février 1997
Pierre-Yves Aubert (EPIC) Genève
La diabolisation du produit constante dans la représentation dominante sur les drogues. Il est en effet plus simple de penser que le produit est à lui seul responsable des éventuelles conséquences négatives de sa consommation. Or, nous le savons, les effets des psychotropes sont intimement liés à la personne qui les consomme et au contexte dans lequel la consommation se déroule. Ceci limite considérablement la possibilité de donner une information objective sur le produit et ses effets. Plus grave, cette représentation du produit tout puissant évacue les capacités de choix de la personne qui constituent pourtant l’axe prioritaire de la prévention.
De surcroît, le marché illégal s’exerçant par définition en dehors de toute réglementation, le consommateur ne bénéficie d’aucune garantie quant à la composition et la qualité du produit. Pour l’ecstasy en particulier, il semble qu’une volonté se dessine de mettre sur pied des systèmes d’analyse des produits. Mais dans une logique de réduction des risques, ne serait-il pas temps de procéder à une analyse systématique de toutes les drogues illégales (par le biais des saisies, par exemple) et surtout d’en publier les résultats?
Les premiers articles de presse consacrés à ce sujet présentaient bien sûr l’ecstasy comme le nouveau fléau. Le lecteur pouvait ainsi facilement se représenter les soirées techno comme des grandes braderies où les jeunes ne pouvaient échapper aux sollicitations des revendeurs. Un des principaux arguments utilisés : il est tout simplement impossible de danser une nuit entière sans support chimique. Et pourtant, la récente enquête de l’ISPA montre que seuls 20 % des personnes fréquentant ces soirées disent consommer de l’ecstasy et que la majorité d’entre elles se disent amateurs de psychotropes (principalement le cannabis). Malheureusement, il sera toujours plus «porteur» de parler de cette minorité que des 80% qui s’éclatent à l’adrénaline et aux endomorphines.
Bien sûr, les médias ne sont pas seuls à avoir un intérêt pour le sensationnalisme. Mais si je me permets d’accrocher la presse une fois de plus, c’est qu’elle constitue le creuset où se forgent les représentations collectives, où se façonne le mythe de la drogue. Un titre réducteur, une manchette simpliste auront toujours beaucoup plus de poids que la prise en compte de la complexité inhérente à tout comportement ou toute activité humaine.
La mythologisation de la drogue, illustrée par la diabolisation du produit, a pour principal effet d’oblitérer la multiplicité des usages. Celui qui consomme un produit désigné comme drogue est un drogué, avec le cortège de représentations caricaturales que représente cette affirmation. Cela permet en outre de justifier la distinction politique entre drogues légales et illégales. Pourtant, quel que soit le statut du produit, nous savons que les usages sont multiples et que les risques de dérapages vers des usages problématiques sont plus importants en l’absence de normes culturelles intégrées.
Si l’on considère l’alcool, drogue qui engendre une dépendance physique importante mais culturellement intégrée, le contrôle social de l’usage (normes) limite considérablement le glissement vers l’alcoolisme et facilite les soins le cas échéant. Certes l’alcoolisme est préoccupant mais ne concerne qu’une petite minorité de consommateurs. Dans d’autres cultures, les usages d’opiacés ou de cannabis ne sont pas vécus comme a priori problématiques, c’est par contre l’alcool qui pose le plus de problèmes. En Occident malheureusement, l’hystérie néo-moraliste qui entoure les drogues illégales et leur désignation comme bouc émissaire, rejette les consommateurs dans la clandestinité et les rend inaccessibles aux messages de prévention.
Or précisément, l’ecstasy est un exemple d’usage circonstanciel en ce sens qu’il est principalement consommé dans un cadre donné et à des fins explicites. Beaucoup de jeunes nous en parlent dans ces termes, la consommation hors des soirées de danse ne présente aucun intérêt, aucun sens. Dans le cadre de la prévention, n’est-ce pas justement cette question du sens qu’il nous faut poser?
Comme pour le cannabis, nous voyons apparaître avec l’ecstasy des normes culturelles d’usage en opposition à d’autres normes culturelles. Dès lors que la prévention s’adresse à des consommateurs, qui existent et existeront que nous le voulions ou non, notre responsabilité est de promouvoir l’interrogation sur le sens du recours aux produits psychotropes et par là même un usage contrôlé.
C’est en s’illusionnant sur une jeunesse sans drogue que l’on prépare les alcooliques et les toxicomanes de demain.