février 1997
Jean-Dominique Michel
Les psychotropes ont leurs propres histoires. Selon le temps et le lieu, leurs consommations sont tantôt légales tantôt illégales. Personnifiés par le langage courant, ils sont l’objet d’engouements éphémères, ils connaissent des heures de gloire, des revers de fortune, des glissements dans la désaffection et l’oubli. Ces fluctuations, pourtant, ne sont jamais gratuites. En tant qu’ amplificateurs de conscience, les psychotropes et leurs usages sont l’objet de multiples enjeux.
Ils existent en tant que faits sociaux. Ils sont à la fois objets économiques et objets de discours, supports de projections symboliques et affectives, véhicules utilitaires de trajectoires individuelles normées ou au contraire marginalisantes. Ils sont investis de valorisations particulières qui s’enracinent dans leurs caractéristiques, réelles ou fantasmées, et reflètent le système de sens de la culture qui les produit. En tout état de cause, la place qu’une substance occupe dans l’imaginaire collectif est forcément signifiante, au même titre que ses multiples statuts, qu’ils soient médicaux, juridiques, ou sociopolitiques.
Ethnographiquement, l’usage de psychotropes au sein d’un groupe humain remplit plusieurs fonctions. Le plus archaïque, et le plus fondamental des modes d’usage est d’ordre rituel: par leur faculté de modifier l’activité des circuits neurologiques, les substances psychoactives permettent de faire pénétrer l’expérimentateur dans un «monde-autre »1. Dans les sociétés traditionnelles, il s’agit du monde suprasensible, illustré par la mythologie et les croyances collectives sacrées. Le recours à la substance se fait alors dans un cadre précis, déterminé par un moment du cycle cosmoagraire. Dans les sociétés complexes, désacralisées, la substance n’est, le plus souvent qu’un auxiliaire de fuite, de repli sur soi sans transcendance hors des pesanteurs du système de croyances dominant.
Le second type de fonction est d’ordre convivial. Chaque culture, en vertu de sa sensibilité et des disponibilités du milieu, institue des pratiques collectives de consommation de ce1tains psychotropes. À l’évidence, la qualité des substances utilisées est en résonance avec les valeurs du groupe. La Suisse serait-elle une nation de fumeurs de cannabis où l’alcool serait prohibé, les caractéristiques de sa culture différeraient de ce qu’elles sont aujourd’hui. L’usage convivial conduit dans les faits à un codage collectif du système nerveux qui instaure une pratique partagée des sens, soit, au sens étymologique du terme, un authentique consensus !
À ce titre, il convient de relever que les psychotropes, quels qu’ils soient, ne font qu’activer certaines fonctions neurologiques: l’alcool désinhibe les pulsions d’agressivité et d’affectivité du système limbique et du paléocortex; les opiacés donnent accès à l’ enstase de la parasympathéticotonie; les stimulants réveillent les capacités de manipulation symbolique et mentale du néocortex, tandis que le cannabis accentue les accès à la conscience de la somesthésie 2.
La troisième fonction est connexe à la précédente. L’usage de certains psychotropes opère en tant que marqueur social, c’est-à-dire qu’il singularise l’utilisateur en référence à une sous-culture typifiée par les produits qu’elle utilise. Dans les sociétés complexes, comme la nôtre, de multiples psychotropes coexistent et sont utilisés sélectivement par différents sous-groupes .
L’irruption sur le devant de la scène d’une substance nouvelle est toujours révélatrice. Le psychotrope a à se faire une niche dans les pratiques et les mentalités. Ce faisant, il dessine des lignes de force dans le système complexe des interactions socioculturelles. Le cas de l’ ecstasy n’échappe pas à la règle.
Le MDMA est né à l’orée de la Première Guerre mondiale. Il fait partie d’une famille de substances dites amphétamines psychotomimétiques, qui présentent des effets à la fois stimulants et psychédéliques. Si on lui reconnaît des liens de parenté chimique avec la mescaline, dont il manifeste certains effets, il s’agit toutefois d’un produit strictement synthétique. Il a fait l’objet de recherches intensives en qualité d’adjuvant, ou plus exactement de facilitateur dans le cadre de psychothérapies dans la première moitié des années quatre-vingt. Cet usage particulier lui a valu une bonne part de sa réputation. De l’avis des chercheurs qui l’utilisaient, il présentait des caractéristiques intéressantes d’un point de vue pratique, préfigurant une sorte de «pilule du bonheur» que le Prozac incarna par la suite. Ses effets principaux étaient décrits comme celui d’un euphorisant doux plongeant l’expérimentateur dans un état de bien-être et un sentiment d’amour communicatif. Les pulsions agressives étaient neutralisées au profit de sensations délicieuses et érotisées. La personne manifestait une profonde envie de communier et de partager 3.
Les expérimentations autour de son usage furent brusquement interrompues: en juillet 1985, la Drug Enforcement Agency (USA) inscrivit d’urgence l’ecstasy sur le tableau des substances totalement prohibées, « sans valeur médicale et à potentiel d’abus élevé». Le 11 février suivant, l’ONU emboîtait le pas. La Suisse fit de même le 22 avril 1986, par une modification de l’ordonnance sur les stupéfiants. Que s’était-il passé?
D’après une publication du Département de la justice du Canton de Bâle-Ville, les raisons de l’interdiction étaient les suivantes: l’ ecstasy avait des propriétés neurotoxiques; on manquait de données cliniques sur son utilisation; il y avait absence d’une autorisation des autorités compétentes en matière de santé pour le commerce et l’utilisation chez l’homme; le produit provenait de la modification de l’analogie structurelle des dérivés d’amphétamines déjà légalement contrôlées; enfin, le MDMA était fabriqué clandestinement et vendu sur la scène de la drogue.4
L’argumentaire est amusant. Des cinq raisons invoquées, deux relèvent de la tautologie juridique (la substance est interdite parce qu’elle n’est pas autorisée…). Une autre invoque des effets neurotoxiques alors que, toujours selon la même publication, «jusqu’ici, la preuve histologique d’une neurotoxicité pour l’homme n’a jamais été démontrée». Ailleurs, on se réfère à un manque de données. Pourtant, en toute logique, lorsqu’on manque de données, on cherche à en récolter plutôt qu’à en interdire la récolte. Enfin, la production et la vente du produit au marché noir est un curieux argument. À ce qu’on sache, jamais la prohibition d’une substance n’a fait autre chose qu’en encourager la production et la vente au marché noir…
Si l’argumentaire est absurde, l’interdiction, elle, aboutit. Ce coup d’arrêt fut, par un de ces paradoxes que la systémique apprécie, le coup d’envoi, pour l’ ecstasy, d’une prodigieuse carrière clandestine. Précédée par sa réputation, celle-ci se diffusa à l’intérieur de certaines sous-cultures. Dernière en date, la culture techno s’appropria son usage en vertu d’affinités que nous allons maintenant aborder.
Ces caractéristiques initiales de la substance méritent néanmoins un retour en guise de résumé: produit synthétique sans usage traditionnel, expérimenté en psychothérapie comme remède aux maux psychiques les plus aigus de notre époque, à savoir agressivité, manque de communication et mal-être. Voilà qui n’est déjà pas banal comme carte de visite. Puis, interdiction brutale sans que les comptes-rendus d’experts ayant testé favorablement la substance soient sérieusement invalidés.
De là, diffusion clandestine, en particulier dans le cadre d’une sous-culture dominante au niveau de la jeunesse. Cette sous-culture relève elle-même d’un curieux syncrétisme aux multiples paradoxes : ouvertement technologique, voire industrielle (sa musique de prédilection en est une bonne illustration), hypermoderne voire «décadentiste» (le déconstructivisme de son mode vestimentaire l’indique), elle se réfère en même temps à des valeurs de métissage ethnique qui renvoient à des substrats archaïques et tribaux.
De l’avis même de ses utilisateurs, la consommation d’ecstasy est indissociable des «rave-parties», défoulements festifs qui signent une résurgence de la transe dans les pratiques sociales. Au son hypnotique des rythmes et mélodies synthétiques (dont la cadence est calibrée en fonction du rythme cardiaque – 120 pulsations par minute), les ravers renouent avec des phénomènes de dépossession de l’individualité qui, structuralement, rappellent les pratiques traditionnelles de l’extase – étymologiquement « sortie hors du corps». Le moi individuel se fond dans le mouvement collectif, à mesure que s’efface le codage quotidien du système nerveux. Le raver, littéralement, «s’éclate» dans les saccades saltatoires de son corps partant à la rencontre fusionnelle du collectif.
Les pratiques de la transe et de l’extase figurent parmi les formes de spiritualité les plus fondamentales de l’espèce humaine 5. Elles permettent à ceux qui s’y adonnent de s’extraire de leur personnalité sociale pour partir à la rencontre de modalités de l’être affranchies des pesanteurs du quotidien. Le « corps énergie» libéré par la transe s’offre à être « chevauché» par les archétypes divins du corps social. En l’absence de toute référence collective à des pratiques extatiques du sacré, le mouvement psycho-organique, ici, s’arrête en deçà de ce seuil.
De l’avis des consommateurs – une nette minorité des participants, 20% d’après l’ISPA6-, l’ecstasy leur permet de lever toute inhibition et de se laisser totalement aller. Ils éprouvent des sensations accrues, ressentent un sentiment d’amour universel. La substance agit comme euphorisant, stimulant sexuel et relationnel.
Le cadre festif devient, à certains égards, un cadre rituel: espace de contre-investissement dionysien et orgiaque aux rigueurs moroses et oppressantes du profane quotidien, avec ses normes d’individualisme et de matérialisme forcenés, d’économisme désespéré et inhumain. À cet égard, la consommation d’ecstasy s’inscrit en plein dans ces résurgences du nocturne de l’image que scandent les éruptions de la contre-culture. Dans une société valorisant si peu le bien-être individuel et collectif, l’extase pulsatoire et la non-violence, il était naturel qu’une compensation symbolique antagoniste apparaisse.
Contrairement à leurs aînés psychédéliques, les ravers s’inscrivent cependant en plein dans la réalité de la société de consommation dans laquelle ils vivent. On chercherait en vain une contestation spirituelle, sociale ou même politique associée à la prise de produit. Le temps des illusions – fussent-elles psychotropes – semble bien révolu. La consommation d’ecstasy est une rupture encadrée, délimitée, faite le plus souvent de façon pragmatique et responsable. Les pamphlets d’information diffusés par les organisateurs de soirées techno sont des modèles du genre7.Ni dramatisants, ni banalisant, ils sont étonnamment pondérés et factuels. La consommation y est présentée comme une affaire individuelle, l’interdit légal rappelé pour la forme sans qu’y soit attribuée la moindre valeur symbolique ou morale. Les risques liés à l’ingestion de produits issus du marché noir sont clairement explicités.
Rave-parties, avec ou sans ecstasy, apparaissent bien plus comme des parenthèses dans la trame d’un réel jugé sans complaisance, mais sans révolte. L’apparition du «phénomène ecstasy» semble dénoter de la part des différents protagonistes (ravers mais aussi professionnels de la prévention et du traitement des dépendances) d’une forme de maturité à l’égard des consommations de psychotropes. Rares, il est vrai, sont les consommateurs compulsifs de MDMA. Pas plus qu’aucun autre produit, celui-ci n’a le pouvoir d’induire de toxicodépendance. Certains individus, préalablement engagés sur une trajectoire de dépendance, abuseront de la substance. La majorité des ravers n’y touchera même pas, certains essayeront pour voir, parce que la curiosité est naturelle à tout âge et plus particulièrement durant l’adolescence. Les risques principaux de l’expérimentation tiennent aux incertitudes de qualité liées au marché noir, et les ravers sont sensibles à cet argument.
En définitive, s’il y a un «phénomène ecstasy », c’est probablement dans cette ébauche de maturité collective qu’il convient de le chercher. Produit à peu près inoffensif, le MDMA est pourvu d’un joli surnom. Il aurait pu faire une carrière en psychothérapie, à des dosages adéquats. Dépourvu de potentiel d’usage convivial au quotidien – à l’inverse du cannabis -, il s’inscrira probablement à l’arrière-plan des psychotropes courants une fois son heure de gloire passée. L’extase collective et subversive n’est pas pour demain. La DEA n’avait vraiment pas besoin de s’inquiéter…