont là les trois aspects que je retiendrai pour caractériser notre époque: individualisme, immédiateté et primauté de l’économique.
Individualisme d’abord, dans la mesure où le discours néo-libéral devient largement dominant et met l’accent sur la responsabilité de l’individu, mesure de référence. Chaque individu est supposé l’égal des autres, a les mêmes chances et les mêmes risques. C’est lui qui réussit ou qui échoue. Les droits individuels sont premiers par rapport au souci d’égalité. La liberté prime sur l’égalité. Quant à la fraternité, c’est plus celle de la compétition, de la rivalité que celle de l’entraide. L’individu est implicitement responsable de ce qui lui arrive. Certes, il n’est pas fautif de perdre son poste de travail pour cause de restructuration et rationalisation, mais il est coupable de ne pas retrouver un nouvel emploi. Le doute est omniprésent lorsqu’il y a difficulté: qu’a fait cette personne pour en être là où elle en est? Chaque personne en difficulté a le choix relatif d’être considérée comme fautive ou comme faible ou malade.
Les institutions de leur côté sont prises dans une tension curieuse. D’abord elles sont destinées à une population définie par des caractéristiques communes (les personnes toxicodépendantes à tel type de produit) c’est-à-dire destinées à penser catégorie, à penser ce qui relie, à penser ressemblances entre les usagers accueillis. On pourrait donc imaginer qu’elles s’inscrivent en faux contre ce mouvement individualisant. Le fait de s’inscrire à l’intérieur de la politique des quatre piliers prônée par l’OFSP accentue cette vision de collectivité: les personnes toxicodépendantes sont un groupe repérable, avec des caractéristiques définies selon que l’on pense prévention, thérapie, aide à la survie et réduction des risques ou répression.
Pourtant, l’accueil résidentiel met en évidence un autre phénomène. La personne qui demande son accueil est posée, dans son milieu d’appartenance, comme étant le problème. Elle est la patiente désignée, peut-être le bouc émissaire. C’est elle qui a et qui est le problème. Elle est inscrite dans une différenciation d’avec son entourage: elle est d’abord différente puisqu’elle a un problème, c’est elle qui a besoin d’être accueillie, soignée, encadrée pour qu’elle s’en sorte. On pourrait dire en quelque sorte que les institutions sont faites d’une juxtaposition d’individus désignés comme devant être soignés.
La médicalisation des prises en charge, rendue obligatoire par l’OFSP, contraint toute personne à se percevoir comme malade puisque, pour des raisons de financement, chaque personne doit faire l’objet d’un certificat médical. Je me suis demandé si cette identification à un statut de malade ou d’invalide ne provoquait pas une alternative particulière. Soit le médecin qui établit le certificat n’en parle pas au résident et de ce fait l’inscrit dans une non-clarté et alimente le jeu de cache-cache si caractéristique des situations clandestines comme le sont les modalités de vie des personnes toxicodépendantes. Ce faisant, il alimente les trucs de survie individuelle que connaissent les personnes toxicodépendantes. Soit ce statut est clairement annoncé ainsi que sa légitimation et il inscrit alors la personne dans la logique médicale c’est-à-dire essentiellement individuelle, rendant plus difficile son rattachement à une appartenance collective. Une pratique comme celle-là, initiatrice du placement, inscrit donc dans une particularité, une spécificité individuelle: je ne suis pas comme les autres, à cause de ma maladie, mon histoire.
Le slogan proposé par Olivenstein qui voit la toxicomanie comme la rencontre d’une personne, d’un produit et d’un contexte met aussi l’accent sur l’unicité de chaque situation. Les institutions sont des lieux d’accueil de personnes uniques, exclues parce que différentes. Je postule que beaucoup d’institutions s’inscrivent dans ce discours.
Ainsi donc, à l’individualisme dominant, les institutions répondent en acceptant, même si c’est sous la contrainte de l’obtention d’un financement, une individualisation des situations et des parcours de chaque résident. Mais plus que cela, cette vision s’inscrit dans une des croyances dominantes de l’éducation spécialisée et de sa dominante psychopédagogique.
L’immédiateté est aussi une caractéristique dominante de nos modes de vie. «Tout et tout de suite» en est l’impératif. Les transactions boursières, sources des richesses les plus mobiles, ne se font même plus sur du réel mais sur du virtuel. Internet met chacun à portée immédiate de tout correspondant dans le monde. Les médias traquent le sensationnel quotidien. Aucun sujet ne tient le devant de la scène médiatique plus de quelques jours, éventuellement semaines. L’horreur d’hier ne pourra être oubliée que grâce à celle d’aujourd’hui. En même temps, l’avenir est imprévisible: que dire de ce qui sera actuel dans cinq ans? Qui oserait s’y lancer? Mais les formations s’allongent, l’entrée dans la vie dite active est repoussée. Il est normal de ne pas trouver de premier emploi stable, il est normal de ne trouver une relative stabilité affective et financière qu’après 25, voire 30 ans. Le niveau de vie aisé que nous connaissons rend possible la satisfaction de la plupart de nos désirs.
Les institutions sont-elles aussi prises dans cette logique de l’immédiateté? C’est autour de la notion d’urgence que je voudrais réfléchir. L’urgence est dans le médico-social la mise en scène de la nécessité de l’immédiateté. Les équipes de travail sont souvent composées de professionnels du social et de professionnels du médical. Le sens de l’urgence dans ces deux professions n’est pas le même: l’urgence médicale doit se traiter en termes de minutes ou d’heures alors que l’urgence sociale peut souvent se régler en jours ou en semaine. J’ai l’impression que, progressivement, c’est le rythme médical de l’urgence qui prend le dessus dans l’organisation quotidienne du travail institutionnel. Les personnes dépendantes des drogues illégales alimentent sans doute cette vision des risques médicaux réels où l’urgence peut se jouer en termes de minutes. Cela ressort à nouveau de la primauté du médical sur le social.
En dehors des situations d’urgence, les institutions ont aussi pris acte de ce que le temps des personnes toxicodépendantes se gère dans l’instant. Le futur n’a pas de place. Seul compte le souci de trouver son produit, de survivre jusqu’à demain, de trouver aujourd’hui de l’argent pour ne pas être en manque. L’avenir, dans le meilleur des cas, c’est demain matin.
C’est cette réalité de l’immédiateté qui est à la base de l’aide à la survie. Accueillir dans un centre à bas seuil ou dans la rue, c’est montrer maintenant, dans l’instant, que l’autre existe, qu’il a la possibilité et le droit d’être considéré comme un humain, que prendre soin de son corps vaut la peine au nom d’un hypothétique demain dont on ne parle pas. Gérer l’instant comme signe prophétique que demain existera. C’est tout.
Cette acceptation de la logique de l’instant, propre aux activités à bas seuil ou de rue, a peut-être aussi gagné les institutions. On sait que la rechute fait partie du processus évolutif de guérison. On gère aujourd’hui sans savoir de quoi demain sera fait. Ce n’est que plus tard que la projection dans l’avenir sera peut-être possible.
Ainsi, la logique de l’immédiateté de notre société se retrouve dans les pratiques des institutions et les pratiques des intervenants en toxicomanie alimentent aussi cette pseudo-pertinence de l’immédiateté. Le processus est alors fait d’une succession d’instants. On pourra parler de processus évolutif lorsque l’on aura géré une certaine quantité de moments juxtaposés que l’on essaie de relier pour leur donner un sens. Le temps ne se vit qu’au présent. L’histoire et l’avenir sont une reconstruction a posteriori.
Primauté de l’économique encore. Bien sûr, nous savons l’emprise des pouvoirs économiques sur nos conditions de vie. La recherche du profit dicte les priorités. La croissance est un impératif absolu. Les restructurations se moquent de ce qu’il advient des personnes éjectées. Le profit justifie tous les sacrifices, y compris les sacrifices humains.
Le combat politique autour du rétablissement de l’équilibre budgétaire des collectivités publiques met en scène cette primauté de l’économique. Le rôle de l’État est en train de se redéfinir: à Genève, la diminution des impôts accentue le phénomène du «chacun pour soi et l’État pour personne». La précarisation des personnes fait partie du prix à payer. La notion de citoyenneté fait son apparition timidement en Suisse, alors qu’elle est omniprésente en France. Et on se met à parler de citoyenneté dans la mesure où l’exclusion devient insupportable. La Suisse semble suivre le même mouvement que nos voisins français, avec quelques années de retard.
Il n’est plus besoin de dire à quel point la primauté de l’économique est absolue pour les personnes toxicodépendantes. Trouver quotidiennement leur produit les met en situation de chercher instant après instant la possibilité d’acheter la quantité de produits nécessaire à leur survie, que ce soit par le trafic, la délinquance, la manche voire le petit job momentané.
L’OFSP n’échappe pas à ces contraintes de l’économique. La Confédération, comme les cantons, lutte pour amortir ses dettes et équilibrer ses budgets. Pourtant, on ne peut pas dire que le budget consacré aux questions liées aux dépendances soit en diminution, au contraire. Nous le savons, la politique des quatre piliers a le grand mérite de poser un cadre clair qui soutient une vision globale du problème. À l’intérieur de ce cadre, des innovations sont possibles, des essais sont réalisés, une dynamique est instaurée. Certes, on peut dire que la politique de l’OFSP est dictée par des impératifs économiques, mais qui ne sont pas que contraignants.
Pourtant, la précarité a aussi sa place… Ainsi des fonds sont prévus pour soutenir les innovations dans leur phase de démarrage. Mais, d’une part, les conditions salariales admises ne sont pas toujours correspondantes aux pratiques comparables dans ce domaine et, d’autre part, la survie au-delà de la période de démarrage reste précaire.
Cette attention aux contraintes économiques, justifiée, a produit la création de critères de vérification pour les fonds investis, dont l’exigence des certificats médicaux.
De plus, de nouvelles exigences apparaissent comme par exemple celle des certificats de qualité. Les institutions qui veulent continuer à toucher des subsides devront faire valoir leur certification, qu’elle soit ISO ou TQM ou autre. Il s’agit non seulement maintenant de faire plus pour moins cher mais il faut encore faire mieux. La question se pose de savoir si les exigences de transparence et d’efficacité, qui sont posées sous prétexte de pressions de l’économique, sont une contrainte insupportable ou une opportunité que les institutions peuvent saisir pour réorienter leur action.
Ainsi donc, les institutions sont prises dans cette logique de la primauté de l’économique. La question n’est plus d’abord que faudrait-il faire? Mais combien cela va-t-il coûter? La réflexion pédagogique semble devoir passer aujourd’hui par l’appellation de projet pilote pour recevoir des subventions de soutien à l’innovation.
Je postule donc qu’individualisme, immédiateté et primauté de l’économique sont des attributs aussi bien de notre société que des institutions résidentielles pour personnes toxicodépendantes. Les institutions sont surdéterminées par l’ensemble social dans lequel elles s’inscrivent. Mais je ne vois pas cette inclusion comme passive. Les institutions sont coactrices de la mise en scène de ces caractéristiques du jeu social, parfois malgré elles, parfois par choix. Ces trois impératifs sociaux sont alimentés, autogénérés par la circularité entre société et institutions. Une institution qui se sortirait de ce jeu-là mettrait en danger sa survie, même si, dans un premier temps, elle pouvait être soutenue comme expérience pilote…
Mais nous le savons aussi, la société n’est pas un bloc monolithique. Elle génère aussi d’autres discours, elle a ses contestataires et ses prophètes. L’individualisme ne peut avoir autant d’audience que parce que d’autres le condamnent, l’immédiateté n’est possible que si quelques ténors pensent le long terme, et la primauté de l’économique tient grâce aux exceptions qui confirment la règle.
La contestation alimente toujours le mouvement dominant. La société est un ensemble complexe, non réductible à un seul de ses éléments, non sujette à une logique sommative. L’interaction entre le mouvement dominant et ses opposants est toujours susceptible de dégager des espaces imprévus, d’autoriser des essais, de tolérer ou magnifier des expériences qui peuvent modifier les règles dominantes ou au contraire les renforcer.
Les institutions, elles non plus ne sont pas des blocs monolithiques. Elles aussi sont prises en tenaille entre des impératifs contradictoires, des mythes concurrentiels, des forces antagonistes. Comme pour la société, ces tiraillements sont multiples et multiformes. Je me propose d’en tracer rapidement deux pour conclure cet article.
Je prétends que les professionnels qui travaillent dans le domaine des dépendances sont pris en tension entre des visions du monde dont chacune a une pertinence, et qui les font osciller dans des actes et des attitudes parfois contradictoires. Je présenterai deux de ces modèles que j’ai appelés le guide et le compagnon.
Le modèle du guide est un classique de l’éducation spécialisée. Il est particulièrement adapté à une population toxicodépendante. En effet, le professionnel est confronté à des personnes déboussolées, sous emprise, incapables de choix et de discernement, de projection dans l’avenir.
Le guide a connaissance des processus qu’engendrent les produits et du cheminement nécessaire pour s’en libérer. C’est un expert. Cette expertise peut lui venir de sa formation ou du fait qu’il a lui-même effectué ce cheminement. Dans tous les cas, c’est un ancien, porteur d’une expérience validée. On peut dire que le guide offre un cadre clair, qui propose un modèle de normalité. Il sait ce qui est bien ou, en tout cas, il sait ce qui fait du mal.
Dans le processus qu’il propose, il est le garant des contenus, des comportements qu’il faut privilégier ou apprendre. Le guide est patient, compréhensif, il peut accepter la rechute car il sait que cela fait partie du long cheminement vers la libération du produit. La solution passe inévitablement par le sevrage et l’abstinence.
Lui-même comme guide est extérieur au problème. Ce n’est pas lui qui est dépendant (même s’il l’a été). Il est là pour comprendre le problème de l’autre et le guider pour le dépasser. Lorsque la personne guidée ne suit plus, se révolte contre son guide, celui-ci comprend cela comme une résistance à la perspective de changer de vie, d’entrer dans un monde nouveau, sans produit. Ce n’est pas lui qui est en cause mais il est une surface de projection pour le guider. Les processus de libération sont essentiellement individuels.
Le modèle du compagnon est aussi un classique de l’éducation spécialisée. Il s’appuie essentiellement sur l’entraide réciproque. La ressource principale se trouve dans la rencontre, la solidarité et l’entraide que peuvent se donner mutuellement des personnes confrontées à des difficultés semblables. Les groupes de pairs sont plus moteurs que tout autre chose. Le professionnel n’est pas un expert des difficultés rencontrées, mais il est compétent pour favoriser l’entraide, l’expression, la rencontre. Sa responsabilité, c’est d’offrir un cadre qui permette aux personnes d’accéder à leurs ressources. Il est garant d’un processus mais ne détient pas les solutions. Une de ses compétences dominantes, c’est d’aider à construire avec les usagers ce qui fait problème, ce à quoi il faut faire face ensemble. Les solutions seront trouvées par les membres du groupe. Les rechutes, les pannes dans l’avance du travail sont liées au fait que la manière avec laquelle l’intervenant a co-construit le problème n’est pas aidante. Il faut alors aider à recadrer, à réinventer un nouveau sens. L’intervenant fait partie du processus de définition du problème.
Certes, il y a encore d’autres figures de professionnel qui ont été décrites par divers auteurs. Mon idée n’est pas d’être exhaustif ni de proposer une typologie qui serait censée faire foi en ce domaine. Je ne propose pas de choisir entre un modèle ou un autre. Je suis convaincu qu’une certaine cohérence est nécessaire et qu’elle offre une plus grande possibilité de se repérer, autant pour le professionnel que pour l’usager. Mais à mes yeux, il n’y a pas un bon modèle qui s’opposerait à de mauvais modèles. Mon hypothèse serait plutôt que chaque intervenant, selon les moments et les circonstances, est tenté de passer d’un modèle à un autre. Tout comme les tensions et options divergentes façonnent l’évolution de la société, les nôtres forgent l’évolution de nos institutions. C’est à cette image également que sont ballottés les résidents de nos institutions.
Ces tensions peuvent apparaître comme des contradictions, elles le sont parfois. Selon la formule de Morin, ces tensions sont à la fois complémentaires et contradictoires. Elles peuvent nous inscrire, de même que les résidents, dans des situations de double contrainte. Nous avons appris par les travaux de Bateson que les situations de doubles contraintes peuvent devenir très pathogènes. Mais, nous avons aussi appris qu’elles le deviennent lorsqu’il y a impossibilité de fuir ou d’émettre des commentaires sur ces injonctions, comportements et contraintes contradictoires.
Je propose donc que la tension entre ces modèles dans lesquels sont pris les travailleurs sociaux des institutions résidentielles, les résidents de ces institutions et les institutions elles-mêmes, fasse l’objet de commentaires. Mettre des mots sur ces tensions, c’est les rendre repérables, c’est commencer à ouvrir des choix, à construire de la complexité, donc à donner vie. Et plus nous parviendrons à mettre en mots cette tension, avec les résidents et avec les financeurs, moins ces tensions risqueront de provoquer des clivages irrémédiables. C’est aussi dans cette tension entre deux modèles, ou plus, que nous devons négocier les budgets. S’inscrire dans une ligne unique ne ferait que courir le risque d’alimenter de nouvelles dépendances, de nouveaux asservissements.
Individualisme, immédiateté et primauté de l’économique, mais aussi solidarité et entraide, insertion dans une histoire passée et à venir, et primauté pour des choix de sens, de beauté et de chaleur. Nous ne sommes pas dans une situation qui nous permet de choisir ou un pôle ou l’autre, mais en tension entre des exigences complémentaires et contradictoires, dans nos institutions résidentielles comme dans notre insertion sociale.