février 1997
Cédric Terzi (LIFAT, Fribourg)
L’animation des ateliers se déroule en classe, en l’absence des professeurs. Les élèves sont invités à découvrir que la communication, le développement de réseaux de solidarité et la réflexion individuelle à l’égard de nos choix constituent des ressources importantes dans notre société, que ce soit pour gérer toutes les expériences quotidiennes, comme pour traverser au mieux les situations difficiles.
Cette approche comporte cependant ses limites, en particulier dans les cas où des situations difficiles (individuelles ou collectives) sont mises en lumière. En effet, les animateurs travaillent alors à vif sur des situations parfois très tendues au niveau relationnel, communicationnel ou psychologique. Et la limite devient parfois ténue entre ces espaces ouverts de discussion en marge du système scolaire, les thérapies de groupe et le journalisme intimiste. Ce d’autant plus que les animateurs ne font la plupart du temps que passer dans les classes et que le travail de suivi ne peut être assumé que par les enseignants, lesquels ne sont, le plus souvent, pas pleinement partie prenante d’un processus de prévention laissé à l’initiative des seuls «spécialistes».
Cette année, la LIFAT et l’Association le CaMéLéON lancent un programme de prévention destiné en particulier aux élèves des Cycles d’Orientation du canton (ils ont de douze à quinze ans environ). Intitulé «T’as prévu?», ce programme maintient la dynamique des ateliers, mais en tant que complément utile à une représentation de théâtre-forum. Cette méthode d’animation développée dans les années soixante a connu un net regain d’intérêt auprès des intervenants sociaux en lien avec le développement des politiques sociales implicatives dont elle partage l’objectif principal de transformer les spectateurs (ou bénéficiaires) en acteurs.1
Pratiquement, les comédiens jouent une première fois un bref scénario présentant un processus d’échec et d’oppression. Ils représentent ensuite la pièce une seconde fois, et le public est invité à intervenir de manière à en modifier l’issue. La scène devient alors une sorte de laboratoire protégé, ouvert à l’essai et à l’erreur. Le débat s’engage ainsi par l’intermédiaire de la fiction et il permet de trouver des ébauches de solutions pour la vie quotidienne. En matière de prévention, cette méthode est évidemment très séduisante. Elle permet de confronter les spectateurs à la nécessité de devenir acteurs de leur propre existence, tout en tenant compte de l’importance des relations, et plus largement des structures sociales. Cependant, reste le problème du passage de la fiction à la réalité. Rien ne permet en effet d’affirmer que le spectateur – qui met en œuvre ses compétences en matière d’improvisation théâtrale pour modifier le cours d’un scénario de fiction – sera en mesure de transposer cet acquis dans son quotidien, qu’il ne se laissera pas engloutir par les difficultés d’une complémentarité l’existence et qu’il sera capable de prendre la distance nécessaire pour poser ses choix.
Confrontés à cette question méthodologique, nous avons pris l’option de laisser pleinement la responsabilité du développement du scénario à des acteurs compétents (la troupe de l’association du CaMéLéON) et de consacrer notre activité de spécialistes de la prévention à la recherche de solutions permettant de faire un lien entre fiction et réalité. C’est à ce niveau qu’interviennent les ateliers. Nous avons choisi d’en reprendre la forme, et d’en faire un espace de dialogue entre la fiction et la vie quotidienne sur la base d’une question: «cette pièce de théâtre vous a- t-elle fait penser à une situation que vous avez vécue?».
L’espace ainsi constitué offre l’occasion aux élèves de parler de leur vie quotidienne, mais en la raccrochant à une autre histoire (la fiction), de manière à l’entrevoir sous un jour nouveau, permettant éventuellement le développement de solutions originales. Cette pratique a le double avantage de permettre aux animateurs de s’appuyer sur le scénario fictionnel pour lancer des échanges consacrés à la vie quotidienne, et d’offrir aux participants un espace de jeu grâce auquel ils peuvent parler d’eux-mêmes par le détour de personnages de fiction, donc sans nécessairement se dévoiler. Ce dialogue restauré entre réalité et fiction (qui peut par certains aspects rappeler la fonction des mythes dans les sociétés traditionnelles) ouvre une brèche dans la négociation continue du sens des expériences. Plus prosaïquement, il est l’occasion d’identifier les ressources à disposition des élèves, à la fois dans le milieu scolaire et dans leur environnement plus large.
L’intérêt de cette réflexion méthodologique particulière peut être étendu de manière fructueuse à l’ensemble du travail préventif. En effet, ses spécialistes déploient des trésors d’imagination s’agissant d’élaborer de nouveaux supports. Dans ce cadre, les institutions chargées de prévention portent une attention toute particulière à la qualité des messages qu’ils véhiculent, de manière à toucher le bon public avec les mots ou les comportements les plus adéquats. Récemment, les supports se sont nettement diversifiés, passant de la seule information sur des produits à la prise en compte des bénéficiaires – reconnus en tant qu’acteurs des politiques préventives – et de leur environnement socioculturel. Cependant, ces actions techniquement rigoureuses sont confrontées à la difficulté du passage de l’idée à sa concrétisation, du concept finement rédigé à la réalité quotidienne, de la technologie au «monde vécu social». Ainsi, toutes les informations sur les produits, même les mieux rédigées, peinent à modifier le comportement effectif de leurs récepteurs. De même, les interventions communautaires et implicatives les plus fines sur le plan méthodologique ne mobilisent que difficilement les acteurs les plus démunis (financièrement, socialement ou culturellement), auxquels elles sont pourtant destinées. Les meilleures volontés s’essoufflent face à ces embûches, ou inversement (mais ce ne sont là que les deux faces de la même médaille) les intervenants fuient dans la production sans fin de nouveaux supports préventifs, tous plus habilement élaborés les uns que les autres. C’est ici que l’expérience du programme «T’as prévu?» nous paraît ouvrir un certain nombre de pistes dans ces réflexions générales.
Les spécialistes de la prévention sont pris entre deux impératifs qui composent une forme de double contrainte. D’une part, leur fonction sociale leur impose de produire des interventions spécialisées dans la promotion de comportements définis comme sains, par le biais d’interventions spécifiques, caractérisées par l’univocité des attitudes qu’elles entendent favoriser. Cependant, il s’avère que les travaux évaluatifs peinent à démontrer l’efficacité de la prévention sur ce terrain: il n’est en effet pas possible d’affirmer que ces interventions produisent mécaniquement les effets escomptés en termes de comportement, et ce quelle que soit la qualité de leur élaboration. 2
Pour échapper aux doubles contraintes tissées par ces injonctions paradoxales, il peut être utile de faire un détour pour reformuler la problématique en termes de théorie de la communication sociale. Ses avancées récentes ont permis de mettre en évidence les limites des modélisations fonctionnalistes de la communication. Schématiquement, ces dernières la définissent comme le simple transport d’un message entre un émetteur et un récepteur. 3 Sans entrer dans trop de détails techniques, retenons que les perspectives récentes complexifient les modèles de production du sens des énoncés, par la prise en compte des processus qui se jouent entre un destinateur, un destinataire et les traces de leurs positions respectives contenues – en plus du seul message – dans tout énoncé.4 Ce type d’analyse de la communication permet donc de mettre en évidence le fait que la production du sens d’un énoncé dépend d’un travail déployé autant en réception qu’en émission.
Ce rapide détour par les sciences de la communication permet de reformuler la question de la place du travail préventif, en tenant compte du fait que son efficacité ne peut en aucun cas être garantie par sa seule capacité à produire et à diffuser des actions au contenu univoque. Les spécialistes de la prévention devraient donc situer leurs activités en aval de la diffusion des messages (des campagnes publicitaires, ou des programmes de prévention plus élaborés), et développer leur intervention au niveau de leur réception. En d’autres termes, ces réflexions mènent à redéfinir le travail de prévention comme un espace de négociation du sens entre des technologies institutionnelles d’émission et des pratiques quotidiennes de réception qui ne sont pas nécessairement en continuité.
Cette manière d’entrevoir le repositionnement du travail préventif pose d’évidents problèmes éthiques. En effet, cette orientation pourrait être comprise comme l’occasion d’accentuer les procédures de contrôle – dans le domaine privé – des pratiques, de la réception et de l’interprétation des messages, dans le seul but de les rendre conformes à ce qui était prévu en émission.
Pour éviter de telles dérives, il s’agit de définir une position qui s’inscrive dans l’espace créé par la nécessaire discontinuité entre les significations produites en émission et en réception. Située dans ce lieu de négociation du sens, l’activité préventive peut être redéfinie, non plus comme productrice de messages dits «de promotion de la santé», mais comme une activité d’objectivation des principes de production de leur signification (en émission comme en réception). Pratiquement, ceci revient à dire qu’il ne s’agit pas d’imposer aux acteurs sociaux une conception technocratiquement prédéfinie comme étant légitime,5 mais de fonder l’intervention sur la reconnaissance de la nécessaire non-adéquation mécanique des pratiques de réception à la signification produite en émission.6 Dès lors, la prévention consiste non pas à imposer aux acteurs sociaux une vision saine d’eux-mêmes et du monde, mais à leur offrir les moyens d’objectiver les principes sur lesquels repose leur propre perspective (donc leur identité), quelle qu’elle soit. En d’autres termes, il s’agit de leur permettre de prendre distance par rapport à eux-mêmes, de manière à ce qu’ils puissent prendre conscience des principes de leurs propres choix. Cette logique de subjectivation peut alors se situer au principe d’une constitution identitaire qui permet d’articuler des logiques stratégiques et intégratives dans un monde en recomposition.7
Le développement d’un tel travail préventif aurait évidemment pour conséquence l’application des mêmes principes de prise de distance et de mise en évidence des principes de choix chez les personnes chargées de produire des messages de promotion de la santé (dans le domaine de la toxicomanie, on peut penser notamment aux injonctions des systèmes répressif et thérapeutique), mais également à l’égard des pratiques des spécialistes de la prévention eux-mêmes. Ainsi appréhendée, la prévention n’occupe pas une position complémentaire aux côtés de la thérapie, de l’aide à la survie ou de la répression, mais elle se positionne en aval, dans un espace médian entre la production de discours socialement (et souvent technologiquement) construits, et l’irréductibilité de toutes les pratiques quotidiennes qui les reçoivent, et les interprètent à des fins pratiques. Dans ces conditions, le travail préventif peut être repensé comme un lieu essentiel de création d’un espace perspectif, lequel peut jouer un rôle central dans la nécessaire recomposition du sens social des pratiques (politiques, technologiques ou quotidiennes) déployées dans le champ des toxicomanies.